Le consensus sur l'euro est-il durablement attaqué ? <!-- --> | Atlantico.fr
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"L’euro a moins d’une chance sur deux de survivre", a déclaré Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux Echos.
"L’euro a moins d’une chance sur deux de survivre", a déclaré Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux Echos.
©Reuters

Le point de non retour ?

La réunion mensuelle de la BCE devrait aboutir, selon les commentateurs, à des déclarations fortes de Mario Draghi sur la politique monétaire alors que le Vieux Continent se rapproche de la déflation et persiste dans une croissance atone... Un fait qui laisse penser que l'orthodoxie prônée jusqu'ici par Francfort pourrait bientôt connaître une inflexion.

Atlantico : Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux Echos, déclarait récemment : "Il est des messages que l’on ne délivre pas avec joie : l’euro a moins d’une chance sur deux de survivre". Une phrase qui illustre la position de plus en plus délicate de la monnaie unique alors que la sortie de crise ne se fait toujours pas voir. Que penser d'une telle évolution des observateurs sur le sujet ?

Philippe Simonnot : Il est paradoxal que l’on s’inquiète pour l’euro à l’heure même où les pays les plus fragiles retrouvent le chemin des marchés financiers à des taux moins usuraires au grand soulagement de leurs créanciers. Serait-ce le calme avant de nouvelles tempêtes ? En fait, si tempête il y a, elle surviendra d’abord au niveau politique lors des élections européennes, ou sans doute avant en France, lors des municipales. Le chômage continuant de grandir en France en dépit des engagements présidentiels, l’euro pourrait servir de bouc émissaire à gauche comme à droite, et pas seulement aux extrêmes de l’échiquier politique. C’est pourquoi  les princes qui nous gouvernent et les économistes qui sont à leur service prennent peur. Et ils ont raison d’avoir peur. Ils feraient mieux de se demander pourquoi le "pacte de responsabilité" est  voué à l’échec – tout simplement parce que le principe de ce pacte est contraire aux lois les plus élémentaires du dynamisme économique. Il y a quelque chose de pourri au royaume de M. Hollande. C’est le sens du dernier avertissement de la Commission de Bruxelles qui vient de mettre la France sous "surveillance renforcée" après avoir épinglé son manque de compétitivité et le niveau élevé de sa dette publique.
Mathieu Mucherie : Il y a deux soucis : le régime monétaire, et la politique monétaire menée par la BCE à l’intérieur de ce régime de changes fixes. Sur le premier point, le débat est inutile. Les preuves théoriques et empiriques en faveur des changes flexibles se comptent par centaines ; regardez par exemple les trajectoires de croissance de la Suède et de la Finlande depuis 2008. Mais tout ceci n’a pas la moindre importance car la fixité des changes est un choix politique, décidée à 51% des voix du coté de 1992. Si on veut casser ce régime monétaire, il faudra accepter d’en payer le prix, par exemple du tangage sur les taux dans la période de transition, et quelques élites qui sauteront, comme chez Pareto et comme chez Lampedusa : ce sera assez violent pour ceux qui n’auront pas à temps mis de l’eau dans leur vin. Ensuite, il y a la politique monétaire, et là c’est moins binaire : on pourrait en théorie changer de cap sans trop de heurts. Rien dans le Traité n’interdit des achats massifs sur le marché secondaire, ou des taux courts négatifs, ou d’autres voies de dévaluation (après des années de surévaluation). Sauf que les allemands (Francfort + Berlin + Karlsruhe) ne plient pas et maintiennent leur hégémon monétaire en zone euro sans en payer le prix (déficit commercial + prêteur en dernier ressort, comme les anglais au 19e siècle dans l’étalon sterling et comme les américain à la fin du 20e dans l’étalon dollar). Les allemands ont un droit de veto implicite et permanent sur la conduite des opérations monétaires, et cela à travers la philosophie de l’indépendance du banquier central. Citons un auteur stimulant, parmi les très rares en langue française à s’en être émus avant que l’euro n’arrive, Philippe Simonnot : 

« La Banque d’Angleterre, qui servit de modèle à la plupart des Banques centrales, a été conçue pour procurer "certaines récompenses et avantages… aux personnes qui voudront bien prêter de leur plein gré la somme d’un million cinq cent mille livres afin de poursuivre la guerre contre la France ". Il n’était pas question de régulation monétaire. On ne savait même pas ce que c’était. Le concept même de politique monétaire n’existait tout simplement pas. Hayek raconte quelque part qu’il a entendu parler pour la première fois de politique monétaire en 1926 aux Etats-Unis. (…) C’est tout de même inouï : l’Etat accorde un privilège à une institution en échange de certains services et de certains contrôles et, au bout d’un certain temps, l’institution en question conserve son privilège sans contrepartie. Logiquement, l’indépendance de la Banque de France aurait dû s’accompagner de la suppression de ses privilèges. Mais apparemment, ce bon sens échappe au commun des mortels ». 

Les autres observateurs commencent progressivement à comprendre depuis peu l’incongruité d’une accumulation de privilèges monétaires, budgétaires et structurels vers des hommes non élus, peu transparents (to say the less), et pas toujours compétents (combien de spécialistes de politique monétaire parmi les 23 membres du comité de politique monétaire de la BCE ? deux ou trois). Mais le chemin est long avant qu’on ne fasse comme l’Amérique de Roosevelt, le Japon de Abe et la France de De Gaulle : une domestification du banquier central, traité comme un agent du Trésor, pour une claire imputation des responsabilités. Les commentateurs mettront encore un peu de temps à complètement retourner leur veste, ils attendent le "triple dip" européen vers 2015, ou une crise sociale plus forte.   

Quels sont les premiers militants d'une nouvelle vision de l'euro ? Quels états-membres sont prêt à adopter une vision moins orthodoxe de notre politique monétaire ?

Philippe Simonnot : Nos concitoyens, qui ont la mémoire courte, seront peut-être surpris d’apprendre que c’est la France qui a été pionnière dans le lancement de l’euro – et qui est plus est, la France de Mitterrand, qui voulait arrimer l’Allemagne  à l’Europe au moment de sa réunification. En réponse, l’Allemagne a imposé un euro au moins aussi fort que le deutschemark – et c’est ce qu’elle a obtenu avec des statuts pour la Banque Centrale Européenne calquée sur ceux de la Bundesbank (la Banque centrale allemande). Aujourd'hui, les pionniers d’un nouvel euro se situent dans les pays qui en souffrent le plus, c'est-à-dire les pays du sud de l’Europe. Mais ils n’ont pas voix au chapitre.
Mathieu Mucherie : Aucun Etat membre ne milite en ce sens. Mais, en OFF, demandez à un dirigeant italien ce qu’il pense de la promesse faite dans les années 90 (une renonciation aux dévaluations tous les 3 ou 5 ans face au Mark en échange de taux d’intérêt « allemands »)…

La plupart des économistes avaient entretenu jusqu'ici un consensus assez large sur la monnaie unique, l'idée étant de prévenir coûte que coûte une inflation galopante en Europe. Peut-on dire que ces objectifs sont toujours d'actualité actuellement ?

Philippe Simonnot : S’il y a un consensus aujourd'hui chez les économistes de tous bords, c’est que nous sommes menacés d’un fléau pire que l’inflation, à savoir la déflation, présentée comme une calamité dont on ne pourrait sortir une fois tombée dedans. C’est ici que l’on vérifie que le keynésianisme n’est toujours pas mort, spécialement dans notre pays. La déflation a pourtant bien des vertus dont la première est d’accroitre le pouvoir d’achat de la monnaie, et donc de tout consommateur, la revalorisation de l’épargne, l’accélération de la mise à l’encan des outillages obsolètes, l’assainissement de l’économie et de la finance. La déflation est d’autant plus souhaitable qu’elle fait suite à des décennies d’inflation. Oui, vive la déflation !
Mathieu Mucherie : Consensus ? Chez les intellectuels organiques de Francfort, oui. Chez les économistes, non. Des gens de chapelles théoriques fort différentes (Paul Krugman, Milton Friedman, Martin Feldstein…) ont eu des mots assez durs contre l’euro, dès le départ, et avec de puissants arguments, rarement démentis en théorie comme dans les faits. 

Objectifs ? l’euro devait contenir l’inflation (c’est fait à peu près partout dans le monde civilisé depuis 1983, soit 16 ans AVANT l’introduction de l’euro), participer un peu à la croissance et à l’emploi (c’est dans le Traité ! c’est aussi le mandat de la BCE !) et là nous avons vu les résultats, et aider à la constitution d’un vaste marché de la dette, profond, unifié et liquide (marché qui se re-segmente depuis 5 ans en raison de la crise des périphériques non traitée sur le fond par la BCE). Au passage l‘objectif pour certain était de s’affranchir des USA (or le FMI perfuse 8 Etats européens), de la FED (merci les lignes de swaps ! merci les QE !).

Revenons sur le "consensus". Appelons cela la doctrine du lit de Procuste ou "one size fits all", et citons Otmar Issing en personne. Le discours date du 20 mai 2005, à Francfort, et s’intitule "One size fits all! A single monetary policy for the euro area". Il montre que la BCE ne comprend strictement rien sur le fond aux méfaits inéluctables d’un régime de changes fixes : 

"Let me conclude with a citation. On the eve of the changeover, I wrote a commentary on diversity and monetary policy in the euro area. To the question whether a single one-size monetary policy could fit all parties involved – be they national entities, social partners or economic actors – my answer was: “One size must fit all”. The political decision on the creation of EMU had resolved all discussions on whether monetary union should precede or follow political unity and the fulfilment of the criteria for an optimum currency area. Today, in light of the evidence gathered so far in the euro area, I am more confident in saying: “One size does fit all!”

La création de la zone euro a résolu les débats monétaires sur l’antériorité ou non de l’union politique et sur les critères d’une ZMO (zone monétaire optimal) : circulez. "La crise de la monnaie euro n’a jamais eu lieu", affirme en écho Jean-Claude Trichet, le 22 mai 2013 et en bien d’autres occasions. Cet aveuglement radical doit être mis en face de la lucidité de Milton Friedman, qui déclarait par exemple en 2000 :

"Je pense que l’euro est dans sa période de lune de miel. J’espère qu’il va réussir, mais j’ai très peu d’espoir pour cela. Je pense que les différences vont s’accumuler dans les divers pays et les chocs asymétriques vont les affecter. L’Irlande a besoin d’une politique monétaire différente de l’Espagne ou de l’Italie. Il est difficile de croire que cela restera un système monétaire stable pendant très longtemps".

Quels sont les autres critiques les plus souvent évoquées contre l'euro et les (derniers ?) arguments en sa faveur ?

Philippe Simonnot : L’avantage le plus évident est qu’il éloigne – pour le moment -  la monnaie du pouvoir politique et montre de fait que la monnaie n’est pas un apanage du pouvoir régalien. Mais cet avantage est accidentel qui tient au fait que la construction de l’euro s’est arrêtée à mi-chemin, le pilier économique restant à construire face au pilier monétaire (la BCE). Mais cet avantage ne durera pas si l'on complète l'édifice. L’inconvénient principal de l’euro est qu’il s’applique à une zone où ne circulent pas librement le capital et le travail – d’où des poches de chômage qui ne cessent de grossir.

Quelle est par ailleurs la position de Bruxelles et de la Banque Centrale sur la question ? Est-elle aussi en train d'évoluer ?

Philippe Simonnot : Non, il n’y a aucune chance d’évolution, la doctrine, les habitudes de penser et les statuts étant inchangés. L’objectif de ces instances étant une inflation de 2%, et la hausse des prix se situant résolument à des rythmes inférieurs, il faut s’attendre à de nouveaux relâchements monétaires à cause du dogme keynésien. Pour un résultat aussi maigre que celui auquel on aboutit aujourd'hui. On peut tirer sur une ficelle pour faire bouger l’objet qui lui est attaché, mais en la poussant on n’obtient aucun résultat. 
Mathieu Mucherie : La position de Bruxelles ne compte plus. Tout le monde s’en moque sur les marchés et ailleurs. La position de la BCE est la seule qui peut compte, mais elle ne change pas. Prenez par exemple les dernières déclarations en date de nos maitres : 

Sur l’inflation

Donc l’inflation se résume à l’indice des prix à la consommation, brillante analyse. Donc j’imagine que la déflation japonaise n’a pas commencé en 1990 mais en 1996… Alors là… 25% de chômage dans trois pays, ce n’est pas un signe ? Le crédit dépressif, ou M3 à 1% sur un an, ce n’est pas un signe ?  

Ecoutons-les maintenant sur l’idée d’un taux de dépôt BCE négatif (probablement la seule voie de sortie actuelle depuis que Karlsruhe a concrètement sinon juridiquement mis son véto contre l’OMT) : Il ne faut pas créer une panique via une mesure concrète, mais vaut surfer sur le sentiment de marché et ne pas faire de vague… Et un QE ? Pas "confortable" pour ces messieurs : Tant que la BCE sera 100% indépendante des économistes, des politiques et des données, et même de son mandat, il n’y aura aucun changement : les outils pour dynamiser l’activité sont là, disponibles, mais la BCE ne souhaite pas les utiliser comme ces maudits anglais/américains/japonais/suédois, tantôt car c’est dangereux (pour elle), tantôt car ce serait (toujours pour elle) une volte-face trop visible, tantôt car ce serait perdre des points dans les cocktails de la BRI, tantôt car ce serait perdre des moyens de chantage.

Le retour de la croissance aux Etats-Unis, pays qui a abondamment usé de l'impression de nouveaux billets, peut-elle expliquer ces changements de notre propre politique économique et monétaire ?

Philippe Simonnot : Le retour de la croissance aux Etats-Unis, plus faible qu’on ne le dit, est davantage dû aux qualités (relatives)  de liberté, de compétitivité et d’innovation de l’économie américaine qu’à la politique monétaire, laquelle a fait le jeu des banques et empêché une reprise authentique et saine. Bien sûr, des Européens sont tentés, pour "relancer l’économie" d’engager l’euro dans une guerre des monnaies avec le dollar et le yuan. Mais cela n’aurait pas beaucoup de sens puisque la balance des paiements courants de la zone euro est excédentaire. Le résultat le plus certain serait d’accroître le prix de nos importations…
Mathieu Mucherie : D’abord il n’y a pas eu de "planche à billets" aux USA : sinon comment expliquer les chiffres d’inflation ? et les taux ? et le dollar ? Les achats de titres par la FED ne disculpent pas le Trésor de payer, et ce que la FED a crée a à peine compensé la destruction monétaire opérée par le secteur privée (désendettement, faillites, etc). Ensuite, il n’y a pas eu de changement de notre politique monétaire. Pas de QE. Un euro trop cher (toujours confondu improprement avec un euro fort). Des dettes qui montent. Enfin, l’idée que les réalités internationales (retour de la croissance partout sauf chez nous… les QE pas suivis d’inflation ou de krach obligataires… les progrès des autres banquiers centraux vers un peu plus de transparence…) pourraient entraîner un jour des changements à la BCE… 

C’est d’ailleurs là où l’on voit l’indépendance dans sa phase terminale et hystérique : une indifférence de fer au réel extérieur. Il faudra imposer les changements, ils ne viendront pas de l’intérieur et de l’observation par les apparatchiks des réalités extérieures.

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