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Vu des Pays baltes : "si vous connaissiez Poutine comme nous connaissons Poutine..."
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THE DAILY BEAST

Alors que la Russie joue un rôle de plus en plus prépondérant dans la politique étrangère américaine et dans l’élection présidentielle en cours, le président estonien et le ministre des affaires lituanien s'expriment dans un entretien pour The Daily Beast - Atlantico.

Michael Weiss

Michael Weiss

Michael Weiss est journaliste pour The Daily Beast.

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Copyright The Daily Beast - Michael Weiss

Qui connait mieux l’ours russe que les Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) ? Ils avaient été dévorés par l’Union Soviétique à la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’étaient libérés avec la chute du communisme, et depuis, sont constamment menacés d’une façon ou d’une autre par Vladimir Poutine et ses rêves de nouvel empire russe.

Alors, cette semaine, le Président de l'Estonie Toomas Hendrik Ilves et le ministre des Affaires étrangères lithuanien Linas Linkevicius ont pris le temps de nous rencontrer pour parler de tout cela, entre deux réunions de l’Assemblée générale des Nations Unies.

Au moment où Donald Trump croit que les Russes ne peuvent jamais faire de tort et que la désinvolture d’Hillary Clinton fait passer la menace venant de Moscou pour une vague problématique théorique, ces deux hommes d’Etat ont une expérience concrète à partager avec nous sur l’importance de la défense européenne, la désinformation et la propagande de Poutine pour subvertir les sociétés démocratiques. Ils ont également parlé du futur de l’Otan, des cyber-guerres, et de la montée des politiques et des politiciens réactionnaires. Ce qui suit est une retranscription condensée de l’entretien d’une heure et demie qu’a eu The Daily Beast avec M. Ilves et M. Linkevicius. (vidéo)

The Daily Beast : Est-ce le moment pour les Etats baltes de dire "on vous a prévenu", à propos des stratégies agressives du Président Poutine ?

Linas Linkevicius : Nous étions certainement parmi ceux qui ont oeuvré à ouvrir vos yeux et vos oreilles afin de montrer l’étendue et l’importance de la propagande russe. Celle-ci était vraiment utilisée comme une menace asymétrique, presque comme une arme… Dans une bataille classique, vous auriez l’artillerie puis la vraie bataille. Maintenant, vous avez le lavage de cerveaux et ensuite, ils arrivent. C’est ce qui s'est passé en Crimée car les gens étaient manipulés par la propagande des médias d’Etat. Les locaux s’attendaient à ce que les bandits et les fascistes viennent les tuer. Ils étaient persuadés que cela allait arriver et c’est pour cela qu’ils étaient très heureux d’accueillir les soldats russes qui venaient les sauver.

Toomas Ilves : Nous faisons face à la désinformation russe depuis notre indépendance, et à bien des égards, bien avant cela même. Je me souviens lorsque j’étais ambassadeur à Washington entre 1993 et 1995, je devais constamment me défendre et défendre mon pays auprès du Département d’Etat américain face à des allégations totalement fausses et scandaleuses. Les gens prenaient au sérieux ces mensonges.

A propos de Donald Trump qui remet en question le fait que les Etats-Unis doivent porter secours à l'un de ses alliés de l’Otan si celui-ci était attaqué, comme le stipule l’article V de la Charte de l’Atlantique, ou encore d'un de ses plus fervents soutiens, Newt Gingrich, qui dit que l’Estonie se trouve "dans la banlieue de Saint-Pétersbourg".

Toomas Ilves : C’était bizarre, car justement j’étais ambassadeur aux Etats-Unis au moment du "Contrat pour les Etats-Unis" qui avait été introduit par Gingrich, justement. Il était sans équivoque écrit que "les Etats baltes devaient rejoindre l’Otan". La position du parti républicain sous la direction de M. Gingrich était d’inclure les Etats baltes dans l’Otan. Maintenant, nous sommes considérés comme une "banlieue". Si l’Estonie ou tout autre membre était envahie et que l’article V n’était pas invoqué, l’Otan s’écroulerait. Si elle tombe une fois, l’alliance n’existera plus jamais. C’est ça aussi, la cohésion de l’Europe, car on ne sait jamais qui sera le suivant. Et il est utile de rappeler à tous que l’article V a été invoqué une seule fois, le 12 septembre 2001.

M. Linkevicius : Pendant longtemps, il y avait cette impression que de telles menaces étaient trop lointaines et qu’elles ne concerneraient jamais les Etats-Unis ou l’Europe de l’Ouest. Puis, nous avons eu l’Ukraine et le crash du vol MH17, par exemple. Ceux qui pensaient que tout cela était lointain se sont rendus compte que cette menace touche désormais des familles ici et maintenant. En fin de compte, que ça soit Narva (ville estonienne à la frontière russe), la Lettonie ou la Lituanie, nous faisons tous partie de la même alliance. Nous pensons tous que les Etats-Unis resteront un allié stratégique de l’Europe.

Au sujet de l’essor des mouvements d’extrême-droite et d’extrême-gauche en Europe, et leurs possibles liens financiers avec le Kremlin.

Toomas Ilves : Si vous regardez le financement des partis d’extrême-droite en Europe, d’où vient l’argent ? Nous savons que 9 millions d’euros ont été versés par la Russie à Marine Le Pen via une banque tchèque. Nous savons que ce n’est pas un cas isolé. Cela arrive ailleurs. Alors pourquoi sommes-nous surpris de voir des campagnes de communication des partis d’extrême-droite de plus en plus puissantes et de plus en plus couronnées de succès, qui reçoivent explicitement ce genre de financements ? Et en ce qui concerne l’extrême-gauche européenne, elle n’a rien à voir avec le marxisme-léninisme en ce moment. Elle a plus à voir avec l’antisémitisme, le racisme et les politiques anti-migratoires. Ils se réclament de la gauche, mais leurs positions épousent celles des ''bruns'' d’ordinaires.

Linas Linkevicius : Molotov attend déjà son Ribbentrop (ndlr : allusion au pacte secret entre les ministres des affaires étrangères soviétique et nazi avant la Seconde Guerre mondiale, un pacte qui mis les Etats baltes sous la sphère d’influence soviétique).

Toomas Ilves : Je pense qu’il y a plein de petits Ribbentrop en ce moment. Mais Molotov n’a pas encore trouvé celui qu’il lui faut.

Au sujet des allégations selon lesquelles les services secrets russes étaient derrière le piratage de la Commission Nationale Démocrate et les craintes que les russes pourraient interférer dans les élections américaines également.

Toomas Ilves : Nous (l’Estonie) avons été attaqués en 2007. C’était une cyberattaque très sophistiquée qui a eu un effet très profond sur l’économie du pays pendant une courte période de temps. Nous n'éprouvons aucune joie mauvaise maintenant que les Etats-Unis subissent la même chose, mais on ne peut quand même pas s’empêcher de se dire "Ok, maintenant vous comprenez mieux ce que ça fait ?". Il ne faut même pas forcément une attaque massive... Vous truquez une élection, un Etat, peut-être un canton. Si la fraude est évidente, vous jetez le doute sur l’élection entière. C’est tout ce que vous devez faire. Franchement, je suis surpris de l’apathie politique à Washington. Il faut clairement tracer une ligne rouge à ne pas dépasser.

Au sujet des accusations qu’une politique plus agressive envers la Russie – que ça soit en armant l’Ukraine ou en intervenant en Syrie contre les intérêts russes – déclencherait la Troisième Guerre mondiale

Linas Linkevicius : Comme vous le savez probablement, ce n’est pas un secret d’ailleurs, nous avons soutenu militairement l’Ukraine. Nous l’avons déclaré publiquement. C’était évidemment un petit geste, symbolique avant tout. Mais c’est aussi un clin d’œil, un rappel qu’il faut aider le pays qui fait face à une agression de la part d’une puissance bien plus grande, en lui fournissant des systèmes de missiles, des tanks, etc. Nous avons toujours vu la volonté de la Russie de détruire le système de défense européenne car elle le voit d’un mauvais œil. La Russie aimerait tout concevoir à partir de ses propres règles et non pas à partir du droit international. Et il y a toujours cette étrange réaction de la part de l’Ouest, qui semble simplement vouloir abandonner les règles. C’est comme si, en voyant quelqu’un griller un feu rouge, on décidait d’enlever le feu en disant que désormais, il n’y aura plus infraction.

Toomas Ilves : Il faudra se rendre à l’évidence un jour ou l’autre. Depuis le temps que ce genre de comportements n’a jamais été sanctionné, un jour ou l’autre, une limite sera franchie et ce sera vraiment très sale et moche. Notre crainte, dans cette région du monde, c’est que ça ne soit pas avec nous que ça se passe.

Au sujet du manque d’unité européenne face à l’invasion flagrante d’une partie de l’Ukraine par la Russie et à propos des sanctions toujours en cours à l’encontre de certains officiels et institutions russes.

Toomas Ilves : Les 4 pays au sein de l’Union européenne qui ont le plus souffert en terme de PIB relatif sont l’Estonie, la Finlande, la Lettonie et la Lituanie. Les pays qui demandent le plus la fin des sanctions ne sont quasiment pas touchés mais ils font beaucoup de bruit car ils sont sous la pression de leurs milieux d’affaires. Arrêtez un peu. Nous trois – les trois pays baltes – avons eu le plus de pertes économiques et nous n’avons pas bougé le petit doigt.

Linas Linkevicius : N’oublions pas qui est l’agresseur et qui est l’ennemi dans ce conflit. Parce que c’est un peu tentant en ce moment de dire que les torts sont partagés, qu’ils sont tous coupables, moralement et en pratique. Non, soyons francs : la Russie nie être partie prenante dans ce conflit. Et comment voulez-vous régler quoi que ce soit si elle ne reconnait même pas être partie prenante dans le conflit ? Evidemment, c’est la Russie qui a les clés pour résoudre ce conflit.

Concernant l’échec du "cessez-le-feu" ukrainien et la perspective d’un règlement politique de cette guerre de deux ans.

Toomas Ilves : C’est du déjà-vu. L’accord en six points arraché par Sarkozy en août 2008 à la fin de la guerre russo-géorgienne… Le 4ème point stipule que les relations entre la Russie et l’Union européenne seraient totalement gelées jusqu’au retrait total des troupes russes. Durant la même présidence, un mois plus tard, lorsque le Conseil de l’Europe a commencé son programme de partenariat et de modernisation avec la Russie en annulant toutes les sanctions, le même Sarkozy a déclaré : "Dieu merci, le bon sens a repris le dessus". On aura besoin d’un leadership très fort aux Etats-Unis car, surtout à l’aube d’élections importantes en Europe en 2017, en l’état actuel des choses, je ne vois aucune réelle volonté d’affronter ces problèmes, ni de la part des gouvernements européens actuels, ni de la part des oppositions. Je pense que nous allons vers une période assez troublée. Et c’est maintenant que nous avons besoin des Etats-Unis forts et stables, qui pourront avoir un rôle décisif dans les affaires internationales.

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