Une majorité de citoyens voient désormais l’économie comme un jeu à somme nulle et cela déstabilise profondément nos démocraties<!-- --> | Atlantico.fr
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Dorénavant, de plus en plus de citoyens semblent considérer l’économie comme un “jeu à somme nulle”.
Dorénavant, de plus en plus de citoyens semblent considérer l’économie comme un “jeu à somme nulle”.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Au cœur du malaise démocratique

La situation économique, en France, compte parmi les facteurs qui tendent le pays. Par le passé, cela n’a pas toujours été le cas, en témoigne notamment la période des Trente Glorieuses.

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : La situation économique, en France, compte parmi les facteurs qui tendent le pays. Par le passé, cela n’a pas toujours été le cas, en témoigne notamment la période des Trente Glorieuses. Dorénavant, de plus en plus de citoyens semblent considérer l’économie comme un “jeu à somme nulle”. De quoi parle-t-on, exactement ?

Frédéric Mas : Il me semble que le populisme sature aujourd’hui le débat public, et qu’il serait naïf de le croire confiné à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche du spectre politique. L’un de ses traits caractéristiques est de proposer des solutions simples à des problèmes compliqués, notamment dans le domaine économique en jouant sur les affects plutôt que sur le raisonnement, aussi basique soit-il.

Illustration parfaite de cette illusion politique : on ne compte plus les politiciens ou faiseurs d’opinion qui imaginent que l’économie soit un jeu à somme nulle. Faire payer les riches pour améliorer le sort des pauvres, miser sur le nationalisme économique pour protéger des emplois « quoi qu’il en coûte », taxer les « surprofits » des entreprises etc. : toutes ses idées tendent à ignorer la valeur du libre-échange entre individus, cette leçon fondamentale de l’économie politique.

Comme le rappelle l’économiste Pierre Lemieux : « Quand deux individus échangent, chacun révèle qu’il améliore ainsi sa situation ou, au moins, qu’il croit le faire ; autrement, il refuserait l’échange. L’échange augmente l’utilité d’un échangiste non à partir d’une situation initiale fictive ou idéale, mais à partir de ce que serait sa situation s’il n’échangeait pas. » Le libre échange, normalement, ce n’est pas si je gagne, toi tu perds, mais si nous nous mettons d’accord pour échangeons, nous y gagnons mutuellement.

Le changement d’attitude en Occident vient aussi d’un véritable retournement opéré par l’administration Biden. Son programme imprégné de nationalisme économique et de protectionnisme climatique rompt avec l’esprit du « consensus de Washington » qui dominait jusqu’alors en Occident. La logique de confrontation avec la Chine, de découplage avec la Russie et de concurrence « aidée » via l’Inflation Reduction Act au lieu de miser sur les bénéfices liés au libre-échange, vise essentiellement à réintroduire l’esprit de guerre économique. Elle se fera au détriment des consommateurs, mais aussi des pans de la production qui n’auront pas l’entregent politique pour éviter les effets de la concurrence déloyale qu’introduit l’interventionnisme des puissances politiques.

Longtemps, le libéralisme a constitué l’espoir d’un certain enrichissement personnel. Dorénavant, la confiance en celui-ci semble plus limitée. Faut-il penser que le système économique actuel fait davantage de perdants qu’auparavant ?

Réduire le libéralisme à un système visant uniquement l’amélioration des conditions matérielles de l’Humanité me semble à la fois réducteur et égarant. Personnellement, je pense, comme le philosophe Anthony de Jasay que cet aspect n’est au fond qu’un effet de bord d’un système qui est d’abord pensé comme visant à protéger la liberté individuelle.

En limitant le libéralisme à la prospérité matérielle qu’il apporte, on oublie son versant politique et institutionnel : la protection des droits individuels, le gouvernement représentatif, le consentement aux institutions et plus généralement l’ensemble des conventions favorisant la liberté individuelle et la coopération pacifique. Bien entendu, entre l’idéal libéral et la pratique du capitalisme historique, il y a toujours eu un gouffre, mais ses représentants ont toujours cherché à le combler, faisant du premier le remède aux maux de la seconde.

Historiquement, ces institutions nées de la Modernité ont évolué vers la synthèse démocratique et libérale à la fin du 19e siècle et se sont peu à peu transformées sous l’effet de la massification économique, des guerres et de l’invention de l’Etat providence.

Depuis, le libéralisme est devenu une éthique ou un programme de réformes visant à revenir à l’esprit originel d’une démocratie représentative dont la socialisation a largement provoqué la crise que nous subissons actuellement.

En effet, si le système économique actuel nous apparaît comme produisant « plus de perdants » qu’auparavant, c’est essentiellement parce que le capitalisme s’est transformé, et qu’a succédé à l’ordre libéral bourgeois celui des technocrates et des managers, comme l’avait très bien vu James Burnham.

L’ordre libéral bourgeois avait sanctifié la propriété, la concurrence, le profit, le consentement aux institutions et la participation des citoyens à la vie civique. L’ordre technocratique, lui, fabrique des monopoles, du capitalisme de connivence et confisque le pouvoir politique à son profit au nom d’une « expertise » qu’il refuse aux citoyens, réduits à l’état de spectateurs passifs de leur vie et des décisions publiques.

En d’autres termes, si une minorité de privilégiés profitent de la reconfiguration oligarchique du pouvoir, la majorité se voit dépossédée du sens de son action politique comme de son rôle économique. Il s’agit là d’un facteur essentiel pour comprendre la flambée des populismes en Europe.

Comment faire pour réinstaurer une certaine confiance dans notre système économique ? A défaut, par quoi le remplacer quand on sait les échecs des alternatives (le protectionnisme, notamment) qui sont parfois proposées ? 

Je n’ai hélas pas de solutions miracles, mais peut être plusieurs pistes à explorer. Premièrement, les libéraux, de Bastiat à Mises ou Hayek, ont toujours insisté sur la nécessité d’éduquer au raisonnement économique.

L’éducation à l’économie est essentielle pour comprendre et ne pas se laisser piéger par les discours simplistes, populistes, faussement généreux et vraiment nocifs. Avoir quelques notions de base en économie agit comme un moyen d’autodéfense intellectuelle contre les discours lénifiants des politiciens qui cherchent à vous acheter avec de l’argent public (c’est-à-dire au fond votre propre argent ou celui de vos enfants).

Deuxièmement, pour contrer la défiance qui résulte de la concentration technocratique du pouvoir politique et économique, il y a toujours la solution d’encourager la décentralisation, le fédéralisme et la concurrence institutionnelle. Small is beautiful ! Donner aux citoyens les moyens de se réapproprier leurs institutions politiques, de contrôler plus efficacement leur classe politique et de décourager la concentration économique peut être un beau programme politique.

Quand le shift, en matière de confiance dans le système libéral s'est-il produit au juste, et de quoi résulte-t-il ? Faut-il penser que la croissance observée pendant les Trente Glorieuses préservait le système français et donc la foi en celui-ci ? Si c'est le cas, comment procéder, compte tenu du fait que celle-ci n'est visiblement pas prête de revenir ?

La France a toujours eu une histoire compliquée avec le libéralisme, comme l’a très bien vu Jean-Philippe Feldman dans son excellent essai « Exception française : histoire d’une société bloquée de l’Ancien régime à Emmanuel Macron » (2020). Si la liberté est populaire dans certaines franges de son intelligentsia, sa classe politique dans l’ensemble en ignore jusqu’à ses fondements, sauf exception notables. Le modèle social français né du consensus politique d’après-guerre est un savant mélange de corporatisme économique, de nationalisations et de dirigisme économique. La question, qui reste ouverte, est de savoir si cet interventionnisme est à l’origine de la croissance économique des Trente glorieuses ou si celle-ci a permis d’endurer les coûts d’un tel interventionnisme à tous les niveaux. Bien évidemment je penche plutôt pour cette dernière explication.

Aujourd’hui, notre modèle économique et social est victime de la loi de Parkinson : la productivité générale s’effondre et la bureaucratie ne cesse de s’étendre à tous les secteurs d’activité, jusqu’à les pétrifier. Chercher à préserver ou restaurer ce modèle revient à entretenir la glaciation bureaucratique.

Le libéralisme a fini par devenir plus populaire dans les médias français au début des années 1980, au moment où la Grande Bretagne et les Etats-Unis entamaient leur révolution conservatrice, cette révolution étant portée, au moins rhétoriquement, par la volonté de réduire les dimensions d’un Etat providence devenu obsolète et inefficace. C’est aussi à cette époque que la mondialisation financière a obligé le pays à améliorer ses performances économiques, dans un contexte de plus grande concurrence à l’échelle internationale.

En d’autres termes, les incitations à se libéraliser, en France, proviennent essentiellement de l’étranger, qu’elles viennent de la mondialisation ou de l’européanisation de ses institutions. Il me semble qu’aujourd’hui, ces deux cadres subissent également une évolution technocratique qui revient à faire disparaître l’expérience libérale au profit du populisme généralisé. L’avenir appartient à celui qui nous sortira de la tenaille populiste-technocratique, seule manière de restaurer l’équilibre entre libertés individuelles et gouvernement représentatif.

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