Ukraine : personne ne gagnerait une guerre longue et voilà les conclusions que chacun devrait en tirer<!-- --> | Atlantico.fr
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Une roquette non explosée dans le village de Shchurove, dans l'est de l'Ukraine, le 23 décembre 2022.
Une roquette non explosée dans le village de Shchurove, dans l'est de l'Ukraine, le 23 décembre 2022.
©SAMEER AL-DOUMY AFP

Préparer l'avenir

L'Occident doit éviter de répéter en Ukraine les erreurs de la Première Guerre mondiale, estime l'historien Vladislav Zubok. Il appelle à créer les conditions d'une paix durable lorsque les armes se seront tues.

Vladislav Zubok

Vladislav Zubok

Vladislav Zubok est professeur d'histoire internationale à la London School of Economics. Il est l'auteur de Collapse : The Fall of the Soviet Union.

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Atlantico : Vous avez publié dans le magazine Foreign Affairs un article intitulé « No One Would Win a Long War in Ukraine » (« Personne ne gagnerait une longue guerre en Ukraine »). Qu’est-ce qui vous a incité à l’écrire ? Est-ce en réaction aux propos du général Mark Milley, qui a déclaré en novembre que la guerre était ingagnable par des moyens purement militaires, ou est-ce né d’une réflexion plus ancienne ?

Vladislav Zubok : Les deux. Je dois admettre que j'ai été assez frappé par l'observation du général Milley, car je suis historien et quiconque parle de la tragédie de la Première Guerre mondiale attire mon attention. Toute analogie historique, bien sûr, n'est qu'une analogie. Mais cela m'a fait réfléchir pendant des semaines sur la rhétorique employée à l'Ouest et en particulier en l'Europe de l'Est. Elle évoque la situation de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'ennemi devait être écrasé de manière décisive et qu'il devait y avoir une victoire absolue.  Mais cette rhétorique n'est pas accompagnée de mesures pratiques, comme la fourniture aux Ukrainiens d'une quantité suffisante d'armes pour atteindre cet objectif. 

La plupart des indicateurs que j'ai pu étudier, y compris ceux relatifs aux sanctions économiques et à la fourniture d'armes, montrent que l'on va vers une impasse militaire, comme celle que nous avons connue pendant la Première Guerre mondiale. Donc, lorsque le magazine Foreign Affairs m'a proposé en octobre d'écrire sur les conséquences de l'effondrement de Poutine, j'ai répondu : "Je ne vois pas d'effondrement dans l'avenir immédiat, mais je peux vous écrire un article sur ce qui se passera si Poutine et la Russie ne s'effondrent pas".

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Selon vous, que se passerait-il si la Russie ne s'effondrait pas et que nous poursuivions cette longue guerre ? Qu'est-ce que les différentes parties comme les Ukrainiens, les Russes, mais aussi les pays occidentaux ont à perdre dans un long conflit ?

Tout d'abord, l'Ukraine, bien sûr, continuera à subir de terribles pertes. Nous voyons les frappes dévastatrices sur l'infrastructure énergétique ukrainienne pendant l'hiver. Cela suscite beaucoup d'indignation à l'Ouest, qui a finalement envoyé quelques missiles anti-aériens pour aider, mais ce n'est pas suffisant. Poutine pourrait utiliser autre chose qui causerait plus de dommages. On voit que l'Occident ne fait que réagir, qu'il ne dispose pas d'une stratégie politique et même militaire appropriée pour avoir un coup d'avance sur Poutine. Mon sentiment est que plus la guerre dure, plus la souffrance sera disproportionnée du côté ukrainien. L'exemple de la Première Guerre mondiale, mais aussi de la Deuxième Guerre mondiale, montrent que plus une guerre se prolonge en Europe, plus les conséquences de cette guerre sont terribles et plus il est difficile pour l'Europe dans son ensemble de surmonter cette situation.

Nous ne voyons pas de plan politique global pour surmonter cela. Tout ce que nous entendons, c'est que l'OTAN se développe. Mais le résultat est un grand mur qui sépare l'Europe de l'Est de la Russie. Et l'histoire enseigne qu'aucun mur ne peut résoudre les conflits politiques majeurs. Donc, nous aurons une continuation de ce conflit, même si la Russie est vaincue. Nous aurons un très sérieux problème représenté par une Russie aigrie, punie et humiliée, ainsi qu'une Ukraine détruite.

Nous savons que la façon dont la Première Guerre mondiale s'est terminée a préparé le terrain pour la Deuxième Guerre mondiale. Est-ce quelque chose qui pourrait se produire avec la Russie ?

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Peut-être pas. J'espère que ce n'est pas à une échelle aussi globale, mais il ne faut pas sous-estimer ce point. Les vagues provenant de cette guerre contribuent à déstabiliser le monde. Tous ces discours russes sur la multipolarité et l'atteinte à la souveraineté trouvent un certain écho en Chine, en Inde, en Afrique du Sud et dans le sud de manière globale. Jusqu'à présent, l'Occident n'a proposé aucune stratégie convaincante pour persuader le Sud de rejoindre la coalition anti-russe. Nous assistons donc, non pas à un démantèlement général de l'ordre occidental, mais à la réticence d'une partie considérable du monde à soutenir l'ordre occidental dirigé par les États-Unis pour soutenir l'hégémonie américaine, représentée pour beaucoup de gens par des institutions occidentales comme l’OTAN.

Le noyau de tout cela, la Crimée, me rappelle le différend entre la France et l'Allemagne sur l'Alsace-Lorraine après la guerre franco-prussienne, lorsque l'Allemagne a pris ce territoire. Pendant des décennies, la société française a aspiré à le récupérer et l'a fait en 1919, pour le perdre à nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous ne voulons pas répéter cette situation en Crimée et j'espère que l'humanité et les hommes d'État tireront les leçons du siècle dernier pour ne pas créer de nouvelles souffrances pour un morceau de territoire.

Mais la question de la Crimée n’est qu’un aspect du conflit. Les Ukrainiens ont-ils vraiment le choix de se battre ou non, sachant que l'objectif à long terme de Poutine est d'effacer l'État ukrainien ?

Je vais peut-être dire quelque chose de vraiment controversé, mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec le discours selon lequel l'objectif de Poutine est d'effacer l'État ukrainien. Pendant des années, avant le déclenchement de cette guerre, l'objectif de Poutine était une sorte de domination néo-impérialiste de l'Ukraine, pas son effacement. Ce n'est que relativement récemment que Poutine a décidé que puisqu'il n'avait pas réussi à contrôler l'Ukraine par le biais de pressions économiques et de toutes sortes de stratagèmes, alors il devait frapper, détruire l'Ukraine telle qu'elle est. Cela soulève donc la question suivante : quel type de stratégie peut être élaborée pour assurer l'avenir et la sécurité de l'Ukraine en tant qu'État et ramener la Russie à la situation antérieure, disons, lorsqu’elle poursuivait divers moyens de contrôle économique, d'influence économique, mais n'entrait pas en guerre ? C'est une question importante à laquelle personne ne sait comment répondre. J'ai le sentiment que la Crimée sera l'ultime pomme de discorde dans tout cela. Pas même le Donbass, mais la Crimée, parce que la majorité des Russes, pas seulement les nationalistes, mais la majeure partie de la société russe, ont toujours considéré la Crimée comme appartenant à la Russie. Sa séparation à la suite de l'effondrement de l'Union soviétique était considérée par 80 % des gens en Fédération de Russie à l'époque comme injuste et inéquitable. Et Poutine a manipulé ce sentiment avec succès en 2014 lorsqu'il a annexé la péninsule.

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Vous affirmez dans votre article que l'Occident n'a utilisé que des bâtons pour contraindre la Russie à arrêter la guerre, mais qu'il devrait aussi utiliser des carottes. Quelles pourraient être ces carottes ?

J'ai donné quelques exemples, presque contre ma volonté, car je ne suis pas un expert qui devrait le faire. Certains critiques m'ont immédiatement accusé de vouloir apaiser Poutine. Je n'en ai pas l'intention. Mais il faut, selon moi, penser au-delà de la punition. D'où l'exemple historique de la Première Guerre mondiale, où l’on voit ce qu’a donné l’idée de punir l'Allemagne. Il faut penser à la perspective historique et ajouter des carottes aux bâtons. Il y a un sujet majeur : qui sera à la table des négociations, s'il y a une trêve ? Ce ne seront pas les dirigeants démocratiques en exil, ce ne seront pas les défenseurs des droits de l'homme, les lauréats du prix Nobel, etc. Il y aura à cette table  certaines des personnes qui dirigent la Russie aujourd'hui. Je ne parle pas des hauts responsables militaires. Il est très difficile d'imaginer des discussions avec eux car ils sont responsables de crimes de guerre. Mais certains technocrates devront sans doute être présents à la table des négociations. Et si le langage de la punition est le seul dont dispose l'Occident, ces personnes n'ont aucun intérêt, aucune motivation même, pour plaider en faveur d'un arrêt de l'escalade. Il faut maintenant, comme je l'ai écrit dans mon article, donner au moins à certains membres des élites existantes une incitation à choisir en faveur de la désescalade.

On peut se demander s'il est possible de négocier avec Vladimir Poutine et son cercle proche, qui semblent avoir perdu toute rationalité. Mais votre argument est qu'il reste des gens raisonnables en Russie et qu’il faut aller vers eux ?

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Il y a en Russie des responsables économiques qui sont horrifiés par les sanctions financières occidentales et l'isolement de la Russie du système financier et économique mondial. C'est une guerre pour les cœurs et les esprits russes que l'Occident est en train de perdre pour la raison compréhensible qu'il se concentre sur le soutien des cœurs et des esprits ukrainiens et sur le maintien de sa coalition avec ce noble langage moraliste de la victoire finale sur la Russie. Mais en conséquence, la bataille pour les cœurs et les esprits russes est laissée entre les mains de Poutine. Et plus on utilise ce langage punitif, plus les élites russes redoutent la défaite. Parce que la défaite implique alors des connotations horribles pour eux et pour la plupart des Russes. Alors que certaines personnes dans les États baltes peuvent rêver que la Russie se fragmente comme l'Union soviétique l'avait fait en 1991, c'est un scénario de cauchemar pour de nombreux Russes. Ils n'en veulent pas. 

Par conséquent, ma proposition est de ne pas négocier. Non. Ma proposition est de mettre en place une sorte de stratégie pour aller vers des négociations, une stratégie que l'Occident pourrait utiliser pour les raisons que j'ai évoquées.

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