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"Trop peu et trop tard" contre la crise agricole : l’étrange amnésie de Manuel Valls qui charge l’Europe mais oublie les responsabilités françaises
©Reuters

C’est pas nous, c’est eux

Alors que Manuel Valls a pointé du doigt lundi la responsabilité de la Commission européenne dans la crise agricole actuelle, le Premier ministre semble oublier que les politiques agricoles européennes sont aussi du ressort de la France, en tant qu'Etat-membre de l'Union européenne qui a notamment contribué à créer la PAC.

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard est économiste, ancien directeur de recherche à l’INRA et membre de l’Académie d’Agriculture.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont La régulation des marchés agricoles (L’Harmattan, 2007).

 

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Antoine Jeandey

Antoine Jeandey

Antoine Jeandey est journaliste et auteur de « Tu m’as laissée en vie, suicide paysan veuve à 24 ans ».

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Atlantico : Manuel Valls a pointé ce lundi la responsabilité de la Commission européenne dans la crise agricole actuelle. Une telle attaque de la part du Gouvernement à l'égard de la Commission est elle justifiée ? Quatre ans après l'entrée en fonction de François Hollande, cette déclaration n'est elle pas aussi "facile" que tardive, eu égard à la crise agricole ? En d'autres termes, le Gouvernement a-t-il correctement analysé les enjeux de la PAC dès le début du quinquennat ?

Antoine Jeandey : Que la Commission européenne puisse mieux faire vis-à-vis des agriculteurs européens, c’est indéniable. Récemment, plusieurs éleveurs laitiers européens, dont quelques Bretons, ont été reçus par le Pape. L’un d’entre eux a déclaré à la presse que le Saint Père était leur "dernier espoir" face à la crise. Ne trouvez-vous pas incroyable que ces éleveurs aient préféré demander une audience au Vatican plutôt qu’à Bruxelles ? Il existe une forme de désespérance par rapport aux politiques menées en agriculture, c’est très visible en France, mais également en Europe.

Pour autant, je trouve surprenant que le Premier ministre exprime par voie de presse sa défiance vis-à-vis de la politique menée par la Commission européenne. Le France fait tout de même partie de l’Europe, donc des décideurs européens. Elle a sa voix au chapitre. Faut-il rappeler que les décisions européennes sont prises par deux instances, le Parlement et le Conseil (donc les Etats), et mises en oeuvre par une troisième, la Commission ?

Dans la Commission, nous sommes sous-représentés depuis le dernier renouvellement des commissaires (fin 2014). En effet, pour la première fois de l’histoire, aucun Français ne figure parmi les conseillers du commissaire européen à l’agriculture. A l’époque, notre gouvernement semblait soucieux uniquement de recaser Pierre Moscovici (devenu commissaire européen aux affaires économiques), et n’a pas estimé utile de positionner le moindre conseiller au sein de l’instance décisionnelle de la seule politique commune à l’Europe aujourd’hui : l’agriculture. Le résultat est que pour user de lobbying en agriculture, nous n’avons aucun soutien interne... (plus de détails ici)

En fait, il apparaît, à travers cette réflexion de Manuel Valls, un profond désaveu de ses propres choix d’alors, puisqu’il était déjà Premier ministre, et qu’il n’a donc pas jugé nécessaire de faire comme ses prédécesseurs : assurer une présence minimale au plus près des centres de décisions stratégiques.

Jean-Marc Boussard : Il ne fait aucun doute que cette crise est liée aux modifications récentes de la politique agricole commune. Dans ces conditions, les responsabilités directes ne peuvent pas être recherchées autre part qu’à Bruxelles. Cela dit, les autorités de Bruxelles ne sont après tout que les mandataires des états membres. La décision de supprimer les quotas laitiers vient bien de l’ensemble des gouvernements européens, dont fait partie le gouvernement français qui l’a approuvé sans réserve. Il est sûr que les protestations de M. Valls seraient plus crédibles si les représentants de la France à Bruxelles avaient mis en garde leurs collègues des autres pays contre les illusions des intelligentsias économiques et du personnel politique sur l’aptitude du marché à régler tous les problèmes agricoles automatiquement et par miracle... Il aurait pu dire "non" le cas échéant !

Dans la crise que traverse le secteur agricole français, comment comparer la part de responsabilité européenne de celle de la France ? Quelles sont ses causes réelles ?

Jean-Marc Boussard : Cette crise vient de loin. Il faut faire un peu d’histoire pour le comprendre. La PAC a été instituée dans les années 1960 sur la base des analyses de l’entourage du Président F.D. Roosevelt des États-Unis dans les années 1930. L’idée était que si le marché était un outil indispensable dans les affaires industrielles, il ne fonctionnait pas du tout (ou très mal) en matière agricole, de sorte qu’il était souhaitable de couper les liens entre l’agriculture et le marché. Pour cela, il fallait que les prix des principales denrées agricoles soient fixés par les gouvernements, au lieu de dépendre du marché aveugle et court-termiste.

Ce système a parfaitement fonctionné après la Seconde Guerre Mondiale, en permettant à l’Europe de retrouver rapidement et de dépasser sa capacité de production antérieure. Mais justement, cela a trop bien marché, et on s’est bientôt retrouvé avec d’énormes excédents qu’on ne pouvait pas exporter sans subventions ruineuses. Les "quotas de production" ont été institués pour gérer cette difficulté, et cela aussi a assez bien fonctionné au moins dans le secteur laitier (les céréaliers ont refusé le système, et les betteraviers l’ont adopté, mais discuté). Cependant, beaucoup de gens dont la culture économique ne dépassait pas le niveau de la première année de licence encombraient les médias avec des théories sur "l’optimalité du marché", et les avantages exorbitants dont avait bénéficié le redoutable "lobby agricole". Ils avait complètement oublié les catastrophes des années 30, et n’avaient jamais entendu parler des romans américains (comme Le petit arpent du bon Dieu) sur la question. Ils arrivèrent à persuader les autorités que le marché ferait bien mieux que les efforts de fonctionnaires maladroits, et cela conduisit en 1992 à la décision de libéraliser l’agriculture européenne.

Bien sûr, la libéralisation ne fut pas immédiate. Des "transitions" furent ménagées, avec des réformes progressives aux noms plus ou moins pittoresques (telles que la "mid-term review"), mais allant toujours dans le même sens. Aujourd’hui, nous touchons au terme de ce processus. Et les mêmes cause produisant toujours les mêmes effets, nous nous retrouvons dans la situation qui avait provoqué la grande crise de 1929 aux États-Unis, et justifié les mesures du Président Roosevelt...

Antoine Jeandey : L’Europe a créé un vaste marché intérieur, a priori intéressant, mais tarde à harmoniser les règles à l’intérieur de son propre espace. Un peu comme si tout le monde jouait une partie de poker à la même table, mais chacun avec un nombre de cartes différent de celui du voisin. Même si c’est compliqué sans ingérence à l’intérieur des Etats, tendre vers cette harmonisation est devenu indispensable. Mais cela ne semble pas, pour autant, être la priorité du moment. Plusieurs domaines sont pourtant concernés : coût du travail bien sûr (très médiatisé), mais aussi nombre de distorsions de concurrence sur la façon dont sont interprétées les règles européennes sur l’environnement dans chaque pays (avec le gouvernement actuel, nous avons tendance en France à aller très au-delà des minimas requis en la matière, pourtant tout à fait corrects, ce qui resterait compréhensible en tant que choix politique si on évitait d’aller jusqu’à la remise en cause de la viabilité des exploitations).

Pour autant, au niveau européen, le système tenait... Tant qu’il n’y a pas eu d’élément perturbateur, en l’occurrence l’embargo russe.

>>> Lire aussi : Embargo turc, remontée des prix du pétrole... Ces menaces extérieures qui risquent d'aggraver la situation des agriculteurs…

Au niveau national, nous pouvons jouer sur différents curseurs. L’interprétation des textes européens, je viens d’en parler, sachant qu’après bien des débats la PAC en cours jusqu’en 2020 a (sans doute malheureusement) octroyé de grandes possibilités de renationalisations de champs de décisions.

Mais nous pourrions aller très largement au-delà. A plusieurs reprises, nous avons alerté sur WikiAgri du vaste chantier consistant à repenser les filières. Il existe des problèmes qui n’ont rien à voir avec l’Europe. Entre le consommateur qui paye trop cher à un bout de la chaîne et le producteur qui est sous-payé à l’autre bout, il existe des intermédiaires qui, globalement, prennent une marge trop importante. C’est vrai, et c’est souvent médiatisé, au niveau des grandes surfaces, mais pas seulement. Les industriels agroalimentaires sont indéniablement à montrer du doigt. Est-il normal que la famille Besnier, propriétaire de Lactalis, soit aujourd’hui classée au 13e rang des fortunes de France (source ici) quand cette entreprise paye toujours moins ses fournisseurs de matière première, les éleveurs laitiers ? Pour la viande, le maillon faible reste incontestablement les abattoirs. On y trouve de tout, des bêtes sous-pesées, des contrats de labels non honorés, et on en passe... Un grand ménage intérieur s’impose. Les structures de l’agriculture française ont été créées avec brio dans les années 1950-1960. Mais elles ont vieilli, ou plutôt les failles du système ont été découvertes par trop de petits malins.

Alors que la Politique agricole commune visait à l'autosuffisance alimentaire du continent, quels en ont été les effets pervers ? Parmi ceux qui en ont profité, la plupart n'ont-ils pas tout simplement bénéficié d'un effet d'aubaine (subventions soutenant l'activité qui était la leur) ? Et qui, à l'inverse, en a été victime ?

Jean-Marc Boussard : D’abord, l’autosuffisance alimentaire du continent n’est pas acquise. Quoiqu’on en dise, le solde extérieur est toujours un peu déficitaire. Ensuite, parler des effets pervers de la PAC suppose de préciser de quelle PAC on parle.

Avant 1992, il est certain que les consommateurs dans leur ensemble ont un peu "payé pour la PAC" sous forme de prix parfois plus élevés qu’il n’aurait été nécessaire. Il ne faut pas exagérer ce coût, car il était bien moindre que la différence de 1 à 2 que l’on a monté en épingle. Il est vrai que les prix intérieurs à la communauté, pour beaucoup de produits, étaient souvent (pas toujours !)  le double de ceux du "marché mondial". Mais ce "marché mondial" lui-même était un marché d’excédent, sans beaucoup de rapport avec les coûts de production. Si les Européens avaient voulu s’y approvisionner, les prix y auraient monté, et peut-être plus haut que les prix communautaires.

En même temps, les prix garantis (associés par ailleurs à de gros efforts de recherche agronomique) ont permis à cette époque d’énormes  investissements dans l’agriculture européenne et même mondiale, augmentant l’efficacité du système et abaissant les coûts dans des proportions considérables pour, finalement, le bénéfice des consommateurs qui sont ainsi rentrés dans leur argent (les prix agricoles mondiaux ont été divisés par un facteur de l’ordre de 4 entre 1945 et 1990 ; les surcoûts imposés aux consommateurs n’ont jamais dépassé un facteur 2... Qui donc a bénéficié ?).

Après 1992, les choses ont évolué. D’abord, les agriculteurs ont bénéficié de "paiements directs", des subventions versées en principe de façon à ne pas perturber le marché. Les "gros" (comme la reine d’Angleterre...) ont eu plus que les "petits", mais cela n’est pas choquant en soi : ces aides étaient destinées à compenser les diminutions de recettes prévisibles du fait de la réforme. Les recettes des "gros" étant plus élevées que celles des "petits", il est normal qu’ils aient été compensés en proportion. Aussi bien, si l’on veut corriger les inégalités de revenus et de patrimoine, il existe des impôts pour cela, et ce n’est pas la peine d’en faire de spécifiques pour les agriculteurs. Pour finir, les prix ont été tantôt beaucoup plus élevés, tantôt beaucoup plus bas que prévus, de sorte qu’il est difficile de savoir qui a vraiment gagné ou perdu. Ce qui est vrai, c’est que, en moyenne, et contrairement aux attentes, les prix ont plutôt monté (sauf évidemment cette année !), en même temps que les paiements directs ont été plutôt réduits...  

Les consommateurs, au nom de qui la réforme s’était faite, ont-ils vu leur facture alimentaire diminuer ? Non, car les opérateurs dans tous les compartiments des "filières", hantés par l’incertitude sur les prochaines variations de prix, se sont efforcés de prendre des marges de sécurité sur les prix tout en réduisant la production. Enfin, les contribuables ont largement perdu, avec le coût budgétaire des subventions directes.

Au total, personne n’a vraiment gagné dans cette affaire, car l’incertitude sur les prix s’est comportée comme un "progrès technique négatif", faisant reculer l’investissement, arrêter la progression des rendements, et sous-utilisant les capacités de production.

Quels seraient les moyens d'action à mettre en oeuvre permettant une réelle sortie de crise ? Le Gouvernement en a-t-il tout simplement les moyens ?

Antoine Jeandey :Tout récemment, le Gouvernement s’est refusé à un moyen d’action contre la crise agricole. Une proposition de loi est venue du Sénat (donc de l’opposition, nous l’avons évoquée ici) et il suffisait que le Gouvernement l’accepte pour qu’elle passe devant l’Assemblée nationale. Il y était question de compétitivité pour l’agriculture et l’agroalimentaire. On conçoit facilement que la vision de l’agriculture soit différente entre les deux parties, mais le jeu des amendements dans une Assemblée de sa majorité aurait autorisé le Gouvernement à infléchir ce qui lui déplaisait trop. Seulement voilà, la proposition de loi a été renvoyée : il n’y aura aucun débat parlementaire sur la crise agricole. Ce renvoi a été interprété comme un refus de s’intéresser à eux par les agriculteurs. Les journaux locaux ont même rapporté des scènes frisant la violence face aux députés ayant contré le passage de la proposition devant l’Assemblée (lire ici).

Des moyens d’action, il en existe beaucoup, que ce soit en légiférant... ou pas. Mais dans tous les cas en agissant. Avec la volonté d’agir. En renvoyant la balle à la Commission européenne comme vient de le faire Manuel Valls, le Gouvernement a lancé un message clair aux agriculteurs : la crise n’est pas son problème, c’est celui de l’Europe. Mais quand on aura perdu entre 10 et 30% de producteurs, selon les estimations et les secteurs, ce sera le problème de qui ?

Aujourd’hui, des agriculteurs se suicident, d’autres voient le salut dans le redressement judiciaire de leurs entreprises (lire cet exemple criant ici). Ceux qui y croient encore manifestent, tout en craignant la répression policière. Il semble ainsi que pour notre Gouvernement, le rétablissement de l’ordre soit la priorité. En oubliant que la meilleure manière d’arrêter une manifestation consiste encore à s’occuper de ses causes...

Jean-Marc Boussard :Il est très vraisemblable que le Gouvernement français va trouver les moyens de donner quelques subsides aux agriculteurs les plus en peine, et cela coûtera un petit nombre de millions ou de milliards, je ne sais pas. Mais il ne s’agira là que de rustines, qui seront toujours trop petites pour les bénéficiaires, et ne résoudront aucun problème de fond.

Pour résoudre les problèmes de fond, il faudrait revenir à la case "Roosevelt", reprendre les analyses économiques de son époque sur les raisons pour lesquelles le marché fonctionne mal dans un secteur sans aucun pouvoir de monopole faisant face à une demande rigide et, à nouveau, couper les liens entre l’agriculture et le marché.

Une telle action exigerait que l’on contrôle à la fois l’offre et la demande, comme le voulait Colin Clark au début de la PAC. Or, la chose est tout à fait possible sans perturber les marchés internationaux si les quantités à prix garanti sont limitées à un total inférieur à la consommation nationale. Hélas, il y a quelques années, les intégristes libéraux qui siègent à l’organe de règlement des différents de l’OMC (une sorte de tribunal de commerce international !) ont jugé que garantir des prix même pour des quantités non exportables serait une "distorsion de concurrence". Ce jugement, prononcé à la demande des États-Unis, fut un drame pour le Canada qui comptait instaurer un tel système pour ses producteurs de lait... Ni le gouvernement français, ni Bruxelles ne sont les seuls responsables du désordre de l’agriculture mondiale, même s’ils ne font rien pour l’éviter !

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