Trépidante et trop rapide ? Pourquoi la vie moderne est en fait bien plus adaptée à notre rythme naturel que ce qu’on croit <!-- --> | Atlantico.fr
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"La vie à 100 à l'heure" est devenue une expression des plus représentatives de la modernité
"La vie à 100 à l'heure" est devenue une expression des plus représentatives de la modernité
©REUTERS/Dominic Ebenbichler

Avance rapide

"La vie à 100 à l'heure" est devenue une expression des plus représentatives de la modernité, un fait souvent déploré à travers l'émergence d'une culture de l'immédiat qui nous serait imposée par le progrès. Il ne faudrait pas oublier que par bien des côtés, nous avons désiré cette accélération.

Atlantico : L'idée que la modernité est une époque de l'immédiat où la notion du temps long a disparu est communément acceptée, la vitesse de nos déplacements et de nos communications étant aujourd'hui démultipliée. Sachant qu'il faut en moyenne 50 millisecondes au cerveau humain pour percevoir un stimulus, peut-on dire que l'évolution de nos modes de vie n'est finalement qu'un souhait d'accommoder notre environnement à la vitesse de notre perception du monde ?

Michel Dib : Il est difficile de répondre de manière univoque, le fonctionnement du cerveau n'étant pas unipolaire. Lorsque l'on analyse les processus d'apprentissage au niveau cérébral, on remarque que les personnes étudiées ont généralement besoin de ralentir le rythme d'accumulation de l'information afin de pouvoir mieux l'intégrer. De ce point de vue, l'accélération de nos modes de vie et le plus grand nombre d'informations qu'elle génère est problématique pour notre cerveau puisqu'il perd ainsi le contrôle d'une partie importante de son environnement, qu'il ne peut plus interpréter aussi facilement.

Néanmoins, si elle est problématique pour notre conscience, l'impressionnante rapidité de nos modes de vie est clairement stimulante pour notre inconscient, ces effets pouvant dans une certaine mesure être comparés à l'afflux de dopamine apporté par les drogues.

Christophe Charle : Les différents groupes sociaux, les différentes parties d'un même pays, les différentes générations ne sont pas soumis à une accélération uniforme ni fondés sur les mêmes origines. Il est vrai que les technophiles et les jeunes générations sont sans doute plus soumis volontairement que la majorité à ces stimuli multiples (le cadre multitâche ou l'adolescent qui peut suivre une seule activité avec un seul appareil électronique ou non à sa disposition n'est évidemment pas dans le même rythme stimulus/réponse que les personnes âgées qui refusent ces nouvelles technologies ou choisissent avec précaution de s'y exposer de manière limitée en restant attachées aux anciens rythmes tout simplement parce que leur organisme ne pourrait de toute façon pas adopter les rythmes nouveaux). Il y a bien sûr aussi des intérêts économiques qui voudraient que la plus grande part de la société entre dans ces nouveaux cercles de stimulation parce que ces secteurs dégagent des profits bien supérieurs aux secteurs en voie de saturation. Mais la société dans sa diversité résiste toujours inégalement et la conversion au nouvel environnement technologique se fait par étapes.

D'un point de vue historique, comment s'est mise en place cette culture de l'immédiateté ?

Christophe Charle : L'impression d'accélération du rythme historique a précédé selon moi les inventions techniques que vous citez. On la trouve exprimée, dès la première moitié du XIXe siècle, avec la rapidité croissante des déplacements ou de l’information permise par les chemins de fer, puis les bateaux à vapeur, le télégraphe visuel puis électrique, les câbles interocéaniques. La presse, qui profite de ces inventions, présente au jour le jour des événements qui naguère mettaient des mois ou des années pour parvenir sur un autre continent. Jules Verne a mis en roman pour un vaste public cette nouvelle réalité, aussi bien avec Cinq semaines en ballon, Vingt mille lieues sous les mers que Le tour du monde en 80 jours. Dans les expositions universelles, on familiarise le grand public avec les innovations les plus récentes et  la médecine s'inquiète déjà des effets de cette rapidité sur le cerveau humain et l'équilibre psychologique. On ne parle pas du "stress" de la vie moderne mais de la "nervosité" et de l'instabilité qu'elle suscite. Emile Durkheim y voit l'une des origines de ce qu'il appelle « l'anomie », c'est-à-dire la perte des repères  et l'affaiblissement des cadres rassurants de la société ancienne ; plus mobiles, les individus remettent toujours plus en question tout ce qui les entoure. Même si ces observations nous paraissent très exagérées, vues d’aujourd’hui, elles présentent de grandes analogies avec les diagnostics du sens commun sur l'accélération continuelle que permettent les inventions du XXe siècle et plus encore des vingt dernières années.

Si l'on peut être impressionné par la vitesse du monde contemporain, peut-on imaginer que nos modes de vie s'accélèrent encore à l'avenir ? Existe t-il un seuil à partir duquel un rythme aussi soutenu deviendrait intenable ?

Michel Dib : La vitesse du cerveau de l'être humain est toujours différente selon les individus, cela dépend donc par définition des différents rythmes que chacun peut soutenir au niveau du cerveau. Les personnes hyperactives peuvent ainsi s'accommoder bien plus facilement d'un environnement très sollicitant. Cependant, même ces derniers possèdent leurs limites et il est évident que ces personnes, plus à l'aise dans un environnement turbulent, peuvent elles-mêmes souffrir de surmenage. Il existe donc bien un "seuil", différent cependant en fonction des différentes personnalités.

Christophe Charle : Si, sur les deux derniers siècles, on a l’impression de loin d’une accélération continue et si donc on peut en conclure que l’avenir sera identique, c’est en partie une illusion liée au regard de longue durée. Les innovations qui accélèrent certains rythmes connaissent des moments de plateau, ou bien les sociétés elles-mêmes opposent des résistances tandis que les inconvénients de certaines nouvelles façons de fonctionner deviennent sensibles et des législations interviennent pour ralentir le processus : les chemins de fer ne se sont pas imposés sans mal. La haine des automobiles n’a jamais cessé, ni la critique des TGV et des voies rapides ou les retombées négatives du transport aérien tandis qu’aujourd’hui se développe le discours souvent suivi de pressions ou entraves pour remettre en cause les effets nouveaux des technologies liées au numérique et à l’électronique.

Ces réactions ne sont pas toutes vouées à l’échec surtout si elles laissent à l’écart de plus en plus de gens. Au centre des villes, avec la chasse aux voitures remplacées par d’autres modes de transport moins polluants on est plutôt dans une phase de ralentissement ou de stagnation de la vitesse de déplacement. Pour qui se sert régulièrement du courrier électronique il est clair que les flots de spams et courriers inutiles dont nous sommes abreuvés suscitent chez un nombre croissant la prise en grippe de ce mode de communication ou un ralentissement des réponses pour faire cesser le bombardement qu’une réponse trop rapide suscite aussitôt. L’actualité nous fournit aussi maints exemples de ces décideurs surinformés qui au lieu de mieux ou plus vite décider finissent par être paralysés par les sollicitations multiples. La difficulté à prévoir la suite est que ces multiples phénomènes d’action et réaction à l’accélération ne sont pas eux mêmes en phase, ni d’intensité inégale et qu’on ne peut dès lors prévoir l’issue à l’avance car il faudrait soi-même vivre dans un autre espace temps pour disposer du recul nécessaire à la pesée de tous ces facteurs. C’est le privilège de l’historien, mais il ne peut prévoir qu'à partir du moment où tout est fini et que sa prédiction n’intéresse plus que les nostalgiques de l’époque révolue qu’il a cherché à restituer dans sa complexité.

Une expérience menée par la psychologue américaine Emily Pronin semblait démontrer que le visionnage d'une vidéo légèrement accélérée était vécu comme plus agréable. Comment expliquer cette attirance permanente de l'être humain pour le mouvement et la vitesse ?

Michel Dib : Là encore il s'agit d'une affaire de stimulus, puisqu'une succession très rapide d'informations active les circuits de l'excitation et du plaisir. On pourrait ainsi parler d'une sensation proche de l'euphorie à mesure que le cerveau s'approche de la saturation. Cela relève d'une attirance très pulsionnelle pour un plaisir de court-terme qui mène néanmoins à l'épuisement au bout d'un certain temps. On se retrouve donc dans une espèce de schizophrénie entre d'un côté le besoin de prendre son temps pour analyser son entourage et celui de chercher la stimulation, cette stimulation étant encore une fois liée à des pulsions inconscientes dont l'origine reste, encore aujourd'hui, difficile à déterminer.

Christophe Charle : De même que le sentiment d'accélération se diffuse au XIXe siècle on constate qu'à la même époque les publics apprécient des formes culturelles qui rompent avec les rythmes ou les formats anciens : les pièces de théâtre raccourcissent, pratiquent les mélanges autrefois prohibés ; les musiques sont jouées plus vite et les danses s'accélèrent si l'on pense à la valse et à la polka. Une danse de l'époque s'appelle le "galop", et c'est significatif. Ces nouveaux rythmes appropriés dans les activités festives répondent sans doute à l'accélération d'autres aspects de la vie, mais sans doute aussi procurent un plaisir particulier, comme dans les produits ultra rapides que vous citez. Mais il est probable aussi que ce plaisir n'est pas universel ni uniforme. Ces nouveautés, comme aujourd'hui, sont adoptées de préférence par les jeunes générations dont les corps peuvent suivre, qu'il s'agisse de musique, de danse, de spectacle, d'appropriation d'images. Cela crée une complicité de classe d'âge comme celle apparue dans les années 1950 et 60 avec les musiques rock et pop caractérisées aussi par des rythmes différents de ceux des générations antérieures, renvoyées à leur "ringardise". Il n'est pas sûr toutefois que la correspondance soit constante. Le doute sur le progrès, la fatigue du stress qu'il provoque pour rester dans la course font renaître, y compris dans les générations qui prenaient plaisir à s'étourdir (car en vieillissant elles ne peuvent plus suivre à leur tour), des réactions de fatigue et de saturation. On le voit avec la résurrection à intervalles réguliers de modes "rétro", la restauration de modèles culturels anciens fondés sur la lenteur comme compensation au vertige environnant.

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