Comment Thatcher a sauvé la Grande-Bretagne mais précipité le monde dans la crise actuelle<!-- --> | Atlantico.fr
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Que faut-il retenir de positif dans les réformes économiques et sociales de la Dame de fer ?
Que faut-il retenir de positif dans les réformes économiques et sociales de la Dame de fer ?
©Reuters

Une méthode dangereuse

La sortie de "La dame de fer" a créé la polémique cette semaine en Angleterre. Le film revient sur le parcours de Margaret Thatcher a la tête du pays. Sa politique musclée, aujourd'hui critiquée a toutefois permis au Royaume-Uni de connaître une longue période de prospérité de 18 ans, quasiment inconnue depuis l'ère victorienne. Mais le libéralisme qu'elle mena n'a-t-elle pas mené à la crise que nous connaissons aujourd'hui ?

Jacques   Leruez

Jacques Leruez

Jacques Leruez est spécialiste de l'étude du régime et de la vie politique britanniques. Directeur de recherche émérite au CNRS, il a été professeur à l'IEP de Paris. Il a notamment écrit "Thatcher la Dame de fer" (André Versaille éditeur, 2012)

 

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Atlantico : A l'heure où l'on célèbre Thatcher notamment au cinéma, comment expliquez-vous l'ascendant extraordinaire qu'elle a exercé sur les Britanniques pendant plus de 11 ans de gouvernement et même au-delà ?

Jacques Leruez : Il faut d'abord évoquer la situation de la Grande-Bretagne quand elle est arrivée au pouvoir en mai 1979. Depuis le premier choc pétrolier (1973), le pays connaissait une inflation à deux chiffres (25% en 1975) et la livre, flottante depuis la dévaluation du dollar en 1971, glissait chaque jour davantage au point qu'en 1976, comble du déshonneur pour un peuple aussi fier que les Britanniques, le gouvernement dut faire appel au FMI pour un prêt de 3,9 milliards de dollars, somme très importante à l'époque, moyennant une lettre d'intention qui le contraignit à couper profondément dans les dépenses publiques. Bref, le Royaume-Uni passait alors pour "l'homme malade de l'Europe". De plus, le gouvernement travailliste de James Callaghan, minoritaire à la Chambre des Communes depuis 1976, dirigeait le pays à la petite semaine avec l'appui fragile des petites formations (libéraux et nationalistes). Malgré tout, le Premier ministre restait assez populaire et présentait toujours un visage souriant et optimiste - d'où le surnom de "Sunny Jim" (Jim le Rayonnant) que la presse lui donnait . Aussi pensait-il qu'il pourrait imposer une quatrième année d'une politique des revenus - qui consistait principalement en une limitation stricte (par la loi) des hausses de salaires - appelée "Contrat Social" parce que négociée avec les dirigeants des grands syndicats. Il n'en fut rien ; d'où, d'octobre 1978 à février 1979, une série de grèves partant de la base et plus ou moins anarchiques, affectant d'abord le secteur privé, puis s'étendant au secteur public, face à un gouvernement assez désemparé et finalement capitulant devant le flot des revendications.

Cette période, que les médias ont qualifiée en termes shakespeariens d' "hiver du mécontentement", montrait aux Britanniques qu'un gouvernement travailliste n'était pas plus apte à résister aux syndicats et à leurs troupes que le gouvernement conservateur d'Edward Heath qui avait été déstabilisé et finalement avait sombré, face à deux grandes grèves des mineurs (1972,1974). D'où le ralliement d'une majorité de l'opinion derrière celle qui venait de détrôner Heath à la tête du parti conservateur (1975), que les Soviétiques avaient qualifiée de "dame de fer" dès 1976 et qui annonçait un programme économique vraiment libéral, qui tranchait non seulement avec l'action de Heath mais aussi avec la politique modérément keynésienne des gouvernements conservateurs qui s'étaient succédés de 1951 à 1964. Toujours est-il que cette politique, dont on a pu dire qu'il s'agissait d'une "révolution", a transformé profondément le visage de la Grande-Bretagne, car elle s'est inscrite dans la durée, avec l'assentiment du plus grand nombre. Ne l'oublions pas : Margaret Thatcher a remporté haut la main trois élections générales : 1979, 1983 et 1987 et, grâce à elle, son parti est resté au pouvoir dix-huit ans d'affilée. Autant de records, du moins à l'époque contemporaine.

Que faut-il retenir de positif dans les réformes économiques et sociales de la Dame de fer ?

Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Thatcher abolit la politique des revenus de son prédécesseur, qui était de toutes façons en lambeaux après les grèves de l'hiver précédent et personne, y compris Tony Blair et Gordon Brown, malgré un taux d'inflation toujours plus élevé que la moyenne de l'Union Européenne, n'a songé à rétablir ce type de politique. L'arme choisie pour combattre l'inflation fut, selon les enseignements de Milton Friedman, une gestion très stricte de la masse monétaire associée à un taux de change particulièrement élevé. D'où une récession sans précédent depuis 1945. Résultat : des pans entiers de l'industrie manufacturière s'effondrèrent, la production industrielle chuta de plus de 10%. et le nombre des chômeurs fit plus que doubler en quelques années. La situation parut alors si alarmante qu'un commentateur, las d'entendre dire qu'il fallait en passer par là pour redresser le pays, déclarait que la Grande-Bretagne "allait mourir guérie". Plus sérieusement, trois centre trente-quatre économistes (dont le prix Nobel James Meade) signaient une lettre ouverte au gouvernement, reproduite dans toute la presse, réclamant un changement de cap total de la politique économique.

Naturellement, la Dame de fer ne dévia pas du chemin qu'elle s'était tracé. Pourtant, dès 1982, l'économie repartait, lentement d'abord, plus rapidement ensuite, mais cette amélioration n'aurait sans doute pas suffi à permettre l'éclatante victoire électorale de mai 1983, sans l'audacieuse reconquête des Malouines, qui confirmait que le pays était gouverné d'une main ferme. "La Grande-Bretagne est à nouveau grande" pouvait déclarer le Premier ministre. Même s'il fallut attendre 1985 pour que la production manufacturière retrouve son niveau de 1979 et pour que le chômage commence à régresser, on peut dire que la thérapie thatchérienne, malgré sa brutalité, a été efficace à long terme: entre 1982 et 1989, c'est-à-dire en neuf ans, la Grande-Bretagne a enregistré des résultats meilleurs que ses principaux partenaires de l'OCDE mais aussi meilleurs que ceux qu'elle avait connus dans le passé. Ainsi, entre 1985 et 1989, la croissance du PIB dépassa largement 3% par an, et, parallèlement, le chômage déclina spectaculairement, passant de 11,8 % encore en 1986 à 6% au début de 1990.

Mais, ce qui est le plus important, c'est ce qui s'est passé après le départ de Mme Thatcher (fin 1990). Avec des hauts et des bas, et jusqu'à la crise des "sub-primes", le Royaume-Uni a joui, certes avec des retombées sociales inégales, d'une longue période de prospérité de 18 ans, quasiment inconnue depuis l'ère victorienne, au point même que certains observateurs estimaient qu'elle en avait fini avec les cycles stop and go, (alternances brutales entre des phases de croissance inflationniste et des périodes de déflation sources de chômage), qui l'avaient caractérisée depuis 1945. C'est en quoi John Major (1990-1997) et Tony Blair (1997-2007) ont été les bénéficiaires de l'héritage thatchérien.

Justement, pensez-vous que l'ancien Premier ministre porte une responsabilité dans la crise mondiale actuelle ?

Oui, sans aucun doute, car, en parallèle avec l'action du président Reagan, sa politique a contribué à accélérer le processus de "globalisation". Son slogan de "moins de gouvernement" a été dévastateur. Sans les privatisations (la vente de l'argenterie de famille, comme disait l'ancien Premier ministre, Harold Macmillan), qui certes ont apporté au trésor public des recettes ponctuelles mais éphémères, l'Etat britannique serait resté plus fort vis à vis des multinationales et les spéculations de toutes sortes. De plus, dès 1979, les mouvements de capitaux étaient libérés. En juin 1980, disparaissait le "corset", qui obligeait les banques britanniques à déposer une partie de leurs avoirs auprès de la Banque d'Angleterre. Ces décisions ont considérablement accéléré l'internationalisation de l'économie. La Grande-Bretagne, qui était déjà un des pays les plus ouverts aux multinationales étrangères, le fut encore davantage: fusions, concentrations et investissements directs se multiplièrent, notamment les investissements japonais.

La libéralisation des activités financières, déjà bien avancée par les décisions que je viens d'énoncer, a été complétée, en 1986, par le fameux Big Bangqui a dérégulé les activités de la City de Londres. Cette révolution, destinée à introduire la concurrence dans le saint des saints, a finalement permis à Londres de garder son rôle de leader et de plaque tournante en matière d' "industrie de la finance". Il n'empêche que la place de Londres, autrefois célèbre pour sa devise (My word is my bond : ma parole est un engagement ) a vu son éthique dégradée par la concurrence et les méthodes étrangères, et a cessé d'être un club aux règles morales de haut niveau, comme le montrent les nombreux scandales et affaires qui ont éclaté depuis lors.

Si bien que la City est devenue un Etat dans l'Etat - certains même l'accusent d'être un véritable paradis fiscal - dont les activités sont largement déconnectées de l'économie réelle et dont les intérêts divergent souvent de ceux de l'ensemble des Britanniques. Mais elle a pris une telle importance à la fois comme employeur distribuant des rémunérations élevées et comme pourvoyeur de la balance des paiements britannique qu'elle en est devenue presque incontrôlable par les pouvoirs publics. 

Propos recueillis par Antoine de Tournemire

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