Sudhir Hazareesingh : "La France est confrontée à un rétrécissement de son horizon intellectuel et à l’émergence d’une forme de néo-conservativisme"<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Sudhir Hazareesingh, autour de l'ouvrage "Ce pays qui aime les idées" aux éditions Flammarion.
Sudhir Hazareesingh, autour de l'ouvrage "Ce pays qui aime les idées" aux éditions Flammarion.
©

Conception frileuse de la citoyenneté

Sudhir Hazareesingh, professeur à Oxford et auteur de "Ce pays qui aime les idées", analyse et critique le débat en France, de plus en plus pessimiste et déconnecté. La crise du discours politique français s'explique selon lui par le manque d'innovation intellectuelle des technocrates et par l'absence de réflexion collective au sein des grands partis.

Sudhir Hazareesingh

Sudhir Hazareesingh

Sudhir Hazareesingh est professeur à l'Université d'Oxford et auteur de  "Ce pays qui aime les idées" qui a reçu le "Grand Prix du Livre d'Idées 2015", décerné par la rédaction de la revue Panorama des Idées.

Voir la bio »

Atlantico : Une victoire du FN aux régionales ne serait-elle pas la conséquence du dogmatisme de certains intellectuels qui a conduit à l’éviction des questions liées à l’immigration, l’intégration, l’identité française systématiquement écartées par la gauche de peur de stigmatiser les minorités et moins du silence des intellectuels que vous dénoncez dans votre livre? 

Sudhir Hazareesingh : Il n’y a aucune éviction des questions liées à l’immigration et à l’intégration, au contraire ces questions ont été constamment évoquées en France depuis la fin des années 80 – voyez notamment les discussions sur le port du voile. Le véritable problème, c’est le rétrécissement de l’horizon intellectuel en France depuis la fin du 20e siècle, et l’émergence d’une forme de néo-conservativisme qui se manifeste par une conception nostalgique et frileuse de la citoyenneté. D’où, par exemple, la persistence des intellectuels français – gauche et droite confondus -- à ne vouloir penser la question du vivre-ensemble qu’à travers la notion de laicité, et donc d’avoir transformé cette notion républicaine en doctrine sociale (ce qu’elle n’a jamais été).

Cette transformation a eu pour effet de créer deux camps (on aime bien cela en France), et de mettre immédiatement au ban de la société ceux qui ne se ralliaient pas au slogan laique, et en premier lieu les musulmans. Et cela a bien entendu fait le jeu de l’extrême droite, à tel point qu’il n’y a pas de plus grand défenseur de cette laicité fermée et doctrinaire que le Front National.  Laicité et identité nationale sont deux choses bien distinctes: la loi de 1905 n’est pas appliquée en Alsace, et pourtant les Alasatiens sont des bons français…

Le fait que les discours des politiques de gauche comme de droite prononcés pendant les meetings de campagne se focalisent sur l’état de notre société et moins sur le contenu de leur programme, est-il révélateur du manque d’idée? Albert Thibaudet proclamait «la politique, ce sont des idées». La politique française est-elle en panne d’idées?  

Il y a effectivement une double crise au niveau des idées. D’abord, les élites françaises sont de plus en plus homogènes, à la fois socialement et dans leur formation intellectuelle: ce sont des technocrates, de purs produits des Grandes Ecoles, comme François Hollande. Les technocrates ont beaucoup de qualités, mais la créativité et l’innovation intellectuelle n’en font pas partie. D’où la crise du discours politique en France, et son incapacité à offrir des horizons nouveaux sur des sujets essentiels (comme l’Europe, ou le “modèle” français).

Deuxième problème: les liens entre le monde intellectuel (et universitaire) et le milieu politique se sont de plus en plus distendus. La réflexion collective dans les grands partis de droite comme de gauche n’est plus une priorité, et donc les idées nouvelles n’émergent pas. C’est aussi une conséquence perverse du présidentialisme à outrance en France: les partis sont devenus essentiellement des écuries de dressage pour les élections présidentielles; les programmes sont peu discutés. Ce sont les communiquants qui formattent le discours politique aujourd’hui. Comment s’étonner que le public y trouve de moins en moins son compte?

L’omniprésence du thème de la sécurité dans la campagne électorale des régionale ne serait-elle symptomatique de cette hégémonie culturelle qui aurait changé pour passer dans celui de la droite réactionnaire et conservatrice? 

Il y a de cela: avec les attentats de Janvier, puis de Novembre, les Français sont inquiets, et cette inquiétude est légitime. Mais le discours sécuritaire est présent depuis longtemps en France: Chirac l’avait déployé contre Jospin en 2002, et Sarkozy en avait fait l’un des fondements de son image politique. Et la dénonciation de l’insécurité est un leitmotif du Front National depuis des lustres, avec le sous-entendu que c’est la faute aux immigrés (et/ou aux musulmans). Mais sans trop verser dans la psychanalyse, je dirais qu’il y a aussi quelque chose de plus profond dans ce fétichisme sécuritaire en France: un sentiment d’inquiétude face à un monde de moins en moins lisible, où la place politique et culturelle de la France est beaucoup moins assurée. D’où la névrose française depuis le début du 21e siècle, qui se traduit par un pessimisme généralisé.

Comment comprenez-vous l’abstention ? La meilleure façon de la combattre et de renouer le peuple avec la politique n’est-elle pas de réactiver un débat loyal qui ne tomberait pas dans l’écueil des anathèmes et des postures idéologiques?

L’abstention reflète plusieurs types de contestation: celle des déçus de la politique, qui se sont mis en marge mais qui peuvent revenir au bercail s’ils ont une offre politique différente, et celle des aliénés, qui rejettent absolument le système. Je pense qu’une des causes majeures des deux abstentions est le sentiment que les hommes politiques ne tiennent pas leurs promesses: de Chirac, qui avait juré de réparer la “fracture sociale”, jusqu’à Hollande qui avait promis le “changement”, en passant par Sarkozy, qui a peu avancé dans son programme de libéraliser l’économie française: ils se sont tous plantés. En fait le problème n’est pas l’idéologie, mais l’absence d’idéologie: on a depuis longtemps maintenant une gauche et une droite de gouvernement qui disent (et surtout font) à peu près la même chose sur les sujets essentiels.

Est-ce que les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre ne sonnent-ils pas le glas d’une idéologie multiculturelle déconnectée de la réalité et ne vont-ils pas marquer le retour à la question de l’intégration et de la nécessité à réactiver son moteur?

Je ne suis pas d’accord. Le djihadisme actuel est un phénomène qui n’a rien à voir avec la politique culturelle interne des pays occidentaux: Daesh recrute essentiellement parmi les déclassés et les petits délinquants, et aussi dans le milieu carcéral (c’est d’ailleurs dans les prisons irakiennes que le mouvement est né). Ce qui est déconnecté de la réalité, c’est le discours public en France sur les musulmans, notamment celui véhiculé par une certaine presse populiste, qui est schématique, essentialiste et caricatural. D’abord, combien les musulmans sont-ils en France? On ne le sait pas: en Septembre, en première page du Monde, un article affirmait qu’il y avait “entre 2 et 5 millions de musulmans en France”. Cette absence de données traduit une non-reconnaissance, et une certaine invisibilité des minorités en France, et laisse le champ libre aux fantasmagoristes comme Finkielkraut et Zemmour, qui attisent l’islamophobie.

C’est absolument ridicule d’être dans une situation pareille et il est grand temps que la France adopte des statistiques ethniques. Comme cela, on prendra conscience de la complexité des communautés musulmanes (il faut utiliser le pluriel, car ils ne sont pas “un bloc” homogène), et aussi des multiples problèmes auquels ils sont confrontés: sociaux, économiques, culturels, et politiques – sans oublier l’héritage colonial, pas encore vraiment soldé par la France.

Mais si on prend un telle approche, plus empirique et constructive, on saura qui sont réellement les musulmans de France, comment ils vivent, quelles sont leurs valeurs et leurs aspirations, et comment ils ont déjà inventé, dans leur pratique sociale quotidienne, une forme de multiculturalité vivante et dynamique, qui n’est aucunement en contradiction avec les grands principes républicains. Et on aura ainsi la confirmation de ce que les spécialistes de l’Islam comme Olivier Roy nous ont clairement laissé entendre: que l’immense majorité sont bel et bien intégrés dans la nation française. Ce n’est pas un hasard que les terroristes ont ciblé les 11e et le 18e arrondissements: c’est cette mixité sociale et culturelle qu’ils veulent à tout prix détruire.

Enfin, l’intégration en France passe aussi par une politique étrangère cohérente au Maghreb et au Moyen-Orient, qui prenne vraiment en compte les aspirations des peuples arabes. Or depuis une dizaine d’années la France ne fait que cafouiller dans la région, du soutien de Madame Alliot-Marie à Ben-Ali jusqu’à la vente par Hollande des Mistral au régime Egyptien dictatorial et sanguinaire de Sissi, sans oublier Sarkozy qui accueille en grande pompe Gadhafi à Paris puis contribue au renversement de son régime quelques années plus tard. Aujourd’hui en Syrie la France n’a aucune stratégie. Dominique de Villepin a écrit un excellent article à ce propos dans Libération (25 Novembre), nous gagnerons tous à mediter ses propos.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !