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SOS régalien à la dérive : comment l’Etat a abandonné maires, professeurs, médecins et autres « soldats » publics sur le front des fractures françaises
©Reuters

SOS

D'après les chiffres du ministère de l'Intérieur, cette année plus de 350 maires ou maires-adjoints ont été victimes d'atteintes volontaires à leur intégrité physique : le dernier en date est le maire de Signes, Jean-Mathieu Michel. Les violences commises contre les professeurs et les policiers ont également fortement augmenté ces derniers mois.

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Pris en étaux entre l’État qui les abandonne et leur impose de lourdes contraintes et une partie de la population qui semble les haïr, les représentants de l’État sont de plus en plus malmenés ces derniers temps. Quels sont les mécanismes d'abandon qui expliquent la fracture entre l’État et ses représentants publics ?

Edouard Husson : Un peuple est une réalité socio-politique. Il n’y a pas d’Etat sans société dont il est l’émanation. C’est ce que notre pays a beaucoup de mal à accepter depuis la Révolution française. La formule de Maurras, « politique d’abord » montre bien comment c’est tout le spectre politique, des monarchistes aux jacobins, qui s’est épris du mythe de l’Etat tout puissant, pouvant tout, capable de tout résoudre. Or l’Etat n’est fort que de la force de la société qu’il contribue à structurer et qu’il a pour mission de défendre des désordres intérieurs et des menaces extérieures. Jamais nous n’avons eu un Etat aussi obèse et impuissant à la fois. 57% du PIB français passe entre les mains de l’Etat. Les régions ont reproduit l’inflation de la fonction publique déjà pratiquée au niveau central. Et pourtant, jamais notre Etat n’a semblé plus impuissant à remplir ses missions fondamentales: sécurité, défense, éducation, santé, administration territoriale. Ceci vient en partie de la dérive étatiste qui nous caractérise depuis les années 1970. Cela vient aussi de ce paradoxe: quand les représentants de l’Etat ne croient plus dans les missions qui sont les leurs, on a affaire à un Etat tyrannique qui enjoint à la société de le détester. La police est à la fois brutale et cible de violences, qu’il s’agisse des banlieues ou des Gilets Jaunes; les instituteurs et les professeurs du secondaire ont souvent accompagné l’idéologie gauchisante de programmes scolaires où il est devenu détestable que la France soit connue et aimée. D’une manière générale, c’est la combinaison du vichysme non surmonté - le fameux « En 1940 j’ai cru voir la France mourir » de François Mitterrand et l’individualisme absolu de 1968 qui se sont prêté main forte pour défaire le sentiment national. Comme on est dans la France d’après 1789, tout est passé par la conquête du pouvoir d’Etat, une longue marche à travers les institutions  des maoïstes, une révolution permanente des trotskistes, un coup d’Etat permanent des européistes: telle est l’origine de la lente décomposition du tissu national auquel nous assistons. 350 maires ou maires adjoints victimes de violence en 2019! 1 commune sur 100 touchées. Ce n’est pas rien ! 

Maxime Tandonnet : Le phénomène se rattache à l’anomie qui caractérise la société moderne. La perte des repères moraux, des valeurs de respect se traduit par une montée de la violence au quotidien. Le rapport d’autorité est bafoué. On assiste à une inversion des valeurs : dans une société d’extrême individualisme, ou chacun est son propre roi, celui qui incarne l’autorité n’a pas vocation à être écouté et respecté mais au contraire, à servir de défouloir ou de bouc émissaire à toutes les frustrations du corps social. L’Etat, ou plutôt le politique, est dépassé par rapport à cette situation. Que faire alors que les catégories chargées de faire respecter la loi ont-elles mêmes perdu le contrôle des événements ? En outre ce climat d’hostilité et de violence envers tout ce qui incarne l’autorité n’intéresse pas les médias à l’exception des drames comme le décès d’un maire. Qui parle des agressions quotidiennes contre les professeurs, les policiers, les maires ? Dès lors que ce sujet est ignoré par l’actualité, il ne représente pas un enjeu politique ou électoral et il est laissé au second plan. 

Yves Michaud : Je vois deux raisons à cette situation.

De manière générale, il s’est produit une fantastique dérive de l’État de droit qui s’est hypertrophié. Nous avons  multiplié les droits catégoriels au nom des « droits de l’homme » en ne voulant pas nous rendre compte qu’en réalité, c’était les droits du citoyen qui en feraient les frais. L’État de droit, dans sa complexité galopante, est fait soit pour les très riches qui ont les moyens de multiplier les procédures coûteuses avec leurs avocats, soit pour les racailles dont les méfaits à répétition saturent le système et qui bénéficient de toutes les circonstances atténuantes de la création. Voyez l’affaire de Signes ! Voyez comment on essaie maintenant de nous faire pleurer sur deux malheureux innocents qui ne pouvaient pas voir qu’ils écrasaient quelqu’un ! Voyez comment les délits fiscaux du baron Seillières et de ses acolytes, datant de 2007, ne sont toujours pas venus à procès !

La seconde raison est plus concrète : les petits délits, y compris quand ils ont des conséquences dramatiques, échappent aux sanctions ou sont traités avec une mansuétude effarante. D’abord il faut arriver à prouver le délit et il est quasiment impossible de prouver quoi que ce soit au-delà de tout doute possible, y compris le plus évident. Vous vous mettez en infraction, vous voulez fuir, vous écrasez un responsable public : qui prouvera que vous l’avez fait volontairement ? Ensuite, il y a tellement de délits que la justice est au bord de la paralysie aussi bien pour juger que pour faire exécuter les peines. Et pour couronner le tout, il y a la dégoulinade de « bienveillance » sur la politique comme sur la justice et l’enseignement. Même les pires assassins sont bons et gentils et rien n’est de leur faute.

Alors que ceux qui sont sur le terrain se débrouillent ! Et en plus qu’ils respectent à la lettre toutes les règles ! Sinon gare à eux ! Les profs ne doivent pas faire de vagues, les policiers pas de bavures et les maires se contenter de donner des vins d’honneur.

L'abandon par l’État de certaines catégories sociales et économiques est allé de pair avec la chute de popularité de ces mêmes catégories dans la population. A quand remonte cette fracture entre l'autorité gouvernementale et ses représentants dans l'ordre public ? Par quels événements et facteurs politiques a-t-elle été entretenue ?

Edouard Husson : Les fonctionnaires, à part la frange supérieure des grands commis de l’Etat, sont mal rémunérés. Mais ils ont un emploi stable. On a donc eu affaire à un ressentiment multiple, dans un pays caractérisé par la montée du chômage, l’absence d’assimilation des étrangers et la montée des inégalités sociales. Policiers, professeurs, médecins, infirmiers, souffrent, mais s’en ouvrent rarement, du décalage entre leur rémunération, le temps de travail qui est effectivement le leur et leur pouvoir d’achat. Il y a cinquante ans, un professeur d’université français gagnait autant qu’un professeur d’université allemand.  Et puis est venue la forte dévaluation du franc par rapport au mark. Au moment du passage à l’euro, en 1999, le rapport du franc au mark est de un à trois. Et le différentiel de salaire entre les académiques des deux pays, malgré un effort de revalorisation en France est de un à deux. Ce n’est pas rien ! Et rien n’a changé depuis vingt ans. L’exemple de la police, aussi, est intéressant: Nicolas Sarkozy s’est fait élire, en 2007, sur un programme de renforcement de la sécurité et donc des forces de l’ordre. Mais les moyens n’ont pas suivi: et pour cause, il fallait rester dans le strict respect des critères de Maastricht. Une partie du malaise actuel, qui se traduit par des suicides, entre autres symptômes, est lié à la fois au surmenage et au sentiment d’un manque de reconnaissance réelle de la police par les gouvernements qui se succèdent. Prenons les forces armées: d’un côté, le Général de Villiers s’est fait traiter comme un moins que rien par président qui n’a jamais fait son service militaire; mais, de l’autre son successeur, le Général Lecointre, s’est plaint récemment de ce que des officiers généraux en deuxième section (ayant quitté le service actif mais susceptibles d’être rappelés en cas de conflit) utilisaient pleinement la possibilité d’engagement électif au niveau communal qui leur est désormais reconnue. On est en plein dans l’injonction paradoxale qui caractérise aujourd’hui les relations entre l’Etat et la société. 

Maxime Tandonnet : Cette chute de popularité est discutable : les maires, les policiers, les enseignants, les médecins sont plutôt populaires globalement dans l’opinion. Mais le problème, c’est la société d’enfants gâtés qui ne supportent pas les contraintes. Dans l’absolu, tout le monde demande de l’autorité pour les autres mais ne l’accepte pas pour soi-même. La cassure remonte aux années 1960 et plus spécifiquement au fameux slogan, « il est interdit d’interdire », de mai 1968. C’était le début d’un processus et les choses se sont dégradées par la suite. Dès lors qu’aucune autorité n’est légitime, ceux qui l’incarnent deviennent eux-mêmes illégitimes. D’où l’intolérance, le chaos et la violence qui se répandent notamment envers ces catégories. Par la suite, aucun gouvernement n’a jamais vraiment fait le choix de placer ces questions au centre de ses priorités. Le renoncement s’explique par la démagogie, aller dans le sens du vent, ne pas paraître répressif. Il est plus valorisant, par exemple, en termes de démagogie, de réduire la durée du travail que de combattre la violence envers les policiers ou les professeurs. Sarkozy, pendant son quinquennat, est le seul à avoir voulu relever ce défi en affichant la sécurité comme une priorité politique absolue. L’expérience montre comme ce fut difficile, compte tenu de l’hostilité des médias et corps intermédiaires…

Yves Michaud : L’abandon par l’État ? La situation, c’est « délire réglementaire + mépris du terrain ». C’est vrai dans l’Éducation nationale où on a pondu des milliers de décrets, circulaires, règlements en laissant les professeurs et chefs d’établissement se débrouiller. Idem pour la police de terrain : on a abandonné des quartiers entiers à la délinquance et aux trafics. Ici aussi, omertà. De même encore pour les hôpitaux : entre la disparition des médecins généralistes et la recherche de médecine gratuite les services d’urgence sont devenus des jungles. Le gros problème français est que chacun veut bien faire le chef dans son bureau mais personne ne veut se retrousser les manches. La fonction publique, c’est « puisque j’ai décidé, c’est fait ». Cela va du Président de la République au plus petit chef de bureau. Travailler à la base, être sur le terrain, c’est faire le sale boulot. La République est paralysée par sa bureaucratie. Entre parenthèses, le problème de l’État en France, ce ne sont ni les déficits ni même le nombre abracadabrant de fonctionnaires mais la productivité nulle de cet appareil. Avec tout cet argent et tous ces gens, on devrait faire tellement mieux ! On dira que je radote mais, tant pis !, j’incrimine une fois de plus l’ENA qui a phagocyté l’État. Un énarque, c’est un type qui est capable d’une seule chose : répondre cérémonieusement à votre demande en vous conseillant de « prendre l’attache » d’un autre quidam… Ayant été à ma manière haut fonctionnaire un temps, j’ai vu des choses ahurissantes. Et je me souviens aussi de la devise du mathématicien Georges Poitou inventeur de la Faculté d’Orsay : « vite fait, mal fait – sinon jamais fait ».

Si une partie de la population s'en est directement prise aux représentants de l’État ces derniers mois pour adresser ses reproches au gouvernement, refonder une relation équilibrée entre l’État et la fonction publique n'est-il pas nécessaire pour reforger le lien social entre le gouvernement et la population ?

Edouard Husson : En fait, chaque cas est particulier, car il correspond à une situation sociale différente. Vous ne citez pas les juges: ils sont proprement détestés par toute une partie de la population par une assimilation (abusive mais entretenue par les intéressés eux-mêmes) entre leur profession et le syndicat de la magistrature. La décomposition du tissu national a conduit à ce que bien des juges, politisés ou non, soient aujourd’hui en roue libre, ne se préoccupant plus de faire respecter la séparation des pouvoirs mais affichant carrément une forme d’indépendance institutionnelle. D’une manière générale, c’est l’éclatement qui l’emporte. Pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet, nous avons affaire à un « archipel français ». Pour que notre pays retrouve le sens du respect envers sa fonction publique, il faudra que le fait de servir l’Etat retrouve son sens. Il faudra que l’amour de la patrie revienne au coeur du débat public. C’est peu probable que cela se passe durant le présent quinquennat: notre président, qui a expliqué qu’il n’y avait pas de culture française, durant sa campagne électorale, lorsqu’il veut faire « peuple », va manger....une pizza. Plus sérieusement, il est allé jusqu’à mettre en cause le sens de l’action des hauts fonctionnaires en annonçant son intention de supprimer l’ENA. Non seulement, la boussole est cassée mais il s’agit de l’écrabouiller définitivement en sautant dessus à pieds joints ! C’est comme un appel direct du président à mépriser ceux qui font encore fonctionner, tant bien que mal, les commandes de la machinerie d’Etat. Certains diront que ce n’est pas nouveau. François Mitterrand, par exemple, a largement cassé le prestige de notre corps diplomatique en nommant massivement des non-diplomates sur des postes d’ambassadeur. Mais nous sommes au bout d’un processus. Le grand défi va être celui de l’émergence d’une nouvelle élite politique capable de canaliser les soulèvements type « Gilets Jaunes », en même temps que de rendre un sens à l’action des fonctionnaires et des notables de la République. 

Maxime Tandonnet : Oui, sûrement. Il faut un gouvernement qui inspire la confiance auprès des catégories les plus touchées par ces phénomènes. Les policiers, gendarmes, professeurs, les élus locaux confrontés à la violence ont besoin de se sentir soutenus, défendus, protégés par le pouvoir politique. Déjà au niveau du discours, c’est très important sur le plan psychologique. Mais aussi les actes sachant que la répression de la violence verbale et physique contre ces catégories devrait être la plus sévèrement réprimée. Depuis 2012, la sécurité des personnes n’est plus au centre du discours et de l’action politique. C’est une énorme erreur car le rôle de l’Etat est avant tout de protéger les hommes et les femmes les plus exposés à la violence et tout particulièrement ceux dont c’est le métier de le servir. Mais au-delà, le problème est beaucoup plus global, il est d’éducation, de civilisation. Réapprendre les valeurs de respect et d’autorité envers le policier, le professeur... On est à contre-courant de l’évolution d’une société qui penche de plus en plus vers l’individu roi qui ne se reconnaît ni dieu ni maître et vit comme si tout était permis. Il faudrait une prise de conscience des familles, des enseignants et des éducateurs. Qu’est-ce qui pourrait la provoquer ? Peut-être des événements graves, une rupture historique dont nul ne peut vraiment prévoir ou susciter la survenance…

Yves Michaud : A mon sens, une refondation passe par….une réforme draconienne et radicale de l’État. Et d’abord en le décentralisant pour de bon. La régionalisation n’a abouti qu'à une décentralisation bidon et...à la création de nouvelles bureaucraties régionales. Rappelez-vous le livre de Zoé Shepard Dé-bor-dée, ou comment faire trente-cinq heures en un mois !Il faut donner plus de pouvoirs à la base – aux chefs d’établissement, aux polices municipales, aux services hospitaliers. En n’oubliant jamais que plus de pouvoir en local implique nécessairement qu’il y ait aussi des défenseurs des droits pour protéger contre les « petits chefs » - et non pas les échelons hiérarchiques qui servent de parapluie ou les juridictions administratives qui sont une autre manière de confisquer le pouvoir et qui, entre parenthèses, produisent de plus en plus de décisions délirantes. Il faut aussi travailler à reconstruire la loyauté et le respect civique. C’est ce que j’ai essayé de dire dans Citoyenneté et loyauté, mon livre de 2017. A cet égard, le service civique, s’il était autre chose qu’un gadget, pourrait jouer un rôle très positif. Le défi principal aujourd’hui n’est pas le populisme mais la confrontation d’élites de pouvoir incestueuses et méprisantes et de citoyens qui n’y croient plus.

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