Ruben Rabinovitch : « Le sociologisme est devenu une philosophie de la culpabilité de la société alors que notre problème est une jouissance de détruire que rien n’endigue » <!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers lors d'une patrouille. Image d'illustration.
Des policiers lors d'une patrouille. Image d'illustration.
©Philippe HUGUEN / AFP

Violence au coeur de la société

Face à la vague de violence qui touche les jeunes, la société est-elle incapable d’être adulte et d’assumer la culture de la responsabilité qui va avec ou avons-nous un problème de justice des mineurs ? Ruben Rabinovitch, psychologue et psychanalyste, décrypte les ressorts de la violence au sein de la société et notre incapacité à accepter la frustration et l'autorité.

Ruben Rabinovitch

Ruben Rabinovitch

Ruben Rabinovitch est psychanalyste à Paris.

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Atlantico : Sommes-nous dans une société incapable de passer à l’âge adulte et d’assumer la culture de la responsabilité qui va avec ? Avons-nous des difficultés avec la justice des mineurs ? Sommes-nous en train de nous mentir à nous-mêmes en refusant le caractère intrinsèquement violent de la nature humaine, notamment chez les jeunes, et en préférant accuser les structures culturelles ou économiques et sociales de la société ?  

Ruben Rabinovtich : Les êtres humains ne sont pas moins frères par le fratricide que par la fraternité. Notre société est dans le déni de la part de destructivité, de violence et de haine qui est au fondement du cœur humain. Dans une sorte de rousseauisme mal digéré, elle s’évertue à se raconter que l’homme est né bon et que la société le rend mauvais. Le sociologisme est devenu la philosophie de la culpabilité de la société. Chacun cherche alors les explications comme naguère les sourciers l’eau souterraine à l’aide de leur baguette : la précarité, le racisme, l’absence des pères, les violences policières, le capitalisme, le gauchisme, etc. Toutes les causes sont bonnes à prendre pour prolonger le déni encore un peu et ne pas regarder la jouissance de détruire en face. Il suffit pourtant d’observer un petit enfant de trois ou quatre ans à la plage et de voir le plaisir qu’il prend à détruire un château de sable pour voir que cette part de destructivité est présente en chacun de nous dès la plus tendre enfance.

La civilisation repose et s’érige sur la répression des pulsions, de la violence et des instincts meurtriers. Les institutions sociales, la famille, l’école, la police et la justice ont pour tâche de transmettre et de matérialiser ces interdits structurants et ces butées fondamentales aux enfants et aux adolescents dès le plus jeune âge.

L’auteur britannique William Golding avait écrit en 1954 Sa majesté les mouches, un roman qui met en scène un groupe d’enfants de six à douze ans seuls sur une île déserte. Tous les adultes ont péri dans un crash d’avion. Livrés à eux-mêmes, la violence monte très vite, de l’emprise au sadisme jusqu’au meurtre.

Cette allégorie d’un groupe d’enfants au sein duquel l’autorité des institutions et des adultes ne fait plus la loi n’est pas sans lien avec la situation que nous connaissons.

Sans le musellement de cette destructivité propre à chacun, sans la mise en place de butées fondamentales, la violence monte toujours plus fort et toujours plus jeune. Aujourd’hui, le métier d’adulte ne trouve plus preneur. 

Est-ce que notre société a développé une incapacité à accepter la frustration et l’autorité ?

Depuis plus d’une cinquantaine d’années est en train d’advenir une nouvelle grammaire psychique dont la négation et l’interdit sont en train de disparaître au profit de l’impératif affirmatif. Du traditionnel « ne fais pas » de la morale des contes, on est passé au « venez comme vous êtes », « exigez l’impossible », « sème le chaos » du langage publicitaire. Comme l’ont analysé lumineusement les psychanalystes Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, nous sommes passés en quelques décennies d’un monde structuré par l’interdiction de jouir à un monde où jouir est un commandement. On observe l’effacement des pathologies traditionnels au profit de nouvelles pathologies : toxicomanies, troubles identitaires, « pétage de plomb », burn-out et chez les enfants et les adolescents : hyperactivité infantile, troubles déficitaires de l’attention, troubles oppositionnels avec provocation, etc. Ce n’est pas pour rien que des émissions comme Supernanny ou Pascal le grand frère ont rencontré un tel succès – et certainement pas seulement en banlieue.

La crise de l’autorité est intimement liée à ce que Jérôme Fourquet a appelé l’effondrement des « matrices structurantes ». Jérôme Fourquet désignait principalement par là la religion et le communisme mais c’est aussi le cas de la majeure partie des institutions structurantes de la vie sociale : famille, école, travail, justice, fonction paternelle, etc. L’horizontalité des rapports sociaux remplace progressivement les anciens principes d’autorité, de verticalité, de dissymétrie et de subordination dans toutes les sphères sociales. Nombreux sont les patients que je reçois qui expriment non seulement ne pas savoir comment exercer leur autorité mais qui expriment le fait de ne plus croire à la légitimité de leur autorité, voir à la légitimité de l’autorité tout court. Désormais, toute autorité est ressentie comme une domination, toute dissymétrie est vécue comme une inégalité et toute obéissance comme une soumission et une humiliation. 

Vous avez écrit sur la psychologie des meutes ultra-violentes à la suite des émeutes de l’été dernier. Pourriez-vous décrire l’univers mental de cette jeunesse ultra-violente ? 

Les drames de ces derniers jours peuvent chacun trouver un éclairage singulier. Une affaire de jalousie haineuse dans le cas de la jeune Samara, un crime d’honneur dans le cas du jeune Shamseddine, à Bordeaux, un rigorisme fanatique, en Eure-et-Loire une « colère immaîtrisée ». Si toutes ces lectures sont pertinentes, elles n’en ont pas moins un dénominateur commun : celui d’une jouissance de détruire que rien n’endigue. Le philosophe russe Julius Margolin écrivait dans sa « Doctrine de la haine » dans Voyage au pays des Ze-Ka : « A qui la faute ? dit le haineux, et il trouve toujours un offenseur à portée de main. »

Les jeunes gens que j’ai pu recevoir en consultation (braqueurs, tabasseurs, violeurs) avaient pour caractéristiques de ne pas avoir accès à la culpabilité, car pour cela il faut pouvoir se mettre à la place de l’autre, ce qui n’est pas le cas de ceux que j’ai pu rencontrer. Pas d’empathie non plus. L’empathie est le lien inaugural de la relation à autrui. Elle s’élabore autour de deux et trois ans et ne se rattrape pas, malheureusement, par des cours au collège, à raison d’une heure par semaine, comme la physique chimie ou la guitare. Une impulsivité que rien ne contient enfin. On comprend alors plus facilement comment un individu peut s’exposer à passer des mois ou des années en prison pour ne pas avoir résisté à sa pulsion de laisser pour mort quelqu’un qui lui a refusé une cigarette, qui lui a pris « sa » place de parking, qui l’a « mal regardé ». La violence s’accomplit simplement parce que l’opportunité est là, par « curiosité » ou par « recherche d’adrénaline », comme en avaient d’ailleurs fait état les témoignages recueillis dans le rapport de l’Inspection générale de la justice et de l’Inspection générale de l’administration remis au gouvernement en septembre après les émeutes de l’été dernier.

Le problème n’est pas tant l’absence de père comme on a pu l’entendre. D’abord parce que les pères en question ne sont pas si absents qu’on veut bien le dire, ensuite parce que souvent la présence des pères y est plus délétère encore que leur absence. Beaucoup des pères de ces délinquants ou de ces criminels ne sont pas positionnés comme des pères mais comme des grands frères pervers et des initiateurs en criminalité. Ils se comportent moins comme des pères avec leur fils que comme des grands frères caïds avec leurs petits frères apprentis caïds. Je me souviens d’un petit garçon dont le père avait volé devant lui à d’autres enfants leurs jouets pour les lui offrir. Le petit garçon lui avait répondu interdit : « Mais c’est à mon copain ? » En l’insultant, le père lui avait répondu que ce n’était plus à son copain puisqu’il venait de le lui prendre et avait cassé le jouet devant son fils pour ne pas avoir pris immédiatement part à son association de malfaiteurs. Le petit garçon avait bien reçu le message : à l’avenir, il aurait le choix entre être le complice ou la victime de son père. Les pères ne désirent pas que leurs fils s’en sortent et dévient du chemin de la brutalité et du gangstérisme qui est le leur.

L’idéal de masculinité qui y est véhiculé est celui du gangster tout puissant, du « goldenboy des bas-fonds » selon la très belle formule de Jean-Claude Michéa : ni morale, ni affect, ni compassion, ni frustration, ni limite. C’est moins le patriarcat que le fratriarcat qui y règne en maître.

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