Rompre la coopération avec la Chine, un dangereux pari pour la science occidentale ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Il n’y a aucune technologie de pointe qui est largement appliquée dans le champ de l’industrie qui ne résulte pas de la coopération scientifique sino-américaine.
Il n’y a aucune technologie de pointe qui est largement appliquée dans le champ de l’industrie qui ne résulte pas de la coopération scientifique sino-américaine.
©NICOLAS ASFOURI, Nicholas Kamm / AFP

Restrictions annoncées

Certains scientifiques ont exprimé leur inquiétude après les restrictions annoncées par Joe Biden concernant les investissements et collaborations scientifiques avec Pékin.

Nicholas Bequelin

Nicholas Bequelin

Nicholas Bequelin est directeur pour l'Asie de l'Est à Amnesty International, basé à Hong Kong. Ancien chercheur invité au China Center, Yale Law School, et auparavant à Human Rights Watch.

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Atlantico : Le sénateur américain Mike Gallagher aurait tout fait pour que les Etats-Unis laissent expirer l’accord scientifique et technologique qui les liait à la Chine. A quel point cela pourrait-il avoir des conséquences ?

Nicholas Bequelin : Le contexte repose sur une rivalité géostratégique entre les Etats-Unis et la Chine. D’un point de vue politique, il y a une surenchère contre la Chine à Washington et en particulier au Congrès. Même si l’administration a développé une stratégie d’encerclement de la Chine à de multiples niveaux, en renforçant ses alliances avec les pays de la périphérie de la Chine, avec l’Europe, en mettant des limites très importantes à l’exportation des technologies de pointe comme les semi-conducteurs et les matériaux qui entrent dans les chaînes de production des composants électroniques très avancés. Même si l’administration Biden a mis en place une stratégie extrêmement large de « containment » et de compétition, il a au Congrès une minorité de sénateurs, pour la plupart Républicains, qui embrassent une rhétorique de Guerre froide comme Mike Gallagher (un sénateur qui dirige un comité du Congrès sur la Chine) ou Marco Rubio. Une série d’auditions a été menée au cours des deux dernières années. Elles ont permis de mettre le projecteur sur les aspects les plus contestés et les plus troublants de la Chine (l’espionnage, l’aspect commercial, les violations des droits humains). C’est dans ce contexte que ces propositions émergent. Etant donné la très grande compétition technologique entre la Chine et les Etats-Unis, et la perception par Washington qu’il est nécessaire de freiner les capacités de la Chine à développer son innovation et les technologies de pointe qui pourraient donner à la Chine un avantage militaire, toutes les coopérations scientifiques et même maintenant commerciales ou sur les investissements américains visés en Chine, tout cela maintenant est sous le coup d’un nuage de suspicions et de réévaluations sur les bénéfices pour les Etats-Unis de ce genre de coopération.

A quel point est-ce que la Chine et les Etats-Unis sont liés scientifiquement parlant ? A quel point est-ce que les liens sont forts actuellement ?

Il n’y a aucune technologie de pointe qui est largement appliquée dans le champ de l’industrie qui ne résulte pas de la coopération scientifique sino-américaine. Depuis plus de trente ans, les chercheurs américains et chinois collaborent dans la plupart des champs scientifiques. On le mesure de façon objective à travers la publication d’articles scientifiques. En observant les co-auteurs et les institutions, cela donne une mesure de la coopération scientifique. L’avantage des Etats-Unis est que non seulement ils ont leur propre chercheur mais ils attirent du monde entier les chercheurs de pointe. Cela renforce le côté international de la coopération scientifique. La croissance économique dépend presque entièrement de l’innovation. Sans innovation, il n’y a pas de croissance économique. L’innovation provient de la recherche scientifique qui est par nature collaborative. Il n’y a pas de génie isolé qui soudain invente une technologie complètement inédite à partir de rien. Même les innovations de pointe au sein d’un champ scientifique qui est toujours le produit des avancées scientifiques qui sont par nature liées à des collaborations internationales.

Dans ce contexte et au regard de l’imbrication de la recherche américaine avec la recherche chinoise, des scientifiques s’alarment des conséquences que pourraient avoir le fait de rompre les liens scientifiques avec la Chine dans un cadre de compétition. Quels sont les risques ? Qu’est-ce que les scientifiques craignent ?

Les scientifiques sont pris en étau entre les considérations liées à la sécurité nationale, les restrictions qui sont imposées par des Etats, les exigences de résultats scientifiques, la politique interne des institutions scientifiques ou des universités qui sont en concurrence les unes avec les autres et avec leurs désirs de se préoccuper en tant que scientifiques uniquement des avancées scientifiques et pas des considérations politiques ou de sécurité nationale.

Historiquement, cela a été observé lors de la Guerre froide. Les scientifiques deviennent rapidement les victimes de ces efforts de découplages scientifiques en particulier ceux qui sont accusés ou suspectés de ne pas être loyaux par rapport à leur gouvernement. L’administration Trump avait mis en place un programme pour évaluer et enquêter. Le FBI menait des enquêtes sur l’espionnage et le vol par des scientifiques dans des institutions américaines qui travaillaient pour la Chine. Ce programme a été un échec total. Il a mené à très peu de procès. Cela a jeté l’opprobre sur les chercheurs d’origine chinoise, soit Chinois eux-mêmes. On ressent les échos du Maccarthysme dans les politiques qui visent des scientifiques de par leur appartenance nationale ou ethnique sans que cela adresse les causes de l’espionnage ou des transferts de technologie.

La cause numéro un des transferts de technologie est le cyberespionnage. Les scientifiques qui travaillent dans des institutions peuvent passer des informations à leur gouvernement ou faire bénéficier l’industrie de leur pays d’origine.

La véritable question en termes d’espionnage industriel est le cyberespionnage. L’administration ne devrait pas jeter la suspicion sur des chercheurs chinois.

A quel point est-ce que cela pourrait être dommageable pour la recherche américaine de couper les liens au vue de l’imbrication ?

Cela risque de dégrader la qualité de la recherche scientifique qui est entièrement basée sur des collaborations. Ces mesures de découplage scientifique vont nuire à l’innovation américaine qui est la clé de la supériorité technologique, économique, militaire et géopolitique des Etats-Unis. Il n’y a aucun doute là-dessus.

Sur la formation des scientifiques aux Etats-Unis, une proportion de plus en plus importante d’étudiants qui ont obtenu leur doctorat aux Etats-Unis retournent en Chine ou vont dans d’autres pays plus que de rester aux USA. Cela représente donc une perte nette pour la recherche américaine. Des scientifiques sont formés mais ils ne restent pas sur le territoire.

Un certain nombre de chercheurs d’origine chinoise qui travaillaient aux Etats-Unis depuis des années et à des postes de responsabilité, choisissent de retourner en Chine à cause du climat de suspicion et de dénigrement de la Chine qui règne actuellement aux USA.

Les autorités chinoises sont engagées dans une course technologique dans le cadre de la guerre cybernétique et les applications de l’intelligence artificielle. Il s’agit de sujets de préoccupations légitimes pour la sécurité nationale des Etats. La Chine n’a rien fait dans les dernières années pour rassurer le monde sur ses ambitions et sur le caractère pacifique de la façon dont elle exercerait son pouvoir géopolitique. Les inquiétudes et les questions sont légitimes mais ce n’est pas ce que l’on voit.

Nous assistons à une surenchère politique qui vise à dénoncer la Chine pour marquer des points dans l’arène politique plus que dans le cadre d’une considération sérieuse pour ce qui est bénéfique pour la recherche scientifique, pour l’humanité et pour les relations sino-américaines.

L’Europe tend à suivre les Etats-Unis plutôt qu’à développer une pensée et une stratégie propres. Nous assistons à l’importation des politiques américaines dans la sphère européenne. L’Europe a certainement fait preuve de naïveté dans le passé. La Chine a été capable, via l’espionnage ou grâce à l’acquisition de technologies avancées, de combler son retard et de dépasser l’industrie européenne dans certains domaines. Mais cela est lié au passé. Il n’est pas possible de faire des politiques sur des batailles qui ont déjà été perdues.

Le problème est que l’Europe n’a pas les technologies, contrairement à la Chine et aux Etats-Unis. L’Europe est contrainte de suivre les Etats-Unis dans une politique qui est dommageable mais l’Europe, à la différence des USA, ne peut pas se le permettre.

Il faut limiter les échanges scientifiques dans des champs qui ont des applications directes pour la sécurité nationale. Mais la nationalité des chercheurs ne doit pas être l’unique critère à cibler.

Il serait plus urgent de sécuriser les technologies et les matériaux utilisés pour lutter contre l’espionnage. Il n’est pas possible de faire une politique qui concerne l’ensemble de la collaboration scientifique sur uniquement quelques cas qui auraient dû être détectés à l’époque.

L’Europe semble emboîter le pas des Etats-Unis sur cette question scientifique. A quel point est-ce que, même sans aller jusque-là, une baisse de la coopération sino-américaine sur les sciences impacterait par ricochet de facto l’Europe ?

Il y a un besoin énorme de déploiement de la technologie dans deux champs : la lutte contre le changement climatique et la santé, la recherche médicale. Si les progrès scientifiques ralentissent dans ces domaines critiques, le monde entier en paiera le prix, y compris l’Europe.

Le climat politique actuel aux Etats-Unis fait que toute collaboration avec la Chine est considérée avec une certaine suspicion.

Les avancées dans la reconnaissance faciale, qui étaient financées en partie avec des capitaux privés américains, qui ont beaucoup investi dans les start-ups et dans les compagnies en Chine au cours des années 2000, ont abouti à des avancées dans ce champ. Leur application en Chine était liée à des fins de contrôle politique, y compris la surveillance orwellienne totale de la population ouïghoure au Xinjiang. L’IA est aussi utilisée pour mettre en place un régime de surveillance totale de chaque individu dans la région du Xinjiang. Ces exemples soulignent les risques de la coopération scientifique aveugle. Mais la question est bien plus complexe en réalité. Le problème est de savoir s’il était sage que les capitaux américains financent des compagnies qui opérant dans le système chinois allaient être utilisées par l'État. Est-ce que les chercheurs chinois sont indépendants de leur gouvernement ? La réponse est non. Dans le système politique chinois, un citoyen ne peut pas s’opposer à des demandes de l’Etat par exemple la loi sur la sécurité nationale en Chine explicite très clairement que tout citoyen a le devoir de collaborer pour les questions de sécurité nationale. Mais les scientifiques américains ou européens répondent eux aussi plus ou moins de manière favorable à des demandes exprimées par le gouvernement. Pour des questions de sécurité nationale, les citoyens tendent en général à collaborer avec leur gouvernement.

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