Retrouver les racines grecques de la civilisation dans laquelle nous vivons permettrait d’éviter à des jeunes inquiets de leur identité de se tourner vers des idéologies mortifères<!-- --> | Atlantico.fr
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Le grec permet aux jeunes de retrouver l'origine de leur civilisation.
Le grec permet aux jeunes de retrouver l'origine de leur civilisation.
©Reuters

Série réforme des programmes

Après la publication du décret de réforme du collège et alors que la circulaire d’application est encore en débat, quelques-uns des meilleurs spécialistes reviennent sur ce qu'apporte l’étude du grec, du latin, du Moyen-Âge et des Lumières. Deuxième épisode de notre série.

Maurice Sartre

Maurice Sartre

Maurice Sartre est professeur d’histoire ancienne à l’université de Tours. Auteur de nombreux livres sur le monde grec et latin oriental, dont Histoires Grecques (Seuil), Palmyre (Gallimard) et Zénobie (Perrin), il a dirigé le Dictionnaire du monde grec antique paru chez Larousse en 2009.

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Pauline de Préval

Pauline de Préval

Pauline de Préval est journaliste et réalisatrice. Auteure en janvier 2012 de Jeanne d’Arc, la sainteté casquée, aux éditions du Seuil, elle a publié en septembre 2015 Une saison au Thoronet, carnets spirituels.

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Pauline de Préval : Pourquoi apprendre encore le Grec ancien à l’heure des nouvelles technologies ?

Maurice Sartre : Parce que le grec, comme n’importe langue, est une technologie toujours nouvelle pour ceux qui l’étudient. Poser la question en ces termes revient à estimer que l'on n’a plus grand chose à apprendre. C'est une vision utilitariste de l’instruction. Toutes les enquêtes le montrent : au rythme que la science actuelle impose au changement, seuls ceux qui ont de solides bases culturelles générales ont des chances de s’adapter. Toute formation trop spécialisée voue celui qui la reçoit à l’exclusion. 

Alors pourquoi le grec ? Je pourrais aussi bien dire n’importe quelle langue ancienne ou moderne. Mais le grec a un avantage supplémentaire : il ouvre l’esprit sur ce qui est au cœur de notre système de pensée.

>> A lire également : "En voulant supprimer le latin, on cherche à faire de nous des penseurs dociles, peut-être parce qu’on gouverne mieux des imbéciles."

Pour certains, l’apprentissage du Grec serait élitiste, inégalitaire…

Pendant longtemps le latin et le grec ont été des enseignements phares de filières prestigieuses. Mais c’était au temps où l’enseignement secondaire long était réservé à une élite sociale, qui s’accommodait d’une minorité d’enfants doués issus de milieux modestes. Le collège unique, le bac pour tous ont balayé cela depuis bien longtemps, et donc parler d’élitisme est avoir 30 ans de retard. De plus, le but de l’enseignement est de tirer vers le haut, vers le savoir, vers l’excellence, le plus d’élèves possible, pas d’aligner tout le monde sur les plus faibles. Alors oui, il faut donner à chaque enfant la chance de devenir excellent. Malheureusement, tous ne la saisirons pas. Est-ce une raison pour interdire aux meilleurs, aux plus motivés d’y parvenir ? Si l’école de la République n’offre pas cette chance à tous, la sélection sociale fonctionnera à plein et les plus aisés seuls sauront parfaitement s’en sortir.

Apprendre une langue, c’est aussi adopter des structures de pensée, intégrer l’héritage d’une civilisation. Que devons-nous principalement aux Grecs ?

Nous devons aux Grecs l’essentiel de nos structures de pensée dans le domaine de la science politique, de la philosophie, et d’une manière générale de la conception de l’homme comme individu unique et libre de ses choix. Je ne veux pas dire par là que nous pensons en 2015 comme Platon ou Aristote, mais sans eux il n’y aurait ni Érasme, ni Descartes, ni toute la philosophie contemporaine. On leur doit aussi un art qui a fécondé plus de deux millénaires d’art occidental : quel visiteur d’un musée européen ou nord américain peut comprendre ce qu’il voit sans les Grecs ? Or l’art constitue l’un des éléments qui expliquent notre rapport au corps, par exemple, ce qui n’est pas sans importance dans la formation des jeunes. C’est le reflet de la diversité des sensibilités et des sentiments et de leur variabilité dans le temps et l’espace. 

Que peuvent-ils encore nous apporter ? 

Les Grecs sont à la fois l’une de nos racines et, avec le passage du temps, autant des papas que des papous, comme l’a dit l’un de mes collègues et amis. Autre façon de dire qu’ils sont aussi l’une des manières d’apprendre l’altérité. Oui, les Grecs nous appris beaucoup en politique (on leur doit l’essentiel de notre vocabulaire politique), et pourtant on se sépare d’eux sur des points essentiels, l’égalité entre hommes et femmes, l’esclavage, la torture, les droits de la guerre, etc. On en déduit non pas un relativisme culturel - qui serait désastreux -, mais le rôle du temps dans la formation des sociétés. En une époque où nous avons à combattre un groupe (voire des groupes) qui nient l’histoire - car Daech comme, plus subtilement, les extrêmes droites européennes fondent leur discours sur un retour à un passé fantasmé - se découvrir dans la durée est indispensable.

Mais la question même que je viens de vous poser est d’un utilitarisme qui leur était étranger. N’est-ce pas là aussi une leçon que nous devrions retenir d’eux, à savoir que le savoir est justement ce qui nous permettra d’échapper à tout calcul utilitariste et donc ce qui nous rendra libres ? 

La question ne leur était pas tout à fait étrangère, car le savoir n’est pas pour eux une occupation esthétique mais civique : l’apprentissage de la vertu permet d’être un bon citoyen, donc quelqu’un d’utile à tous. De plus l’une des grandes leçons des Grecs (notamment des sophistes) est que le savoir rend libre, libre d’abord de penser par soi-même. On est aux antipodes des totalitarismes. 

Mais je crois surtout que retrouver les racines de la civilisation dans laquelle nous vivons tous, d’où que nous venions, c’est trouver sa place dans la chaîne de l’Histoire, se donner l’enracinement qui peut éviter à des jeunes inquiets de leur identité de se tourner vers des idéologies rétrogrades et mortifères. Un signe qui ne trompe pas : contrairement aux affirmations de ceux qui justifient l’abandon du latin et du grec par leur caractère "élitiste", de nombreux jeunes issus de l’ex-immigration choisissent le latin (voire le grec) au collège.

Quels héros grecs proposeriez-vous en exemple à notre temps ?

Je ne crois ni aux héros, ni aux hommes providentiels. Si l’on veut trouver des modèles, ce seraient plutôt les hoplites qui se battent côte à côte en protégeant leur voisin de gauche de leur bouclier. La solidarité reste une valeur indispensable dont les Grecs surent donner l’exemple.

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