Régularisation massive d’immigrés clandestins : pourquoi les Etats-Unis peuvent se permettre ce que l’Europe ne peut pas<!-- --> | Atlantico.fr
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Barack Obama a annoncé des mesures qui ouvriront la voie à une régularisation temporaire d'au moins 5 millions d'immigrés clandestin.
Barack Obama a annoncé des mesures qui ouvriront la voie à une régularisation temporaire d'au moins 5 millions d'immigrés clandestin.
©Reuters

Approches culturelles de l'immigration

Barack Obama a annoncé des mesures qui ouvriront la voie à une régularisation temporaire d'au moins 5 millions d'immigrés clandestins. Même si la mesure soulève des contestations aux Etats-Unis, elle y reste possible là où elle semble inenvisageable en France. En cause : les différences historiques, économiques, et les modèles d'intégration.

Alexis Théas

Alexis Théas est haut fonctionnaire. Il s'exprime ici sous un pseudonyme.

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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  •  Les Etats-Unis sont par nature une nation de migrants ;
  • Dans la perception collective américaine, les immigrés participent au fonctionnement de l'économie, et ne sont pas là pour percevoir des allocations ;
  • Les Etats-Unis connaissent une reprise de l'emploi qui leur permet cette régularisation massive,  ce qui n'est pas le cas de la France ;
  • Le communautarisme est un problème secondaire aux yeux des Américains ;
  • La question identitaire est plus forte en France qu'aux Etats-Unis ;
  • La France ne veut pas reproduire l'erreur de l'Espagne, qui a régularisé 500 000 personnes en 2005 ;

Atlantico : Le président Barack Obama a annoncé la mise en place de mesures qui pourraient amener à régulariser, au moins sur trois ans (le temps de faire des démarches définitives), la situation de 5 millions d'immigrants en situation irrégulière. Ce n'est pas la première fois que les Etats-Unis décident de ce genre de mesure. Les pays européens sont-ils actuellement ouverts à de telles mesures, sachant les craintes des populations sur cette problématique ? Quelles différences notables peut-on identifier dans le rapport que les Etats-Unis et l'Europe ont à la question ? Quels sont le principaux points de crispation ?

Laurent Chalard : Les Etats-Unis sont une nation d'immigrants. Le rapport aux immigrés y est donc très différent. Secundo, de nombreux immigrés aux Etats-Unis travaillent, et participent donc au fonctionnement de l'économie américaine. En Europe, l'immigré clandestin est perçu comme quelqu'un qui ne travaille pas (je parle bien de perception) et qui vient uniquement pour essayer de profiter des aides sociales. Un troisième élément vient jouer sur cette différence : il s'agit de la question du nombre très importants de clandestins aux Etats-Unis comparativement à celui que l'on observe en Europe. Ce chiffre s'élève Outre-Atlantique à 11 millions de personnes, ce qui équivaudrait à 2 millions d'immigrés clandestin en France. Il est donc difficile d'ignorer le problème et de ne pas régulariser une partie d'entre eux. En Europe, le nombre étant beaucoup plus faible, il n'y a pas vraiment d'urgence à agir.

Alexis Théa :C'est vrai qu'on a du mal à imaginer une opération de cette ampleur en Europe. La situation économique explique en partie ce décalage. Les Etats Unis connaissent une reprise de l'emploi et un taux de chômage en baisse continue. L'Europe reste globalement très affectée par la crise de l'emploi avec des taux de chômage qui avoisinent les 10% dans la zone euro. En outre, la perception de l'immigration est différente sur les deux continents. L'Amérique s'est toujours définie comme une nation de migrants alors que les pays européens se considèrent comme issus d'un peuplement plus ancien, même enrichi par des vagues successives d'arrivées. C'est notamment le cas de l'Allemagne et de l'Espagne. Ces conceptions différentes de la Nation sont en toile de fond des prises de position sur les régularisations même si elles sont loin de tout expliquer

Guylain Chevrier : C'est une tradition américaine qui n'est d'ailleurs pas cantonnée aux seuls Démocrates, puisque Ronald Reagan avait déjà fait une démarche similaire en 1986. Cela correspond donc surtout à l'histoire de l'Amérique qui s'est construit sur des vagues d'immigration (là où l'immigration française, même si elle a commencé au XIXe siècle, s'est intensifié réellement après la décolonisation). Ce type de démarche est donc assez différent de la manière dont on pourrait le percevoir en France. Il ne faut pas non plus oublier les causes politiques, avec à l'horizon les primaires américaines de 2016, avec l'espoir peut-être de rameuter un électorat hispanique qui vote largement pour les Démocrates. Mais même aux Etats-Unis, l'évènement reste important, il ne faut donc pas non plus banaliser cette décision dans la manière dont elle sera perçue dans le pays.

Les mesures américaines s'adressent surtout à une population assez jeune, comme l'ont d'ailleurs faits leurs précédentes vagues de régularisation. Il est d'ailleurs reproché à Barack Obama de favoriser par cette mesure une immigration dont il n'a pas forcément besoin (voir ici). Dans quels pièges l'immigration économique peut-elle tomber ? Est-il difficile d'assumer politiquement un réelle immigration choisie ?

Laurent Chalard : Contrairement à une idée reçue, les économies des pays occidentaux n'ont pas uniquement besoin d'une main-d'oeuvre très qualifiée. Il y a également un véritable besoin de personnes peu qualifiées dans les secteurs qui ne sont plus suffisamment attractifs pour les locaux. C'est typiquement le cas du BTP en France, où la main-d'oeuvre étrangère est extrêmement importante. Mais d'autres secteurs, comme la restauration par exemple sont aussi concernés. En France aussi, dans toutes les cuisines des restaurants parisiens on retrouve des personnes issues de l'immigration, dont une partie n'a probablement pas de papiers.

Alexis Théa : La France a été tentée dans les années 2006-2008 de développer une immigration jeune et qualifiée dans le cadre de l'immigration dite "choisie". Mais cette ambition s'est heurtée à la crise des subprimes. Il faut voir que le taux de chômage est considérable dans les jeunes générations: un quart des moins de 25 ans sont en recherche d'emplois et naviguent de stage en stage. Une ouverture accrue de l'immigration serait inacceptable pour l'opinion publique. Le chômage des jeunes qui sortent de l'appareil scolaire sans qualification est considérable (40%). L'économie n'a d'ailleurs pas besoin d'une main d'oeuvre faiblement qualifiée mais au contraire de qualifications ou d'employabilité. La vision française mais aussi européenne repose sur la prise en compte de cette réalité. Les Etats-Unis sont dans une situation différente en raison de la reprise économique et des besoins non satisfaits de main d'oeuvre notamment dans le secteur agricole.

Comment ont évolué les besoins et les attitudes à cet égard aux Etats-Unis et en Europe ?

Laurent Chalard : Aux Etats-Unis, on est dans une logique plus pragmatique qui s'accorde avec un besoin de favoriser la croissance économique. Peu importe que l'immigré soit qualifié ou non, l'essentiel est qu'il participe à la croissance en répondant aux besoins locaux. On est presque à la limite de la logique "colonialiste" : les Américains n'ont aucun problème à exploiter de la main-d'oeuvre immigrée. En Europe, on est plus idéaliste, on aimerait que s'il y a une immigration, elle soit uniquement qualitative, sur des emplois intermédiaires. Nous sommes contre l'immigration de main-d'oeuvre peu qualifiée car nous considérons souvent qu'elle va être concurrente sur le marché des "nationaux". Cette concurrence n'est pas quelque chose que les Américains perçoivent.

Qu'en est-il plus particulièrement du cas français quant au besoin en immigration de travail ? Comment expliquer qu'il soit si compliquer de corréler besoins et attitudes ?

Guylain Chevrier : La France a rompu avec l'immigration économique en 1974. Nous sommes maintenant sur une immigration relative au regroupement familial. L'immigration économique est devenue faible et correspond aux secteurs où le marché de l'emploi est tendu. Et à la différence des Etats-Unis qui ont un dollar faible nous faisant payer, en quelque sorte, leur déficit, eux peuvent développer un marché de l'emploi dynamique. Nous ne sommes bien sûr pas dans la même situation. Donc nous sommes plus crispés sur la question car la question de l'obligation en France se double d'une crise sur le marché de l'emploi avec presque 4 millions de chômeurs alors que le taux de chômage aux Etats-Unis est très faible. 

Une partie de la justification des mesures américaines tient à des raisons "humaines" de régulariser des immigrés arrivés enfants et devenus adultes dans l'irrégularité, ou de régulariser des parents d'immigrés légaux ayant un permis de travail qui ne s'en iront sans doute plus des USA. Pourquoi le pays parvient-il à officialiser cela au grand jour là où la France est obligé, sur ce type de facteur, d'agir dans une certaine opacité, au cas par cas ?

Laurent Chalard : Je reviens à l'histoire. Les Etats-Unis sont comme je l'ai dit une nation d'immigrants. Ils considèrent donc que si une personne est présente depuis un certain temps et travaille, elle n'est pas problématique à la société. Par contre, en Europe, du moins en France, ce n'est pas une question de présence et de travail. C'est plutôt une question identitaire, liée à la différence des personnes concernées. Dans une société multiculturelle, le côté identitaire joue peu (ce qui ne veut pas dire non plus que cet aspect soit absent), tout simplement parce qu'une large partie de la population est elle-même immigrante depuis peu. En France, nous sommes dans une société encore relativement homogène ethniquement, donc la présence de la différence peut poser plus de problèmes.
Alexis Théa : Si la France pratique des régularisations au cas par cas, c'est en raison de la crainte de provoquer un appel d'air lié à l'annonce d'une régularisation globale. L'expérience espagnole reste dans tous les esprits. Une large régularisation de 500 000 personnes opérée en 2005 avait sans doute favorisé un mouvement de population d'Afrique subsaharienne vers l'enclave espagnole de Ceuta et Mellila au Maroc. Cet afflux, qui coincide avec la régularisation espagnole avait eu des conséquences dramatiques provoquant le décès de centaines de migrants. Les politiques de régularisations massives italiennes au début des années des années 2000 provoquaient une sorte d'engrenage entre régularisations, portant sur des centaines de milliers de personnes tous les deux ans, et nouveaux mouvement de populations. En France, mais aussi en Europe, on préfère aujourd'hui pratiquer des régularisations progressives sur la base des règles juridiques en vigueur. Dans le cadre du pacte européen sur l'immigration proposé par la France et approuvé par l'Union européenne en 2008, les Etats se sont engagés à renoncer pour cette raison aux régularisations massives. 
Guylain Chevrier : Ce n'est pas complètement impossible de se positionner sur de telles positions en France puisque le directeur de France Terre d'Asile déclare publiquement qu'il faut en finir avec les frontières. Ce serait la porte ouverte à la mondialisation et à la fin des frontières. Mais est-ce bien une logique humaniste ? Ne risque-t-elle pas au contraire, à cause d'un appel d'air trop important, de gêner l'intégration sociale ?

Le sujet le plus sensible dans la question de la régularisation tient souvent à la question de la capacité d'intégration des pays face à une population très différente culturellement de la majorité autochtone. Pourquoi la question est-elle plus sensible en Europe et en France ? Les Etats-Unis sont-ils réellement plus intégrateurs, ou ont-ils juste moins de complexe vis-à-vis du communautarisme ?  

Laurent Chalard :Le modèle d'intégration à la française est très différent de celui des Etats-Unis. En Amérique, si vous travaillez, si vous gagnez de l'argent, si vous achetez une maison, vous faites partie de la maison "Etats-Unis". Votre religion, votre habitude alimentaire, votre mode de pensée importent peu. Les Etats-Unis ne sont clairement pas un pays égalitaire, le plus important c'est la liberté. Nous, nous demandons aux nouveaux arrivants de s'adapter et, au fur et à mesure du temps, de changer leurs coutûmes, leur religion, leur mode de pensée, pour le calquer sur la population majoritaire. Nous sommes dans le refus d'un modèle communautariste. On voit très bien dans la région parisienne où on continue à mélanger des gens de toutes origines, on ne cherche pas volontairement à faire des quartiers ethniques. Et les immigrés sont appelés, en principe, à devenir français en se comportant, avec les mêmes modes de pensée, que le reste de la population. Ce sera en tout cas le symbole de leur intégration réussie.

Alexis Théa : La capacité d'intégration est en partie matérielle. Dans quelle mesure un Etat dispose-t-il des capacités d'accueil en matière de travail, de logement, de politiques sociales, pour assumer une forte immigration? Les Etats-Unis sont dans une situation plus favorables à cet égard. Et puis il y a un aspect culturel, civilisationnel. Comme le journaliste Cristopher Caldwell l'a relevé dans son livre Réflexions sur la révolution en Europe, les Européens sont davantage préoccupés par le sentiment d'une remise en cause de leur modèle de vie liée à une immigration à dominante musulmane. Quant aux modèles d'intégration ou de communautarisme, il ne faut pas sublimer la situation des Etats-Unis qui se montrent préoccupés face au déclin relatif de la langue anglaise comme facteur de fusion, au profit de l'espagnol et de langues asiatiques. Eux aussi ont leurs difficultés qu'il ne faut pas sous estimer. D'ailleurs la décision du président Obama est fortement contestée. 
Guylain Chevrier : Le risque d'une immigration trop importante et difficilement intégrable en France, c'est la génération de communautés. Aux Etats-Unis la société est déjà divisée. Les individus sont donc prédestinés à rejoindre leur communauté, ce qui n'est pas du tout le cadre français. Il y a chez nous une volonté d'intégration, axée sur l'intérêt général. La question des différences ne vient que dans un second temps. Et en France, il y aurait aussi le problème de l'éclatement de nos institutions et nos principes qui fondent la République et qui ignorent ce type de différences. Et je rappelle que le communautarisme américain se raccroche aussi à une logique de "diviser pour mieux régner" et de cleintélisme politique. Obama marche dans les pas de Reagan qui n'était pas un enfant de choeur sur la question du libéralisme. 

L'Europe, qui n'est pas forcément homogène sur la question, et la France pourrait-il à terme envisager le même type de mesure que les USA (alors même que le nombre de personnes concernées est beaucoup plus faible), ou les crispations vont-elles rester durable ?   

Laurent Chalard :En 2014, cela me semble très compliqué... L'extrême droite est à son plus haut dans les intentions de vote, le gouvernement ne va donc pas s'y risquer. Il peut y avoir des petites régularisations en catimini, ce que l'on fait périodiquement, mais quelque chose de massif est un risque politique trop grand. Pour la gauche, comme pour la droite.

Alexis Théa : Ce ne sont pas des crispations mais la prise en compte des réalités. Personne en Europe n'est favorable à des régularisations massives aujourd'hui, pas même l'Italie ou l'Espagne. Les Européens ont fait une très mauvaise expérience des régularisations globales dans les années 2000. Ils n'envisagent en aucun cas de revenir à ses pratiques. D'ailleurs, la pratique des régularisations est le signe d'un échec dans la conduite de la politique de l'immigration. Une bonne politique consiste à organiser l'accueil légal des migrants ayant vocation à s'installer dans un pays sur la base du respect de ses lois sur l'entrée et le séjour. La régularisation récompense une infraction à la règle, une violation du droit qui n'est dans l'intérêt ni du pays d'accueil, ni du migrants. Elle profite aux filières criminelles qui font venir clandestinement des personnes en Europe en leur promettant des papiers. Pour limiter le plus possible les régularisations, il faut à la fois lutter efficacement contre l'immigration irrégulière et permettre des possibilités d'immigration régulière à des migrants qui remplissent les conditions professionnelles, juridiques (motif familial) pour venir s'installer en Europe. Une immigration organisée, légale, négociée, c'est le seul moyen de rendre l'immigration à la fois humaine et acceptable aux opinions publiques.  
Guylain Chevrier : Ce n'est pas une question de crispation, il s'agit de modes de pensée radicalement différents, des réalités autres. Nous aurions beaucoup plus à perdre en France de laisser le "marché" réguler l'immigration. En France, nous avons aussi la question du système de protection sociale qui est très différent : la réforme du système de santé d'Obama ne concerne que 330 000 personnes, c'est quasiment ridicule pour un pays de cette taille. La France qui est dans une logique d'égalité est obligée d'avoir une logique d'intégration très différente de ce qui peut se faire aux Etats-Unis, avec une protection des acquis sociaux qui pourraient voler en éclats si on imite le modèle américain sur la question de l'immigration. On a beaucoup plus à perdre qu'à y gagner en tout cas.

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