RATP : management à la dérive ou entrisme islamiste ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Des voyageurs prennent un bus de la RATP en février 2022.
Des voyageurs prennent un bus de la RATP en février 2022.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Laïcité

Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, un chauffeur de la RATP insulte violemment une femme et la menace de viol. Une procédure disciplinaire est ouverte.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

Voir la bio »

Atlantico : Y a-t-il un problème d'entrisme islamique au sein de la RATP ?

Guylain Chevrier : On connait surtout ce phénomène d’entrisme par le rapport parlementaire des deux députés, Éric Diard (Les Républicains) et Éric Poulliat (La République en marche), « Les services publics face à la radicalisation », publié en juin 2019. Ils avaient des mots assez forts pour dire l’état de la situation : « Le phénomène de communautarisme constaté au sein de certains dépôts de la RATP doit faire l’objet de la plus grande attention ». Au cours des dernières années, à intervalles réguliers, des incidents ont émaillé la vie de l’entreprise publique, comme celui concernant ce chauffeur de bus aujourd’hui : refus de certains machinistes de serrer la main des femmes, de toucher le volant après elles, autobus immobilisés pendant que des conducteurs font leurs prières, locaux communs privatisés par tel groupe, etc. Comme l’exemple rapporté en 2019 par le poète Kamel Bencheikh, selon lequel sa fille s’était vu refuser l’accès à un bus, car sa jupe avait été jugée trop courte par le conducteur, qui lui aurait dit : « T’as qu’à bien t’habiller ».  Les violations de la laïcité sont devenues légion. On peut voir qu’il n’est pas question de cas isolés, mais de manifestations qui reflètent une vision homogène, communautariste, qui s’exprime par une rupture avec les règles communes, au nom d’engagements religieux.

L'entrisme, c'est une stratégie politique ?

Pour Éric Poulliat, l’islam a progressivement fait son entrée dans cette entreprise. « Aujourd’hui, à la RATP, quand vous êtes musulman et que vous n’allez pas à la prière le vendredi, on va vous le dire. Il y a une volonté qu’il y ait une pratique de l’islam rigoriste », analyse-t-il auprès de l’Express. Une réflexion qui s’appuie sur un travail mené auprès des hauts cadres de l’entreprise, des managers, des syndicalistes. On a évoqué non seulement des exemples de comportements individuels contrevenant à la laïcité, mais « l’apparition d’un syndicat communautariste dans les élections professionnelles de certains dépôts. » Il s’agit du syndicat anti-précarité (SAP-RATP), renommé par des agents comme « le syndicat pour musulmans », indique le média, qui cite des propos tenus par Denis Maillard, dans son livre « Quand la religion s’invite dans l’entreprise, publié en 2017 »

À l’occasion de la journée de la laïcité, jeudi 9 décembre 2021, la ministre Marlène Schiappa est allée visiter un centre de la RATP, relate encore l’Express, celui de Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), cité par Denis Maillard comme un bastion des revendications communautaires, et l’un de ceux où le management a dû à un moment battre en retraite face à la force des revendications communautaires et religieuses. « La vraie solution », dit le député Eric Poulliat, « ce serait un rétro-criblage massif de ses agents, la saisine d’une commission paritaire, et qu’ils purgent leur personnel », dans les colonnes du même magazine. Mais selon lui, il ne faut pas y penser : « Ça mettrait le feu, ils auraient tous les syndicats à dos ». Il faut dire que l’argument massue des discriminations n’est en général pas très loin comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des managers, des encadrants, pour lesquels faire respecter les principes à pour significations pas mal de tracas, surtout face à quelque chose de très organisé. 

On évoque la charte de la laïcité de l’entreprise dont l’application aurait eu un certain effet, avec des agents qui sont partis ou ont été déplacés sur une autre ligne après un incident. Le travail à l’intérieur de l’entreprise n’est pas vain, mais il touche à une question plus large qui concerne l’ensemble de notre société, qui ne peut réellement reculer qu’en s’attaquant à la racine du mal, sans doute en allant bien plus loin que la loi contre le séparatisme, qui a eu la qualité de nommer les choses mais qui dans ses attendus a été quelque peu décevante.

C'est un problème d'influence grandissante dans les entreprises publiques ? Pas dans le privé ? Ou cela concerne vraiment tout le monde ?

L’entreprise RATP n’est pas la seule à connaitre cette situation. On relevait dans le rapport des deux députés, que le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) qui vise à vérifier pour l’embauche de certains personnels ou des personnels en poste, remplissant des missions à caractère sensible, que leur comportement n’est pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou des missions envisagées, que la SNCF était aussi concernée.  Selon les éléments transmis par le SNEAS, sur les transporteurs enregistrés, 84,15 % des enquêtes diligentées concernent la SNCF et la RATP, respectivement (25,36 %) et (58,79 %), sans préciser le détail des motifs de celles-ci. Dans les éléments transmis aux rapporteurs du rapport parlementaire sur la radicalisation dans les services publics, la RATP indique avoir transmis 5808 dossiers au SNEAS au 31 décembre 2018 et reçu 5550 avis positifs et 124 avis négatifs. 134 dossiers étaient en attente à cette date. Même si le nombre d’enquêtes reste encore relativement modeste, on observe une forte augmentation des saisines des transporteurs selon le rapport. En effet, la moyenne mensuelle de ces saisines s’élevait à 314 en 2017 alors qu’elle s’élève à 702 en 2018, soit une augmentation de 223 %. 

Si on se réfère aux rapports de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, dont la dernière livraison 2002-2023 a eu lieu en juillet dernier, on peut se rendre compte du fait que l’entreprise privée est aussi dans ce domaine mise à mal, avec un phénomène qui prend d’année en année plus d’ampleur. C’est le cas dans toutes les entreprises, petites, moyennes ou grandes. Mais on souligne que selon la taille, plus elles sont grandes, « est un facteur de multiplication de ces situations, d’apparition de phénomènes de groupe, d’augmentation de la densité et de la complexité des situations ». Ce qui signale le regroupement de salariés avec la formation de groupes de pression qui usent du rapport de force pour tenter d’imposer leurs revendications. Un phénomène qui concerne très majoritairement les salariés et les employés, car plus le niveau de qualification augmente et moins le fait religieux est présent dans les situations de travail. Les tranches d’âge de salariés concernés par le fait religieux sont celles des moins de 35 ans. Marquage générationnel que l’on retrouve dans l’enquête présentée par Hakim El Karoui, membre associé de l'Institut Montaigne, en 2018, selon un rapport défendant la réorganisation d’un « islam français », qui soulignait que « Les salafistes - branche rigoriste de l'islam - "gagnent du terrain à l'intérieur de la communauté", surtout chez "les jeunes". On note une nette dégradation de la perception des comportements religieux, davantage gênant dans la bonne réalisation du travail pour les salariés qui les constatent, passant de 29% en 2020-2021 à 35% en 2022-2023. « Cette dégradation est la plus marquée pour les comportements associés à l’islam » dit l’étude, « perçus négativement et comme perturbateurs ». En 2022, 14 % des interrogés repèrent régulièrement des comportements religieux considérés comme rigoristes, contre 7,8 % en 2019. Il n’y a pas de rejet global du fait religieux au travail, mais une réaction face à la montée de comportements qui « sont non-admis, comme le refus de réaliser certaines tâches, de travailler avec un collègue ou de saluer une femme pour des motifs religieux. » 

Les managers français sont-ils formés pour faire face à ce genre de situation ? Ou sont-ils laissés à l'abandon par leur direction ?

Quelques chiffres donnent une certaine idée de la tâche à laquelle se confrontent les managers dans les entreprises. Plus d’un fait sur deux à caractère religieux nécessite une intervention managériale, qui peut aller de la demande d’absence à un recadrage des comportements. La part des situations nécessitant une intervention managériale et aboutissant à des tensions et des conflits est en progression régulière. Elle atteint 21 % en 2022 contre 19,5 % en 2020-2021 et 6% en 2013, année du premier rapport de l’Observatoire.

Si des outils sont mobilisés, discussions lors de réunions managériales, diffusion de consignes à l’encadrement, insertion de dispositions au règlement intérieur, c’est la fréquence du fait religieux qui fait réagir, plus rarement une culture de l’anticipation sur le sujet, selon l’étude. L’usage de plus en plus présent de ces outils, entre 2019 à 2022, souligne l’augmentation des faits. Les formations dédiées ne sont mises en place que par 22 % des entreprises concernées contre 20 % en 2020 (31 % en cas de forte densité du fait religieux). On insiste aussi sur le fait que « plus d’outils ne signifie pas forcément que les pratiques (…) sont moins problématiques. ». Faut-il encore qu’ils soient respectés, et fait respectés bien évidemment. Il faut que toute la chaine de responsabilité soit à la fois formée, donc compétente, et y adhère. Bien des situations sont plombées par le « pas de vagues », et des managers isolés sur tel ou tel site, où ne pas se débrouiller avec cela peut passer pour de l’incompétence. Concernant la connaissance par les encadrants du droit et de la politique de leur entreprise, elle n’est décrite comme satisfaisante que dans environ 48% des cas. Quant à l’efficacité du soutien reçu pour gérer les situations difficiles, du côté de la hiérarchie les chiffres sont loin de la satisfaction, environ 35 %, bien moins que les services juridiques, environ 65 %.

Ces managers sont face en réalité, dans l’entreprise publique et même privée, à une responsabilité qui dépasse le simple respect du règlement, de la relation sociale, car ils endossent, qu’ils en aient conscience ou non, et c’est peut-être le problème, un rôle d’une tout autre dimension. Les entreprises en proie au « séparatisme », engagent une réaction qui résonne jusqu’au respect des règles républicaines, qui demeurent un enjeu de taille.

Il en va à la fois du respect du bon fonctionnement de l‘entreprise, mais plus profondément encore, du respect de la « liberté de conviction » de tous les salariés, de leur liberté de conscience et de pensée, qui rejoint la forme de société qui les garantit, c’est-à-dire un Etat républicain laïque. La liberté de conscience ne s’arrêtant pas aux portes de l’entreprise.

« De plus en plus de répondants considèrent que la question de la religion devrait être abordée avec un candidat visiblement pratiquant lors de l’embauche et que l’entreprise devrait éviter le recrutement de salariés visiblement pratiquants ». On voit bien que cette intention qui n’est pas nécessairement motivée par une discrimination, n’en est pas moins une, qui doit attirer l’attention, témoignant d’un sentiment d’impuissance. Ce n’est pas la politique « d’index de la diversité » dans l’entreprise, promue par le gouvernement et la défenseure des droits, qui vise à favoriser une embauche sur des critères différentialistes, au nom de lutter contre les discriminations, qui peut apporter une réponse sinon encore pousser à plus de tension. D’ailleurs, dans sa conclusion, le rapport pose la question : « Le droit du travail ne devrait-il pas évoluer pour permettre de mieux appréhender et gérer ces situations ? » Il y est dit aussi que « Face à une évolution des comportements religieux qualifiés d’extrêmes et de transgressifs, les voix sont plus nombreuses à revendiquer une certaine forme de neutralité religieuse dans l’espace public comme privé.» On aura en mémoire que pour l’ex-présidente du Medef Laurence Parisot, s’exprimant en 2015 dans les colonnes de la revue L’USINE NOUVELLE, les partenaires sociaux doivent s’emparer de la question de la laïcité dans l’entreprise en négociant une charte. "Le vivre ensemble est une préoccupation managériale quotidienne", avait-elle justifié. On notera que, si la majorité des répondants (70 %) considèrent que le principe de liberté en matière de religion doit être pris en compte par les entreprises, « la même proportion considère que le champ d’application du principe de laïcité devrait être étendu aux entreprises privées (70 %, contre 68,7 % en 2021 et 64 % en 2019). 

A l’occasion de la parution du rapport parlementaire déjà cité, des salariés avaient été interviewés : « Pour Youssef, chauffeur de bus qui se déclare musulman pratiquant, la religion n’a rien à faire au travail. "C'est strictement interdit de faire la prière dans le dépôt, dans le bus. Si vous voulez faire votre prière, c'est à la maison, pas au travail", insiste-t-il. Mais les agents que nous avons pu rencontrer vont tous dans le même sens : la direction de la RATP doit "agir encore plus fort", disent-ils, pour faire baisser le communautarisme ». Il y a là matière à réflexion pour les dirigeants de la RATP, et plus généralement, concernant le domaine de l’entreprise.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !