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Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avec en arrière-plan le préfet de police de Paris Laurent Nuñez.
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avec en arrière-plan le préfet de police de Paris Laurent Nuñez.
©Alain JOCARD / AFP

Restriction

Entre un gouvernement qui n’hésite pas à envisager QR codes, confinement olympique ou injonction administrative de soins psychiatriques et des Français qui valident massivement la possibilité de détenir de manière préventive des profils dangereux, comment faire évoluer l’état du droit sans atteindre l’Etat de droit ?

Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet est professeur émérite de droit public.

 

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Serge Slama

Serge Slama

Serge Slama est maître de conférences en droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre, membre du CREDOF (Centre de recherche et d'études sur les droits fondamentaux) et visiting scholar au Boston College Law School.

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Les propos des deux intervenants ci-dessous ont été recueillis séparément et sans interactions. 

Atlantico : En matière de surveillance, des mesures concrètes ont été prises ces dernières années : lois antiterroristes, confinement pendant le Covid, contrôle des données ou encore digitalisation massive des services. Ces mesures sont-elles autoritaires ? liberticides ? Ont-elles été efficaces en matière de sécurité ou, au contraire, ont-elles réduit de manière inefficace nos libertés ? 

Anne-Marie Le Pourhiet : Comprenez bien que le seul principe juridique qui prévale dans le domaine de la police est celui de proportionnalité. Ne seront donc conformes aux normes supérieures (Constitution, loi nationale, droit européen et international) que les mesures législatives, ou administratives « nécessaires, adaptées et proportionnées » pour reprendre les termes de nos juridictions européennes et nationales que l’on résume sous l’expression « triple test ». Cette trilogie est en réalité tautologique puisque ces trois adjectifs – nécessaire, adapté et proportionné - sont en réalité synonymes). C’est aussi cette proportionnalité que préconise le droit international des conflits et que l’on reproche en ce moment à Israël de bafouer.

La puissance publique ne peut limiter la liberté des citoyens que dans la mesure indispensable à la protection des intérêts publics, tels qu’ils sont mentionnés dans les textes. Le principe de proportionnalité permet donc théoriquement d’opérer une mise en balance entre l’intervention de la puissance publique défendant l’intérêt général et la sauvegarde des droits et des libertés des citoyens Mais une fois que l’on a énoncé ces mots magiques parfaitement abstraits, il reste à savoir concrètement, face à chaque décision de la puissance publique, si elle est concrètement et effectivement nécessaire pour maintenir l’ordre public, assurer la sécurité publique ou protéger la santé publique. Et, là les choses se compliquent.

Comment savoir par exemple, face à un virus fraichement arrivé de Chine, s’il faut imposer le port de masques pour prévenir la contagion ou même confiner la population ? L’autorité publique hésite légitimement à restreindre les libertés, mais sa crainte de paraître liberticide peut aussi provoquer une catastrophe sanitaire ou favoriser des attentats… Et le juge qui va être saisi de son action ou de sa carence va devoir se substituer à l’administration pour déterminer où, exactement, aurait dû être placé le curseur entre l’ordre et la liberté. En réalité, ce juge (constitutionnel, administratif, judiciaire ou européen) n’en sait pas plus que le l’autorité politique car il n’a aucune compétence supérieure ni en matière de santé publique, ni en matière de terrorisme, il en a même nettement moins. De surcroît, le juge n’a aucune responsabilité politique devant le  peuple, il ne rend  compte à personne et l’on voit bien le danger que constitue pour la démocratie le fait de lui transférer un pouvoir de contrôle discrétionnaire. Oui, les mesures de crise sont toujours restrictives des libertés. Montesquieu le disait déjà : « l’usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur terre me fait penser qu’il est des moments où il faut mettre un voile sur la liberté comme on cache les statues des dieux ». J’ai eu honte, durant l’épidémie de Covid, de tous ces grincheux qui se précipitaient égoïstement devant le juge administratif pour se plaindre des violations de leurs « droits » à la plage, à la gym, au vélo, au bistrot, à la messe, etc.. et qui refusaient le vaccin. C’est la marque de l’incivisme d’une société.

Serge Slama : Depuis un certain nombre d'années, particulièrement depuis les deux états d'urgence (l'état d'urgence sécuritaire en 2015 et sanitaire de 2020), prolongée par la crise des gilets jaunes et la lutte contre le terrorisme ou la loi séparatisme, il y a eu une évolution marquante concernant les libertés en France avec, en matière de police administrative, un changement de paradigme. Les restrictions de police deviennent de plus en plus la règle et le respect des libertés tend à devenir l'exception. Ce constat concerne par exemple la liberté de manifester.  Ainsi pour la 7ème semaine d'affilée le préfet des Alpes Maritimes a interdit une manifestation pacifique pro-palestinienne à Nice. On est déjà à 7 suspensions prononcées par le juge des référés du TA de Nice.

Dans le cadre de l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques, il y aura un réel champ d’expérimentations sécuritaire et juridique. La loi sur les JOP a autorisé beaucoup de mesures et de dispositifs qui porteront atteinte aux libertés, à la fois sur les questions de circulation, mais aussi de surveillance des personnes avec l'autorisation de la vidéosurveillance algorithmique ou d'autres modes de contrôle potentiel des populations, des sportifs et des déplacements.
L’ensemble des dispositifs qui ont été adoptés depuis 2015 ont en commun une extension des pouvoirs de police administrative, souvent des pouvoirs du préfet ou éventuellement du ministre de l'Intérieur. En contrepartie, il y a eu une restriction des libertés, notamment des libertés collectives, des libertés des citoyens., sous le seul contrôle du juge administratifs, souvent en référé-liberté.
Cette situation est assez inquiétante dans un Etat de droit car cela constitue une forme de dérive, de pente glissante en termes de protection des libertés. Si on ne peut à proprement parler de mesures autoritaires, ces mesures sont prises par les seules autorités exécutives, souvent  en conseil de défense (sanitaire ou sécuritaire) réuni autour du président de la République. Ces choix sont très peu soumis à un débat démocratique ni à des contrôles satisfaisants. La crise sanitaire a été un exemple typique de ce type de dérives avec une extension considérables des pouvoirs de l'Exécutif. Il y a eu des prolongements à la fois dans la crise des Gilets jaunes, les dispositifs de lutte contre le terrorisme ou ciblant les associations luttant contre les violences policières, les groupes de supporters (interdiction des déplacements) ou le réchauffement climatique, notamment lorsqu'elles prônent la désobéissance civile ou des modes d'action radicaux pour sauver la planète, avec notamment la dissolutions d'associations comme la GALE ou les Soulèvement de la Terre.

Les mesures de restrictions qui étaient prises jusqu’à présent, les mesures antiterroristes ou l'état d'urgence ciblaient un certain nombre de populations. Cela pouvait concerner les banlieues, des personnes radicalisées, les étrangers en séjour irrégulier ou des milieux militants comme les ZAD ou les groupuscules d'extrême-droite. En 2020, avec le confinement général de la population par un simple décret, on a  changé d’échelle.

L’application de ce régime et de ces mesures a laissé des traces profondes. Et les Jeux olympiques vont être une fenêtre de tir pour voir rejaillir, sous prétexte de sécurisation d'un événement sportif international, la même logique de dérive sécuritaire et de volonté de contrôle des populations.

Selon Le Canard enchaîné, le préfet de la région Ile-de-France envisagerait des mesures de confinement pour faire face à la saturation du trafic. Information démentie par le préfet mais qui pose quand même quelques questions. Les mesures de restrictions de libertés deviennent-elles la norme ? Pour éliminer les risques, jusqu'où sommes-nous prêts à restreindre nos libertés ?

Serge Slama : Cela donne surtout l'impression qu’un état d'urgence olympique se prépare, à l’image de l’état d'urgence sécuritaire et sanitaire déployés par le passé.

Concernant cette polémique récente, le préfet de la région Ile-de-France, Marc Guillaume, a tenu à démentir tout projet de « confinement olympique » , expression qui a en réalité était utilisée par Le Canard enchaîné pour synthétiser la lettre de ce préfet, qui avait aussi été une cheville ouvrière de l'état d'urgence sanitaire et du confinement comme secrétaire général du Gouvernement. En tout cas, le préfet de région a alerté le gouvernement sur la nécessité de restreindre considérablement les déplacements des Parisiens lors des JOP car sinon cela risque de saturer les transports en commun. Il y a donc cette idée sous-jacente qu'il faudrait que les Franciliens quittent la région parisienne ou restent chez eux pendant ces Jeux olympiques.
Dans un Etat de droit, la liberté doit primer. Lorsque des mesures sont prises, Le principe de proportionnalité est déterminant et doit être respecté en tout état de cause. Les mesures doivent être adaptées aux circonstances, nécessaires et proportionnées. Or, une espèce de principe de précaution est systématiquement appliqué par les pouvoirs publics - comme on a pu le voir par exemple avec le démontage des bouquinistes en bord de Seine alors qu'ils constituent un élément d'identité de ces lieux. Les Jeux olympiques constituent un exemple flagrant. Avec le risque d'attentat, les craintes sécuritaires ou la gestion des difficultés de déplacement, tout un arsenal est adopté préventivement par les pouvoirs publics. Or, à l'image de la vidéosurveillance algorithmique qui a été autorisée par la loi JOP à titre expérimental bien après les Jeux Olympiques, il y a un risque que ces expérimentations trouvent des prolongements durables dans notre droit. Certaines villes comme Nice ont déjà passé des marchés pour s'équiper des ces technologies algorithmiques durant et, à n'en pas douter, après les JOP.

Anne-Marie Le Pourhiet : Si le préfet a démenti par la suite, c’est que des fake news ont (encore) circulé et il vaut mieux ne pas les commenter. On imagine mal un confinement de la population simplement destiné à restreindre le trafic, la disproportion serait ici manifeste. Il existe sûrement d’autres méthodes pour réguler la circulation et Paris n’est pas la première ville à recevoir des jeux olympiques, il suffit de regarder ce qui s’est fait ailleurs. La fabrication et la distribution de patins à roulettes seraient peut-être suffisantes…

Qu'est-ce que cela dit de l'Etat de droit et de l'état du droit ?

Anne-Marie Le Pourhiet : L’État de droit est une formule « creuse » qui désigne la hiérarchie des normes et donc simplement l’obligation  pour chacun, autorité publique comme citoyen, de respecter les normes supérieures. En l’occurrence, la norme supérieure c’est le principe de proportionnalité entre l’atteinte aux libertés de chacun et la menace pour l’ordre, la sécurité ou la santé de tous. Il faudrait éviter la surenchère démagogique et malsaine qui consiste aujourd’hui à reprocher systématiquement aux pouvoirs publics, soit d’être laxistes, soit d’être au contraire trop autoritaires. Il est certain que nos « grands » juges (Conseil d’Etat, Cour de cassation, Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union) ont trop fait pencher la balance dans le sens des droits des libertés individuels au mépris de l’intérêt général et que leur jurisprudence bisounours s’est retournée contre la sécurité nationale. Il est incontestable que, depuis 1968 et la fin du règne gaullien, un vent libertaire a soufflé sur notre droit et que nous payons aujourd’hui les conséquences de cette dérégulation. Il n’en demeure pas moins que les discours démagogiques de café du commerce que l’on entend sur certains médias et réseaux sociaux et jusque dans nos hémicycles sont aussi irresponsables et consternants. Ils ne font en réalité qu’empirer la menace. 

Serge Slama : Le gouvernement ne connaît que l'instrument de la police administrative et du contrôle des populations. Il faudrait changer radicalement de logique. Il y a une forme de dérive autoritaire de ce mode de gouvernement. Il s’agit d’un mode de gouvernement par l'exception. Il serait pourtant possible d’inverser la perspective. La population pourrait s'approprier de tels événements. S'il y avait une adhésion populaire face à un tel événement, les risques en seraient diminués. Pendant la crise sanitaire, des instruments de contrainte ont été utilisés, notamment le pacte sanitaire, pour inciter la population à se vacciner et les empêcher, en cas de refus, d’accéder à un certain nombre de biens et de services.

Il ne faudrait pas que les Jeux olympiques soient à nouveau l'occasion de ce type de dérives, de contraindre les gens à accepter un certain nombre de choses afin de pouvoir organiser l'événement dans de bonnes conditions. Les JO devraient être un événement populaire, une fête qui suscite l'adhésion chez un maximum de personnes. Le fait d’accueillir le monde entier pour la compétition ne doit pas se transformer en contrainte pour la population française.

Sécurité ou Liberté : comment trouver les bonnes mesures pour limiter la casse ?

Serge Slama : Dans le cadre de l’organisation des JO, le gouvernement a sûrement conscience des enjeux en termes de libertés publiques, peut-être moins sur les droits fondamentaux et les libertés fondamentales. En tout état de cause, cela n’est pas sa priorité. Dans les arbitrages qui ont été faits ces dernières années, il y a eu la loi immigration, des tentatives de dissolutions d'associations, les annonces du ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. Très clairement, la protection des libertés n'est pas la préoccupation principale prise en compte par ce gouvernement lorsqu'il prend des décisions. Il appartient justement à la société civile, aux associations, aux juridictions de veiller au respect des libertés. Le ministre de l'intérieur assume d'ailleurs désormais ouvertement de ne pas respecter des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme refusant que la France expulse des étrangers vers des pays dans lesquels ils risquent, parfois de manière quasi certaine, la mort, la torture ou des traitements inhumains et dégradants.

Si vraiment le gouvernement met en œuvre les mesures annoncées dans le cadre des Jeux olympiques, l’organisation de cette compétition pourrait devenir un terrain de combat par le droit afin d'essayer de protéger les libertés en utilisant l'instrument juridique. Il y a des moyens juridiques permettant de décider, à notre niveau, de faire respecter un maximum l'Etat de droit.

Anne-Marie Le Pourhiet : Bien gouverner et trouver la bonne mesure nécessite du calme, de la sérénité  et surtout de la lucidité. Le juriste ajoutera toujours « audi alteram partem » (= écoute l’autre partie) c’est-à-dire la nécessité d’un débat contradictoire avant la décision. Le droit a pour symbole la balance, il faut juste garder le cap et la raison.

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