Quand TikTok et autres réseaux sociaux font flamber le business des trafiquants d’êtres humains <!-- --> | Atlantico.fr
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©MANJUNATH KIRAN / AFP

Dangereux réseaux

Ils offrent un redoutable outil publicitaire aux passeurs.

Guilhem Dedoyard

Guilhem Dedoyard

Guilhem Dedoyard est journaliste à Atlantico.

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Les réseaux sociaux, nouveaux alliés des passeurs ? C’est ce qui se confirme chaque jour un peu plus. TikTok est particulièrement sous le feu des critiques aux États-Unis. Sur l’application, de nombreuses vidéos font la promotion de passeurs, indiquant, plus ou moins directement, diverses possibilités pour traverser la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Les passeurs tiennent ici un business très lucratif leur permettant d’organiser des traversées périlleuses (mais promues comme étant sans danger) aux personnes cherchant à rejoindre les États-Unis depuis l’Amérique latine.

"Votre porte vers l'Europe"

Mais si le phénomène est particulièrement notable, et massif, aux États-Unis, l’Europe est loin de faire exception et on observe les mêmes mécanique se mettre en place. Le phénomène n’est pas nouveau : déjà en 2017, sur WhatsApp et sur Facebook, circulaient des vidéos promotionnelles incitant à avoir recours aux services des passeurs. Comme le repérait à l’époque la journaliste Dana Alboz, on pouvait trouver, par exemple, une vidéo d’un passeur échangeant avec des candidats au départ, publiée sur son compte Facebook personnel, afin de convaincre de potentiels autres clients. D’autres pages proposent la fabrication de faux papiers ou exposent des témoignages de soi-disant anciens candidats à l’immigration clandestine, vantant une traversée sécurisée vers l’Europe. Des groupes Facebook aux noms aussi évocateurs que “Votre porte vers l’Europe” ou encore “L’émigration vous appelle” existent, à l’attention des candidats aux départs.

Fin septembre 2021, Frontex et Europol ont finalisé un rapport conjoint consacré à la numérisation du trafic de migrants. On peut ainsi y lire « Une vidéo a été téléchargée sur une chaîne YouTube expliquant en arabe-français comment traverser en toute sécurité la frontière entre la Turquie et la Grèce, près de la frontière bulgare. Selon cette vidéo, un nouvel itinéraire plus sûr a été trouvé entre la Turquie et l’Europe pour les personnes qui souhaitent se rendre illégalement en Europe. Plusieurs itinéraires et étapes sont montrés dans la vidéo à travers la Grèce, jusqu’à la frontière bulgare et de là jusqu’à la ville de Xanthi où, sans entrer dans la ville, les migrants sont invités à rejoindre la gare et à voyager en train vers l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et la Slovénie, avant d’atteindre l’Italie. » C’est là un exemple parmi d’autres.

TikTok arme de publicité massive

L’irruption de TikTok et sa viralité n’ont pas échappé aux passeurs qui s’en donnent à cœur joie pour proposer leurs services sur l’application. Plus efficace et marketé que YouTube, le réseau social chinois est l’outil parfait pour faire de la publicité mensongère. Et face à un flot de contenus colossal, les modérateurs, sur TikTok comme ailleurs, sont incapables de juguler le flux de nouveaux comptes proposant ces services, plus ou moins explicitement. On peut ainsi voir des propositions pour rejoindre l’Allemagne depuis la Turquie pour 5 000 euros, ou pour rejoindre la France depuis la Serbie pour 3 500.

L’un des exemples récents les mieux documentés est la manière dont la communauté albanienne est visée par ces TikTok promotionnels. Le journal anglais The Telegraph mais aussi Streetpress en France ont couvert largement ce sujet, utilisant des codes marketing similaires à des agences de voyage : de nombreux comptes TikTok proposent, depuis environ un an et demi, des traversées de la Manche vers l’Angleterre, au départ de la France, alors que ces dernières  se faisaient traditionnellement plutôt en camion. Il y a un an, StreetPress a recensé au moins 58 comptes albanais proposant des traversées en zodiac, camion ou avion,sur TikTok. Depuis quelques jours, toujours sur le réseau social, les passeurs albanais ont proposé une nouvelle route maritime, au départ de l’Espagne cette fois, reliant Santander à Portsmouth, comme le rapporte The Telegraph. Le prix est alors de 14 000 £, contre 3500 pour une traversée depuis la France. 

Néanmoins, TikTok n’est que la première étape, car si le réseau concentre toutes les caractéristiques pour faire la promotion des services de passage, d’autres applications, comme Messenger, WhatsApp ou Instagram, ou encore Signal et Telegram, restent largement utilisées pour la communication avant ou pendant le voyage afin de régler les détails, notamment monétaires, entre les migrants et leurs passeurs.

Selon les experts, ces clips vidéo sont la face publique d'une industrie illégale très sophistiquée, qui pèse plusieurs milliards de dollars et qui profite des divers changements dans les politiques d'immigration (comme l'accord du Royaume-Uni avec le Rwanda)  pour diffuser de la désinformation et stimuler la demande pour ses services. En 2016, le business des passeurs de migrants s’élevait à 7 milliards de dollars selon L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (l’UNODC).

Glamouriser les départs 

Mais les passeurs ne sont pas les seuls à utiliser les réseaux sociaux, les migrants eux aussi n’hésitent pas à claironner leur succès de traversée de la Méditerranée sur internet et notamment sur TikTok. Ils mettent ensuite en scène leur réussite en Europe, au risque d’inciter d’autres jeunes à suivre le mouvement, sans avoir conscience des dangers. « Ces vidéos peuvent avoir un effet moteur et transformer la stratégie migratoire en accélérant la concrétisation du départ », explique à Basta la chercheuse Fairouz Idbihi. « En outre, les candidats à l’immigration clandestine peuvent être plus vulnérables aux influenceurs et à leurs pairs déjà dans l’UE qui documentent chaque étape de leur voyage sur YouTube, atteignant potentiellement des centaines de milliers de spectateurs et encourageant d’autres jeunes migrants à utiliser les mêmes méthodes pour voyager illégalement », détaille de son côté le rapport de Frontex de 2021 à ce propos.

La problématique derrière la viralité de ces vidéos est double. D’une part, elles glamourisent les départs, en les faisant paraître plus aisés/faciles qu’ils ne le sont en réalité, tout en renforçant l’idée d’un avenir radieux en Europe, bien loin des difficiles conditions du voyage et de la situation des migrants clandestins une fois arrivés sur le territoire. Mais cette vision romancée du départ, associée à un faux sentiment de sécurité promu dans les vidéos, permet également aux passeurs de monnayer plus cher leur action ou au contraire de se présenter à prix modique pour attirer plus de personnes et, dans tous les cas, pour se remplir les poches.

S’il est difficile d’établir précisément la responsabilité des réseaux sociaux dans l’évolution des départs, les chiffres sont de fait en nette hausse. L’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes, Frontex, a détecté l’année dernière330 000 franchissements irréguliers. Ce chiffre marque une augmentation de 64 % par rapport à 2021 et représente le nombre le plus élevé depuis 2016.

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