Quand l'intelligence artificielle s’emparera aussi de la guerre<!-- --> | Atlantico.fr
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Des soldats sur le terrain, photo d'illustration AFP
Des soldats sur le terrain, photo d'illustration AFP
©FADEL SENNA / AFP

Veni, vidi, vici

L’IA ne sert pas qu’à faire parler des logiciels comme ChatGPT : elle est aussi très utile pour faire la guerre. De nombreuses armées du monde l’utilisent déjà régulièrement. Panorama.

Jérôme Pellistrandi

Jérôme Pellistrandi

Le Général Jérôme Pellistrandi est Rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.

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Atlantico : Un groupe de travail de la marine américaine utilise la robotique et l'intelligence artificielle pour se préparer à la prochaine ère de conflit via des navires sans équipage ou des essaims de drones auto-dirigés, selon la rédaction de Wired. L'avenir de la guerre, alimenté par l'IA et totalement autonome, est-il en passe d’arriver ? Même si les armées communiquent peu sur l’état de leur programme de recherche, comment l’IA gagne de plus en plus de terrain au sein des armées ?

Jérôme Pellistrandi : Tout d’abord, je crois qu’il faut rappeler que l’intelligence artificielle et la robotique sont déjà largement utilisées par les armées. C’est le cas depuis longtemps, d’ailleurs. On a tendance à oublier l’histoire des technologies, mais la première utilisation de l’intelligence artificielle remonte à la Seconde Guerre mondiale et au développement de l’informatique. Les premiers ordinateurs qui ont permis de déchiffrer enigma se sont appuyés sur une technologie mise au point par les Anglais et les Américains, reposant sur des systèmes de tubes et de lampes. C’est une forme de calcul accélérant le processus de décision et de compréhension. Les Américains baignent donc dedans depuis qu’ils sont tout petits, si je puis dire.

Pour autant, il y a effectivement quelque chose de nouveau. Les développements de l’IA et de la robotique permettent maintenant de répondre au besoin d’ubiquité. Jusqu’à présent, on pouvait faire un bateau télécommandé mais sans visuel, c’était inutile. Avec les nouveaux processus et le développement de l’IA, nous pouvons maintenant augmenter l’ubiquité des moyens maritimes, par exemple. N’oublions pas que la problématique d’un bateau c’est que sa vitesse est limitée à 20 nœuds (ce qui correspond à 800 ou 900 kilomètres par jour). Pour déplacer plus de troupes plus vites, il faut augmenter les plateformes, ce qui implique des problèmes d’équipage. L’IA et la robotique permettent donc de démultiplier l’efficacité du matériel, en mer, à terre ou dans l’air. C’est un processus ancien, mais qui s'accélère avec l’avancée de telles technologies.

Sur le plan conceptuel, il n’y a rien de fondamentalement nouveau.

L’association de l’intelligence artificielle et de la robotique va aussi permettre de pallier le problème de ressources humaines. En l’état actuel des choses le soldat (comme le matelot ou l’aviateur) devient une denrée rare. Attirer une ressource humaine devient de plus en plus difficile dans les sociétés développées (qui associent un faible taux de chômage à la difficulté du métier de militaire, sans oublier la démographie parfois vieillissante de nos pays occidentaux). Il y aura donc une obligation d’utilisation de la robotique pour remédier à ce problème. 

Quels pourraient être les atouts de l’IA sur le plan militaire ? Sur le plan stratégique – tactique, sur le plan du renseignement et sur le front ou dans les tranchées pour venir en aide aux soldats ?  L’IA pourrait-elle limiter les pertes humaines (moins de soldats déployés sur le front et des frappes ciblées) ?  

Je vais me permettre un parallèle avec la saga Star Wars. Dans la première trilogie, qui débute en 1976, il n’y a pratiquement aucun robot ; hormis R2-D2 et son compagnon C3-PO. Les armées sont encore analogiques. Au fur et à mesure du développement de la saga, on assiste à l’affrontement des chevaliers Jedi avec des armées de drônes qui pallient l’absence de fantassins. C’est un phénomène qui pourrait arriver dans le monde réel : nous pourrions déléguer les tâches dangereuses, répétitives et sans grande valeur ajoutée à des systèmes robotisés capables d’utiliser une intelligence artificielle.

Bien sûr, l’IA est aussi un atout considérable sur le plan stratégique ou tactique. L’Ukraine l’illustre bien : déminer un champ de mine, c’est une mission extrêmement dangereuse… et au cours de laquelle l’IA, une fois associée à la robotique, permet de préserver un grand nombre de vies humaines. Le champ d’investigation, en la matière, est énorme. C’est vrai aussi du côté de la marine, par exemple : la future génération de bâtiment de la marine va utiliser des drônes téléopérés qui mettront eux-mêmes sous l’eau des mini-drônes sous-marins. Il ne sera donc plus nécessaire d’envoyer un plongeur à proximité de la mine. Toutes ces avancées permettent donc de diminuer le risque de pertes humaines.

En outre, l’intelligence artificielle permet de démultiplier les capacités d’analyse de l’Homme. Avec l’avancée technologique, un certain nombre de tâches pourront être confiées à l’IA et la mise en place d’interfaces machines permettant à l’Homme d’intervenir dans le processus et de faire des choix quand nécessaire.

Hormis les Etats-Unis, est-ce que la Chine, les puissances européennes et l’armée française sont-elles également en train de déployer des technologies et de recourir à l’IA et à la robotique ou de développer des programmes de recherche en ce sens ?

En dehors des Etats-Unis, il y a effectivement la Chine qui dispose de capacités énormes. Cependant, elle est confrontée à un vrai problème : elle n’a pas fait la guerre depuis des décennies. La grande crainte de l’armée populaire chinoise, c’est donc d’être un jour engagée dans un conflit engendrant des pertes humaines de son côté ; qu’elle devra ensuite justifier auprès de son opinion publique. Elle adopte un discours très martial, très agressif, qui traduit son inexpérience des opérations. Ce n’est pas le cas des armées américaine, britannique ou française. Nous utilisons d’ailleurs l’IA depuis longtemps et de plus en plus. Les drônes Reaper sont employés depuis plus d’une décennie par notre armée de l’air, par exemple. 

En outre, l’IA est utilisée en “backbone” sur le standard F4 du Rafale, certaines batteries de missiles y font aussi appel ; la marine fait appel à des drônes marins… Il existe d’ailleurs des entreprises leader français dans ce domaine-là, dont certains sont aussi des leaders mondiaux, tant dans la simulation que dans la production de drônes sous-marins.

Les patrouilleurs des hautes-mers, des navires A69 qui sont des bâteaux datés des années 70 (et donc en fin de vie), ont été dotés de drones SMD. Il s’agit fondamentalement de petits avions profitant d'une autonomie de trois heures et capables de parcourir 50 kilomètres. On peut donc les envoyer observer l’état des mers au-delà de l’horizon pour un renseignement plus efficace. Le drône Diodon, qui part d’un sous-marin, affiche une autonomie de 30 minutes et peut s’éloigner du vaisseau qui l’a envoyé de cinq kilomètres. Au large d’une côte, c’est une opportunité intéressante pour acquérir du renseignement.

Il y aussi des drones terrestres, quoique l’on parle plus de robots. C’est le cas des plateformes mobiles qui peuvent aller chercher du renseignement ; y compris dans des zones contaminées sur le plan chimique. Nos entreprises développent aussi des plateformes plus lourdes, capables de transporter du ravitaillement ou de ramener des blessés. Autant de systèmes qui permettent d’accroître les capacités d’une force terrestre tout en diminuant l’exposition au risque des soldats. Le tout pour mener à bien des missions qui n’ont pas toujours une réelle valeur ajoutée sur le plan humain. Il vaut mieux confier le transport de munitions à une mule terrestre robotisée qu’à un équipage exposé à un risque dans le cadre d’une telle opération. Surtout qu’il lui est possible de faire autre chose pendant ce temps.

Alors que les armées du monde entier tentent d’évoluer afin de faire face au risque de conflit de haute intensité depuis le conflit en Ukraine, l’utilisation de l’IA par certaines nations ne risquent-ils pas de représenter une menace nouvelle si certains pays négligeaient dans le même temps ces technologies et n’anticipaient pas les conflits du futur ? Ne risquent-ils pas d’y avoir un danger et un déséquilibre entre les armées qui feraient le choix de l’IA et celles qui seraient démunies de tels programmes ou technologies ?

Tout à fait.

Il faut être réaliste : il y aura l’IA du riche et l’IA du pauvre. L’utilisation de smartphones civils protégés, c’est de l’IA du pauvre. 

La problématique, une fois ceci identifié, c’est celle de l’éthique. Il y a beaucoup de travaux aujourd’hui sur le soldat “augmenté”, ce qui correspond fondamentalement à du dopage. Dans le cadre sportif, c’est assez mal vu. Dans le cadre de la guerre, ce n’est pas nécessairement mal considéré. Tout dépend donc de la nature de l’écosystème sécuritaire dans lequel on s’inscrit. Dans un système totalitaire, l’opinion publique locale acceptera probablement davantage que dans une société démocratique. Il est probable que nous n’acceptions pas des modifications génétiques, la pose d’implants, etc. Des champs nouveaux s’ouvrent devant nous et il est assez peu probable que l’on assiste à l’avènement d’une réglementation internationale en la matière. C’est une réalité à laquelle il nous faudra nous confronter. 

Alors que la peur du potentiel létal et incontrôlable de l’IA et de la robotique, via la menace de destruction de l’humanité, a été propagée à travers la science-fiction ou dans des films comme Terminator, l’IA ne serait-elle pas en réalité le meilleur allié de l’homme sur le champ de bataille et dans le cadre de la guerre grâce au savoir-faire militaire, à la qualité des ingénieurs et à la maîtrise de ces technologies au sein des armées ?

Potentiellement, oui. Si l’on reste dans ce cadre éthique qui correspond aux sociétés démocratiques ; dans lesquelles le respect de l’individu prime sur le collectif. Dans ce cas de figure, oui, c’est possible. A l’inverse, nous pourrions aussi assister au détournement de ces technologies et de leurs utilisations à des fins d’ordre politique ou impérialiste, ce qui constituerait un danger.

C’est pourquoi nous avons l’obligation de travailler dessus pour ne pas se faire surprendre si certains de nos ennemis se décidaient à en faire un tel usage. A cet égard, le cinéma américain est extrêmement intéressant en cela qu’il est le reflet des préoccupations d’une société technologiquement hyper-avancée.

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