Quand Gilles Kepel sonne l’alarme : interdire l’abaya est une chose, quid de la sociologie des corps enseignants et universitaires…?<!-- --> | Atlantico.fr
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Gilles Kepel, le 18 juillet 2022.
Gilles Kepel, le 18 juillet 2022.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Wokisme

Le dogme multiculturaliste et communautaire s’implante de plus en plus au sein du monde éducatif. Gilles Kepel a révélé que son université le poussait vers la sortie au profit d'enseignants favorables à l'idéologie wokiste.

Alain d'Iribarne

Alain d'Iribarne

Alain d'Iribarne est ancien directeur du département scientifique des SHS du CNRS et ancien administrateur de la FMSH. 

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Sophie Audugé

Sophie Audugé

Sophie Audugé est Déléguée Générale de SOS Education. 

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Atlantico : A l'occasion d'une interview récemment accordée à Europe 1, Gilles Kepel expliquait que son université le pousse vers la sortie... au profit d'enseignants embrassant l'idéologie wokiste qui seraient amenés à le remplacer. Que sait-on, aujourd'hui, de la sociologie du corps enseignant à l'université ? Par quoi est-elle traversée, exactement ?

Alain d’Iribarne : Les sciences sociales, de façon générale, sont des lieux à dominantes idéologiques. C’est dans leur nature. On l’a vu à l’époque des marxistes, des bourdieusiens et on le voit encore aujourd’hui avec ce que nous appelons le “wokismes”. Les vagues se succèdent. Celle-ci provient des universités américaines et s’attaque principalement au milieu universitaire. Dans les faits, il ne faut pas perdre de vue ce que le mot “wokiste” désigne. Il regroupe différents aspects : l’islam, le genre, le post-colonial… l’ensemble est varié et conteste un ordre établi, dont on sait qu’il est l’héritier initial de l’école française. A cet égard, c’est un retour de ce que nous avons nous-même exporté dans les universités américaines il y a de cela quelques années.

Gilles Kepel, de son côté, tire la sonnette d’alarme sur la question du traitement de l’islam.

Comme toujours, quand des mouvements de cet ordre essaient de contester un ordre établi, on observe une tentative de pénétration des institutions - ici universitaires. C’est un jeu d’entrée assez classique, qui ressemble beaucoup à ce qu’on pu faire les bourdieusiens ou les marxistes avant eux. C’est un jeu d’entrisme, auquel les milieux politiques sont assez habitués désormais. 

Ce jeu d'entrismes suppose un système de mobilisation, qui repose sur des acteurs qui vont commencer en sous-marin avant de sortir du bois. Ils s’organisent alors collectivement pour pouvoir se manifester, se faire connaître. C’est le chemin que suit aujourd’hui le mouvement wokiste. Ils ont su intégrer plusieurs IEP (Institut d’études politiques, Sciences-Po). C’est peut-être dans l’établissement de Grenoble que l’on observe l’exemple le plus parlant en la matière. Dorénavant, le problème du wokisme consiste à faire admettre par le secteur universitaire qu’il est légitime et, surtout, qu’il constitue un progrès dans la libération de l’activité de recherche.

C’est pourquoi ils expliquent qu’ils combattent un ordre établi “oppressant”, “dominateur” et qui utiliserait tous les moyens pour ne pas pouvoir être contesté. C’est là l’une des étapes sur laquelle s’appuie leur tentative de prise de pouvoir, qui soulève un important souci pour ce mouvement : la question du recrutement.

Rappelons par ailleurs que les wokistes sont loin d’être majoritaires à l'université. Mais pour pouvoir renverser l’ordre établi, il leur faut d’abord se faire entendre, gagner en notoriété. Il leur faut aussi réussir à pénétrer les institutions universitaires pour pouvoir placer des gens compatibles ou adhérents à leur idéologie dans les instances de gouvernance (les conseils d’université et d’établissement) ou les structures assurant le recrutement des professeurs. Sans quoi ils n’auront ni élus ni nommés au Conseil national des université (CNU). 

Pour en arriver là, il leur faut déjà des candidats au CNU. Ces candidats, rappelons-le, auront besoin d’une thèse ou d’une habilitation à diriger des recherches (HDR). Cela implique donc que les sujets et les jury de thèses soient favorables à cette idéologie. C’est pourquoi des tensions existent au sujet des thèses, que l’ordre établi estime généralement répondre de l’idéologie pure… Une critique qui leur est évidemment retournée par les wokistes qui défendent leurs sujets.

Sophie Audugé : Le corps enseignant n’est pas un. Il se divise et se subdivise en de nombreux domaines, et selon plusieurs critères. Je n’en retiendrai que quelques-uns ici en lien avec notre propos. En premier lieu je dirai qu’il y a des différences générationnelles très importantes, notamment sur le thème qui nous intéresse: la laïcité. Concernant les enseignants du primaire ou du secondaire une étude publiée en décembre 2022 par l’IFOP pour la revue écran de veille montrait parfaitement la rupture générationnelle qui sépare les enseignants par tranche d’âge. Les plus jeunes professeurs s’autocensurent davantage que les plus âgés. 60% des moins de 40 ans s’autocensurent alors qu’ils sont 47% des 50 ans. Autres chiffres intéressants 62% des professeurs de moins de 30 ans sont favorables à l’adaptation des menus en fonction de la religion et ils sont 41 % à être favorables au port de tenues type abaya ou quamis.

Les hussards de la République sont définitivement morts… Les jeunes enseignants sont plus perméables aux idéologies woke et adoptent facilement le multiculturalisme à l’américaine. Peu sensibles à l’universalisme de la pensée intellectuelle française, ils semblent peu soucieux de défendre notre modèle de laïcité, notre histoire, notre langue. À l’image du Président de la République, ils ne sont pas vraiment convaincus qu’il existe une culture française dont ils sont les ambassadeurs, qu’ils ont le devoir de défendre, transmettre et préserver. 

Vous évoquez Gilles Kepel donc l’université. Ah! La grande césure entre l’enseignement vers le bac et le supérieur. On ne mélange pas les torchons et les serviettes… Il y a ceux qui pensent (le supérieur-l’université) et ceux qui instruisent (l’école). Ceux qui instruisent (les professeurs) ne sont pas valorisés, pas considérés, mal payés, démotivés. Ceux qui pensent (les universitaires) sont libres. Libres de faire ce qu’ils veulent, d’enseigner ce qu’ils veulent, de la manière qu’ils veulent. Sur le papier c’est tentant.… mais dans la réalité beaucoup moins et Gille Kepel en fait les frais aujourd’hui. À l'université, les «sciences» sociales tiennent une place particulière. Celle de la théorisation du Wokistan. C’est là que le mythe de la liberté universitaire atteint ses limites. Désormais il s’agit de converger vers une pensée unique. L’université libre et laïque est devenue un lieu d’obstruction, de recherches orientées, d’expression soumise, un territoire de savoirs sous emprise.

Le dogme multiculturaliste et communautaire s’est implanté en France par effet boomerang. Une sorte de retour au pays, 50 ans plus tard, des idées que les Foucault, Deleuze et Derrida ont été professer aux Etats-Unis. L’universalisme qui a fait la renommée de la pensée universitaire française s’est fait balayer par ce que Didier Lapeyronnie appelait il y a 20 ans déjà « l’académisme radical ». Nathalie Heinich a dénoncé ce phénomène qui a envahi les universités françaises dans un texte intitulé Ce que le militantisme fait à la recherche publié chez Gallimard dans la collection Tracts. Aujourd’hui en France de nombreux universitaires sont empêchés dans leurs recherches dès lors qu’ils ne s’inscrivent pas dans la doxa woke. Il leur suffit parfois d’avoir simplement adopté une position mesurée. Ils verront leurs projets de recherche refusés ou reportés aux calendes grecques. Leur promotion bloquée, leurs collègues les considérer comme des pestiférés. A contrario, les universitaires qui présentent des recherches favorables au Wokistan, dont le résultat est connu d’avance, sur la base d’une méthodologie scientifiquement douteuse, se verront gratifier de ligne budgétaire et de promotion. Généralement les politiques ne s’y frottent pas. Ils n'y mettent pas les pieds. On y pratique l’écriture inclusive et le port du voile. La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, avait tenté de mettre les pieds dans le plat, évoquant un «islamo-gauchisme» dominant qui orientait et clivait la recherche. Elle y a laissé sa place… L’université, un autre territoire perdu de la République?!

Une telle déclaration, à l'heure où le gouvernement interdit l'abaya à l'école, ne soulève-t-elle pas la question du recrutement des professeurs, du financement de leurs champs de recherche et de l'éventuel entrisme qui peut exister au sein de cet univers ?

Alain d’Iribarne : Gilles Kepel met, de fait, les pieds dans le plat. Il désigne le système rampant, qui est celui que l’on a évoqué. La mouvance wokiste cherche à prendre du pouvoir dans les instances de gouvernance, en recrutant des individus capables de contester l’ordre, de faire du bruit, d’accuser autrui d’être lui-même responsable de ce qu’il se passe aujourd’hui. Ces gens-là doivent être capables de remonter jusqu’aux instances de gouvernances (qu’ils n’ont pas encore rejoint à ce moment-là) pour faire condamner celles et ceux qui leur résistent. C’est une politique de gagne-terrain, au sens le plus strict.

Un des points importants du gagne-terrain, revenons à ce que disait Gilles Kepel, c’est d’avoir des gens de pouvoir de son côté (pas uniquement des maîtres de conférences, mais aussi des professeurs, idéalement à notoriété). C’est là que se pose la question du renouvellement des postes ! Le mouvement cherche à pénétrer les institutions une par une, en s’attaquant en priorité aux endroits les plus légitimes comme Sciences-Po Paris ou HESS. C’est d’autant plus utile qu’il s’agit de lieux qui accueillent des professeurs étrangers et qu’il est donc possible d’acquérir, au moins en théorie, le contrôle des commissions de sélection d’accueil. Cela garantit, en cas de réussite, un effet de levier substantiel. On peut même aller plus loin : c’est l’occasion de définir les séminaires, d’en exclure ceux que l’on souhaite aussi, comme le faisaient déjà les marxistes.

J’ai été le directeur du département des Sciences de l’Homme et de la Société du CNRS. J’ai aussi été administrateur de la fondation Maison des Sciences de l’Homme. Nous recevions, à l’époque, beaucoup de chercheurs américains, qui nous expliquaient pourquoi ils valorisaient à ce point les séminaires français : à leurs yeux, c’était l’occasion de retrouver une liberté d’expression qu’ils avaient perdu de leur côté de l’Atlantique.

S'il n'appartient pas à l'Etat de recruter les professeurs d'université, ne lui revient-il pas de faire respecter des principes généraux, de rigueur comme de pluralité idéologique ? Peut-on dire de l'Etat qu'il prend, à cet égard, son rôle au sérieux aujourd'hui ?

Alain d’Iribarne : Si on admet que la production de la connaissance dans le milieu des sciences humaines et sociales est la responsabilité du milieu des chercheurs et enseignants-chercheurs, on admet également qu’il leur faut assurer la régulation de la façon de travailler des scientifiques dans leur rapport aux idéologies. C’est notre travail. Fondamentalement. C’est pour cela que la régulation en question est si complexe et qu’il permet un travail d’entrisme. Ne perdons surtout pas de vue que l’entrisme vise, initialement et avant tout, à déplacer la norme de l’évaluation. 

Il y a donc de quoi comprendre les tensions au sein de l’université, il s’agit de luttes, et l’avertissement de Gilles Kepel. Le problème n’est pas qu’il arrive en fin de carrière : la question importante, c’est celle de son remplacement. Sur ce sujet, il se comporte, de fait, comme un lanceur d’alerte.

Du reste, force est de constater que les ministres successifs de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sont ennuyés depuis longtemps par la situation actuelle. Frédérique Vidal avait essayé de renvoyer la patate chaude de l’islamo-gauchise au CNRS, lequel s’était aussitôt défaussé du sujet. Il est clair qu’actuellement le politique, au sens global, ne sait pas comment appréhender cette question. Il préfère renvoyer la responsabilité à la gouvernance des établissements, qui en fait de même auprès des responsables de départements de recherche. Tout le monde abandonne ce sujet, par lâcheté, il faut bien le dire. Et cela facilite, in fine, la logique de pénétration.

Pour Raymond Aron, "la démocratie est le seul régime qui se croit tenu, par ses principes, de ne pas se défendre contre ses ennemis." Dans quelle mesure cette déclaration peut-elle encore faire sens, à l'heure où il apparaît de plus en plus difficile de continuer à enseigner sans souscrire à certaines théories de l'idéologie woke, comme l'illustre le cas de Gilles Kepel ?

Alain d’Iribarne : C’est une déclaration qui constitue, par essence, la caractéristique même de la démocratie. Ne perdons donc pas de vue que cela a toujours été comme ça ! Raymond Aron, rappelons-le, rencontrait lui-même des problèmes avec les sociologues venus de la gauche, à son époque. Il était pourtant philosophe de la science du politique comme de la sociologie.

Cela constitue la force et la faiblesse du fonctionnement démocratique. Il s’appuie sur un système de valeur qui encadre, en théorie à tout le moins, le jeu des acteurs dans le cadre du fonctionnement de ses institutions. Nous faisons face à un joli cas d’école aujourd’hui.

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