Projet Pegasus : comment vivre dans un monde sans vie privée ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une femme utilise son iPhone devant le bâtiment abritant le groupe israélien NSO, à Herzliya, près de Tel Aviv. Cette entreprise israélienne est accusée d'avoir fourni des logiciels espions Pegasus aux gouvernements.
Une femme utilise son iPhone devant le bâtiment abritant le groupe israélien NSO, à Herzliya, près de Tel Aviv. Cette entreprise israélienne est accusée d'avoir fourni des logiciels espions Pegasus aux gouvernements.
©JACK GUEZ / AFP

Surveillance technologique généralisée 

Le logiciel Pegasus, commercialisé par la société israélienne NSO Group, a été vendu à 55 pays du monde entier. Une enquête, menée par des médias internationaux, révèle qu'il a infecté des milliers de smartphones, notamment ceux de journalistes, de militants et de personnalités politiques. Les numéros d'Emmanuel Macron, d'Edouard Philippe et de quatorze ministres alors en exercice ont été sélectionnés pour une éventuelle mise sous surveillance par le logiciel espion. Est-il réellement possible en tant que citoyen de préserver sa vie privée et ses données personnelles aujourd'hui ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Le logiciel Pegasus, élaboré par lentreprise israélienne NSO Group, aurait permis despionner et de contourner le droit à la vie privée de nombreux journalistes et décideurs de différents pays. La révélation de son utilisation fait suite à plusieurs scandales comme celui de lespionnage de la NSA ou des États-Unis via le Danemark. Ce logiciel peut-il être utilisé par tout le monde ?

Fabrice Epelboin : Pegasus n’est pas utilisable par tous. Il est très coûteux de surveiller une personne avec ce logiciel, si l’on n’est pas une cible, on n’est pas concerné. Il faut compter entre 100 000 et 200 000 euros par personne et par an pour un espionnage. Un journaliste en pleine investigation, qui dérange, est intéressant à espionner et peut mériter un tel investissement. Dans le monde de la cybersécurité Pegasus est connu, son utilisation relève de la surveillance ciblée et non de la surveillance de masse, comme ce qu’a révélé en son temps Edward Snowden.      

Pour ce qui est du logiciel, il ne peut pas être utilisé par une autre entité qu’un État, et même si son prix fait une sélection des utilisateurs, même Jeff Bezos ne pourrait pas avoir accès à Pegasus.

Avons-nous fait définitivement le deuil de notre vie privée ? Quel type de société cela annonce-t-il ? 

Bertrand Vergely : Quand les systèmes de surveillance hautement sophistiquée inquiètent, c’est parce qu’ils s’introduisent dans les États ainsi que chez les journalistes et pas simplement parce qu’ils s’emparent de la vie privée des citoyens.

Les États sont censés être libres et indépendants. Cette liberté est le pilier de la vie internationale, cette dernière reposant sur le droit reconnu pour les États à l’autodétermination. Par ailleurs, la vie internationale repose sur la notion d’État civilisé et évolué, un tel  État permettant une liberté de l’information et de l’opinion.  La vie internationale est ainsi possible parce qu’elle repose sur le respect de la liberté, que ce soit celle des États ou bien encore  de l’information et de l’opinion au sein de ces États. Elle repose donc  sur le fait que, par principe, entre États on ne se surveille pas et au sein de chaque État l’information et l’opinion ne sont pas surveillées. Quand, grâce à un système de surveillance hautement sophistiqué, un État se met à surveiller un autre État, quand qui plus est il se met à surveiller en son sein l’information ainsi que l’opinion, c’est le principe même de la liberté mondiale dans un monde évolué et civilisé qui est remis en cause.

Il convient d’être lucide. Depuis longtemps déjà, les États se surveillent les uns les autres par le biais de services de renseignements. Depuis longtemps également, aux yeux du pouvoir en place dès qu’un journaliste est trop curieux ou trop informé, celui-ci est mis sur écoute.  Tout le monde sait que les ambassades servent entre autres à faire du renseignement. Tant qu’il s’effectue dans des limites acceptables, ce système est accepté. Quand un pays va trop loin, sa dénonciation sous la forme d’un scandale le rappelle à l’ordre.

C’est ainsi que l’opinion mondiale a découvert que l’agence du renseignement américain NSA National Security Agency avait espionné le téléphone portable de la chancelière allemande Angela Merkel, ce qui entre alliés fait comme on dit désordre. Rappelée à l’ordre par un scandale mondial, l’Amérique qui prétend être le grand défenseur de la liberté des États et de la liberté de l’information s’est empressée de faire oublier cette découverte pour le moins fâcheuse.

L’indépendance des États n’est pas toujours respectée, la liberté de l’opinion non plus.  Régulièrement, on découvre que tel chef d’État a eu recours à des services de renseignement  afin d’espionner ses adversaires. Soucieux de maintenir secrète l’existence de sa fille naturelle, François Mitterrand n’a pas hésité à mettre sur écoute l’actrice Carole Bouquet ou bien encore l’écrivain Jean-Edern Hallier.

Nous aimons croire que la liberté existe et que nous sommes libres. Il s’agit là d’une illusion, la liberté étant ce qui permet de justifier le mépris dont elle est l’objet.

Quand les États unis surveillent le monde entier, c’est au nom de la liberté et notamment de la liberté américaine que cette surveillance s’effectue Avec la Chine, la Russie ou bien encore Israël même chose. C’est au nom de la liberté chinoise, russe ou israélienne que par exemple la Russie intervient dans les élections américaines afin de soutenir Donald Trump.

Ne soyons pas naïfs. Il y a des moments où cette surveillance se justifie. La France qui a été victime d’attentats  de la part du terrorisme islamiste surveille la mouvance islamiste et islamique sur son sol. Grâce à cette surveillance, elle a pu éviter des attentats qui auraient fait de dizaines de victimes. À part les islamistes qui crient au scandale, aucune voix ne s’lève pour dénoncer cette surveillance. Si la France ne surveillait pas les milieux prêts à commettre des attentats, c’est là que l’on entendrait des voix crier au scandale.

La surveillance quand elle concerne des groupes délibérément hostiles est une nécessité. Ne pas laisser à ces groupes la liberté de faire ce qu’ils veulent permet de protéger la liberté. Tout change quand il s’agit d’opposants politiques non hostiles que l‘on traite comme des ennemis. On a alors affaire à un comportement inadmissible niant la liberté.

Notre monde connaît des empiètements de la vie privée. Ces empiètements ne sont pas tant le fait des États que des réseaux sociaux ainsi que d’un certain nombre de journalistes eux-mêmes qui surveillent la vie privée d’un certain nombre de citoyens pour le pouvoir ou l’argent que cela peut rapporter. La façon dont le politiquement correct et la cancel culture traquent ceux qui ne sont pas jugés conformes est à cet égard particulièrement inquiétante. Nous allons vers une société où comme le dit George Orwell dans 1984, Big Brother te regarde, sauf que Big Brother ne s’appelle pas l’État mais réseaux sociaux, politiquement correct et cancel culture.

Aujourd’hui en tant que citoyen est-il réellement possible de vivre tout en préservant sa vie privée ?

Fabrice Epelboin : Pour préserver sa vie privée aujourd’hui, il faut de très bonnes compétences techniques et comprendre ce que l’on fait avec un ordinateur. Sans comprendre comment fonctionne un site web, un ordinateur, les trackers, il est très difficile de protéger sa vie privée. Notons aussi que les services Cloud et réseaux sociaux sont assez antinomique avec l’idée de protéger sa vie privée !

Dès que l’on a un objet connecté, c’est un ordinateur avec des données collectables. Il y en a dans les réfrigérateurs, dans les fours, dans le compteur Linky et bien sûr avec nos données de santé dans le domaine médical. Si l’on va dans une chambre de réanimation, la salle est truffée de machineries composées d’ordinateurs.

Si l’on veut avoir des échanges totalement privés, il faudrait fonctionner sur un système d’exploitation temporaire comme Tails (popularisé par Snowden), mais dans la vie courante ce n’est pas bien réaliste.

Les États peuvent-ils garantir la sécurité de nos données personnelles ? L’État a-t-il encore les armes en main pour que les citoyens ne deviennent pas des objets de chantage ou de contrôle ? 

Fabrice Epelboin : Les États sont responsables et coupables de la situation actuelle. Dès le lendemain du 11 septembre, les États-Unis se sont mis à espionner massivement, bien plus encore que ce qu’ils avaient initié avec le programme Echelon. À partir de 2007, Nicolas Sarkozy, en tant que ministre de l’Intérieur, puis en tant que président, a utilisé ces technologies ainsi que tout un tas d’États. Aujourd’hui, un État qui ne le fait pas n’a simplement pas les moyens de le faire.

En cybersécurité, il faut savoir que ce n’est pas le rôle d’un État de protéger ses ressortissants et ses entreprises. Il se concentre sur des entreprises stratégiques et les missions de l’ANSSI sont focalisées sur les opérateurs d’importances vitales comme EDF. Si l’on est un industriel lambda, ce n’est pas l’État français qui va vous aider à vous défendre, c’est à chaque entreprise et à chaque citoyen d’assurer sa protection. Au regard des diverses loi qui ont légalisé petit à petit un impressionnant arsenal de surveillance visant les citoyens, il est plus que raisonnable de considérer l’Etat comme un assaillant plutôt qu’un protecteur de votre vie privée.

Bertrand Vergely : Actuellement malheureusement, les États n’ont plus aucun contrôle sur les géants de l’Informatique et de la surveillance qui ont pris possession du monde. La raison en est double.

La première tient au pouvoir des géants de l’informatique. Il dépasse celui des États. Lorsque les États veulent faire payer des impôts à l’un de ces  géants, ceux-ci menaçant de partir et de s’installer ailleurs, les États se dépêchent d’oublier la question de l’impôt et leur courent derrière pour les supplier de rester.

La seconde raison tient au paradoxe provoqué par ce pouvoir. Pour être en mesure de lutter contre les États qui les surveillent, les États n’ont pas d’autre solution que de passer par les géants de l’informatique. D’où l’impasse dans laquelle se trouvent ces mêmes États. Dominés par les géants de l’informatique, obligés de passer par eux, il ne leur reste qu’une seule issue : devenir un État numérique organisant le pouvoir de l’informatique. Ce qu’a fait Israël. Pour surveiller en évitant d’être surveillé, l’Etat israélien a montré la voie : devenir un géant de l’informatique en surveillant tout le monde à travers des systèmes de surveillance vendus au monde entier.

La garantie de la vie privée doit-elle devenir plus présente dans le droit et la Constitution pour être garantie ?

Fabrice Epelboin : Cela n’aurait que très peu d’intérêt car les États font fi du droit et de la Constitution. Quand on prend le cas Eric Zemmour, on imagine bien que l’intérêt de le mettre sur écoute ne vient pas des Marocains, ils sous-traitent une mission de surveillance pour - vraisemblablement - l’Etat Français, et endehors de la France, on se demande bien qui peut s’intéresser à Éric Zemmour… Ainsi, nous aurions l'État français qui espionne un journaliste français, ce qui est interdit par la loi, mais ce qui se contourne facilement à travers les accords de coopération en matière de surveillance qui existent entre les Etats. Ce ne serait pas une première, loin de là.

Bertrand Vergely : Le système dans lequel nous évoluons est double. D’un côté il surveille sans le faire remarquer. D’un autre, il condamne régulièrement ouvertement la surveillance. À l’égard de la vie privée, il en va de même. D’un côté, le système défend la vie privée, d’un autre il ne cesse de faire des entorses à celle-ci en permettant par exemple que la vie privée d’un certain nombre de personnes connues soit régulièrement jetée en pâture sur les réseaux sociaux.  Quand on sera un peu plus cohérent en défendant vraiment les principes que l’on prétend défendre, on aura quelque chance de lutter contre les géants de l’informatique et les États qui les manipulent. Malgré ce qu’ils font croire, les géants de l’informatique dépendent des États et non l’inverse. Quand les États oseront se défendre, ces géants cesseront d’empiéter sur la vie des peuples.

Allons-nous alors vers un monde de plus en plus surveillé ?

Fabrice Epelboin : Le monde ne va pas vers une meilleure protection des données. Ce qui se profile est une lourde insistance des Américains pour faire une alliance en matière de cybersécurité  alors qu’ils n’hésitent pas à nous espionner comme on l’a vu avec le Danemark…

Pour mieux vivre dans un monde sans vie privée, il faut avoir une meilleure connaissance des technologies. Le problème se fait au niveau de l’individu, du citoyen et non au niveau de l’État. On ne peut pas compter sur lui, il faut donc être conscient de ce que l’on fait car il n’y a pas de solution miracle où l’on appuie sur un bouton pour être protégé. Pegasus le montre parfaitement, ce n’est pas en utilisant un VPN, un Firewall, une messagerie chiffrée ou un antivirus que vous êtes à l’abri, si vous ne comprenez pas ce que vous faites avec ces outils, au contraire, ils risquent de vous donner une fausse impression de sécurité qui feront de vous une proie facile.

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