Projet de loi sur la sécurisation de l’emploi : les réalités économiques et politiques auront-elles raison des bonnes intentions ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Pour la CGT et FO, cet accord serait "destructeur pour les droits des salariés" et synonyme de précarité.
Pour la CGT et FO, cet accord serait "destructeur pour les droits des salariés" et synonyme de précarité.
©Reuters

L'enfer est pavé de bonnes intentions

Le projet de loi transposant l'accord sur la sécurisation de l'emploi conclu en janvier entre le patronat, la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC sera présenté mercredi 6 mars en Conseil des ministres. Mais la CGT et FO contestent cet accord et appellent à la mobilisation ce mardi.

Gilles  Saint-Paul et Éric Verhaeghe

Gilles Saint-Paul et Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr
 

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 


Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

 

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Atlantico : La CGT et FO appellent ensemble, de manière inédite, à des grèves et manifestations ce mardi dans tout le pays pour faire barrage au futur projet de loi sur l’emploi. Les réalités économiques et politiques auront-elles finalement raison de l’accord sur la sécurisation de l’emploi ?

Gilles Saint-Paul : Il est a priori surprenant que CGT et FO n'aient pas signé cet accord. En effet, les employés en place y ont plus à gagner que le patronat. Des droits supplémentaires leur ont été conférés et une partie du crédit d’impôt qui devait réduire le coût du travail afin de stimuler l'embauche servira à financer ces droits. Le patronat a fait des concessions sur la taxation des contrats courts qui sont la principale marge de flexibilité en France. Cette taxation constitue un curseur supplémentaire que le gouvernement pourra ajuster à l'avenir à son gré, ce qui crée de l'incertitude et donc des coûts pour les entreprises. En échange, les entreprises ont eu des gains relativement modestes sur la mobilité interne.

L'accord reflète donc le pouvoir politique des parties prenantes ainsi que les réalités économiques, mais la CGT et FO pensent sans doute qu'en manifestant elles obtiendront une marche arrière du gouvernement sur les concessions faites par les syndicats signataires, mais le maintien de celles faites par le patronat. Ce manque de crédibilité des syndicats, qui est dû entre autres à leurs divisions, réduit sensiblement l’intérêt des négociations entre partenaires sociaux pour faire évoluer le droit du travail. Pour ma part, j'ai toujours jugé que ces négociations qui excluent chômeurs, retraités et, dans une moindre mesure, travailleurs précaires et contribuables manquent d’efficacité et de légitimité démocratique.

Eric Verhaeghe : J'imagine mal que le gouvernement fasse machine arrière sur ce texte sans se griller durablement, et même définitivement, auprès de ces relais d'opinion incontournables que sont les syndicats de salariés et les syndicats patronaux. Je dis "relais" et non "représentants" car, nous y reviendrons peut-être plus tard, personne ne peut tracer avec rigueur et exactitude le lien entre l'adhérent de base et le dirigeant syndical. Alors que ce lien est traçable à l'assemblée nationale: des électeurs ont voté pour un candidat qui est devenu député pour des raisons arithmétiques, la mécanique à l’œuvre dans les organisations syndicales est très différente. Même le Sénat est bien plus démocratique. Songez par exemple que Laurence Parisot a été élue en 2010 par 561 électeurs, dont un grand nombre avait délégué leur voix à un mandataire unique. Expliquer aujourd'hui que la présidente du MEDEF a démocratiquement le droit d'imposer le silence à l'assemblée nationale sur un projet de loi est un vrai problème, à cause de cette opacité dans le processus d'élection interne.

Qu'on soit bien clair: je suis pour une migration massive des sources du droit du travail de la loi vers l'accord négocié entre partenaires sociaux. Mais cette migration a du sens au sein d'une entreprise, où l'employeur est face à des représentants du personnel démocratiquement élus au suffrage universel direct. S'agissant des accords de branche et des accords nationaux, la mécanique est très différente, et je voudrais savoir quelle consultation effective les gens qui défilent dans les rues aujourd'hui ou qui s'indignent des défilés ont lancé auprès de leurs adhérents pour négocier le texte du 11 janvier 2013.

Ce petit préambule me paraît important car cet accord du 11 janvier, qui est important, mais qui n'est ni historique ni majeur, est devenu un symbole de quelque chose d'autre que son contenu. Il est d'abord l'occasion d'un bras de fer entre la gauche de la gauche, qui compte ses voix et ses forces, et le reste de la majorité présidentielle.

Souvenons-nous ici que la CGT, qui a massivement mobilisé pour cette journée, et FO sont des ennemis jurés depuis 1947. Cette année-là, l'aile droite de la CGT, soutenue par des tas de forces étranges qu'il faudra un jour éclaircir, a fait scission du syndicat stalinien. A cette époque, tout était bon pour diviser la CGT et le PCF, qu'on voyait déjà préparer l'arrivée des chars de l'Armée Rouge. Pour que ces deux frères ennemis de la lutte des classes se rejoignent, il faut vraiment que le gouvernement ait commis un impair. Les observateurs ont trop peu relevé ce point.

Pour soutenir le gouvernement, il ne reste plus que la CFDT. Certes, ses dirigeants ont reçu de beaux cadeaux par des promotions d'une discrétion toute relative. Mais ils ont mouillé la chemise et pris des risques d'isolement dans cette affaire, comme Chérèque en son temps sur la réforme des retraites. Si le gouvernement faisait machine arrière, il mettrait la CFDT en mauvaise posture, lui ôterait toute crédibilité, et se mettrait lui-même en difficulté. Il n'aurait en effet plus rien à attendre de Laurent Berger, sauf de la défiance. Et, objectivement, le gouvernement n'a rien à attendre de Thierry Lepaon, sauf opération spéciale de persuasion susceptible de calmer la CGT.

Au final, le gouvernement apparaît aujourd'hui dans une seringue compliquée sur cette affaire de sécurisation de l'emploi. Il ne peut en sortir que par le haut, mais il est bien possible que l'injection soit douloureuse.

Pour la CGT et FO, cet accord serait "destructeur pour les droits des salariés" et synonyme de précarité. Dans un contexte de forte hausse du chômage, cet accord peut-il être compris par les salariés ? Est-ce vraiment le moment idéal pour flexibiliser davantage le marché du travail ?

Eric Verhaeghe : Une fois de plus, je vais être à contre-courant. Je ne suis vraiment pas sûr que l'accord du 11 janvier apporte beaucoup de flexibilité nouvelle. Qu'il apporte de la sécurité aux procédures de licenciement collectif, oui, incontestablement. Il empêche en effet le juge de requalifier a posteriori un accord d'entreprise modifiant certaines clauses du contrat de travail en plan social déguisé. Il permet aussi de sécuriser les plans sociaux en évitant une requalification par le juge a posteriori. Ces avancées sont certaines, mais elles ne créent pas à proprement parler de procédures nouvelles. Elles permettent juste de fiabiliser les procédures existantes. C'est donc un abus de langage d'y voir un outil de flexibilité au sens propre.

Rappelons au passage que la contestation contentieuse des licenciements économiques est epsilonesque par rapport aux recours contre les licenciements individuels. De ce point de vue, la rupture conventionnelle instituée en 2008 est bien plus "flexible" que l'accord du 11 janvier.

En outre, le texte signé le 11 janvier est beaucoup plus favorable aux salariés que ne le souhaitait le gouvernement. Dans son document d'orientation de septembre, le gouvernement avait lancé l'idée d'accords de compétitivité susceptibles d'appliquer directement la réglementation de l'OIT, en contournant la loi française. Cela signifiait des semaines de 48 heures avec très peu de repos consécutif. Finalement, les syndicats de salariés ont obtenu une rédaction bien plus protectrice, qui fixe des limites importantes à ces accords de flexibilité.

J'entends bien que tous ces points techniques soient difficiles à développer en période d'angoisse. Mais c'est précisément parce que nous sommes en période de crise que l'on développe des solutions alternatives aux licenciements collectifs. Cet argument-là mérite d'être rappelé: il faut tout faire pour surmonter la crise sans rompre le contrat de travail. L'Allemagne a évité une montée du chômage de cette façon: en multipliant les dispositifs destinés à éviter les licenciements, à permettre le maintien du salarié dans l'entreprise, même en période difficile.

Gilles Saint-Paul : Les avancées sur la flexibilité sont très modestes et concernent l'ordre des licenciements et la mobilité interne beaucoup plus que la facilité des entreprises à réduire leur main-d’œuvre. La possibilité accrue de recours à des accords de maintien dans l'emploi en échange de réductions temporaires de salaires et de durée du travail est une forme de flexibilité qui, si on la compare aux licenciements secs, avantage les employés déjà présents dans l'entreprise plutôt que les chômeurs et les nouveaux entrants sur le marché du travail.

Enfin, la taxation des contrats courts n'augmente certainement pas la flexibilité. Bien que je partage l'avis selon lequel il est préférable d’accroître la flexibilité en phase haute du cycle plutôt qu'en récession, en pratique on constate que les reformes structurelles sont plus facilement acceptées par l’électorat et les groupes de pression lorsque l’économie va mal. Mais en tout état de cause l'accord n'aura qu'un effet très faible sur l’économie, et sera même nuisible si la traduction dans la loi reflète le comportement opportuniste de la CGT et de FO.

Dans le JDD, une centaine de parlementaires socialistes appelle à favoriser l'avènement d'une "nouvelle démocratie sociale" en transcrivant dans la loi, sans en modifier l'équilibre, l'accord sur l'emploi conclu entre les partenaires sociaux tandis que l’aile gauche du PS y voit une politique sociale à rebours des promesses gouvernementales. L’avènement d’une  "démocratie sociale"  à la française voulue par François Hollande est-elle possible ?

Gilles Saint-Paul : La soi-disant démocratie sociale consiste à conférer un pouvoir législatif à des partenaires sociaux fort peu représentatifs. Le taux de syndicalisation en France est très faible alors que les accords signés même par une minorité de syndicats s'appliquent à l'ensemble des entreprises d'une même branche. Confier la législation sur le contrat de travail à ces acteurs non représentatifs est encore plus problématique.

Non seulement les intérêts des outsiders ne sont pas pris en compte mais cela ouvre la porte à la mainmise sur l’économie par toutes sortes de lobbies comme nous avons pu le voir lorsqu'il a été question d'imposer un organisme aux entreprises pour la couverture santé complémentaire.

Eric Verhaeghe : En l'état des textes, l'avènement de la démocratie sociale est aussi fantasmatique que celui de la démocratie populaire il y a cinquante ans. Pour que la France devienne une démocratie sociale, il faudrait qu'elle règle quelques problèmes majeurs que le gouvernement a manifestement décidé d'enterrer.

Premier problème: celui de la représentativité patronale. Qui peut légitimement incarner aujourd'hui la parole des patrons? Le mouvement des pigeons durant l'automne dernier en a constitué une démonstration cinglante. Les patrons qui agissent ne sont pas représentés aujourd'hui par leurs syndicats patronaux. Il est d'ailleurs assez étrange de voir que personne ne relève ce point dans les élucubrations brejnévo-chaveziennes de Laurence Parisot. La présidente du MEDEF parle de réformer les statuts du MEDEF: excellente idée. Aujourd'hui, les entreprises n'adhèrent pas et ne votent pas au MEDEF. Le MEDEF est un agrégat de fédérations très éloignées des entreprises et des entrepreneurs: seules ces fédérations votent, avec les MEDEF territoriaux. La réforme des statuts du MEDEF est une idée à défendre si elle sert à instaurer la démocratie au MEDEF. Je n'ai pas lu que les propositions de Laurence Parisot allassent dans ce sens. Bien au contraire.

Deuxième problème: l'opacité du financement. Ce point devait être réglé par un complément à la loi du 20 août 2008 qui avait réformé la représentativité. Et curieusement plus personne ne parle de cela. N'est-ce pas étrange? Officiellement, un syndicat ne peut être reconnu comme représentatif que s'il peut prouver son indépendance. Comment être indépendant quand on dépend des subventions de toute une faune obscure dont on ne voit qu'une face émergée? Des exemples: le président du conseil général de Seine-Maritime met l'union départementale CGT en difficulté financière, en interrompant le versement d'une subvention de 120.000 euros, pour la punir de sa contestation. Les mauvaises langues soutiennent même que l'accord du 11 janvier 2013 et le projet de loi qui s'ensuit comportent des dispositions dictées par des lobbies proches des organisations syndicales. Dans la pratique, on constatera que cet accord favorise des acteurs de l'économie sociale et solidaire administrés et gouvernés par des négociateurs ou des proches des négociateurs.

Troisième problème: la mise en œuvre de la réforme de la représentativité prévue par la loi du 20 août 2008. Celle-ci exclut de la table de la négociation les organisations qui représentent moins de 8% des salariés, ce qui est le cas de deux des trois signataires: la CGC et la CFTC. Comment peut-on présenter l'accord du 11 janvier comme un moment de démocratie sociale, alors que cet accord est un accord à l'ancienne? C'est-à-dire un accord signé avec des minoritaires parce que le patronat n'a pas voulu faire les concessions qui vont bien pour obtenir la majorité? Je n'ignore pas que le débat au sein de la CGT était paralysé ou pollué par des sujets extérieurs à la négociation. Mais il aurait été possible d'amener FO à signer sur un texte plus novateur.

Mis bout à bout, la France n'a pas encore posé les bases de la démocratie sociale. Pour y arriver, il faut encore des réformes courageuses, sans quoi les négociations seront toujours bancales et prêteront le flanc à la critique.

Cet accord est présenté comme "historique" par le gouvernement. S’il est retranscrit dans la loi, serait-ce une étape importante dans un pays souvent considéré comme irréformable ? Quels sont les blocages ?

Gilles Saint-Paul : Cet accord n'est pas plus historique que les précédents et ses effets resteront faibles. Le problème fondamental est l’incapacité du politique à s'engager de façon crédible sur des reformes durables, et ces réformes sont douloureuses dans le court terme. Par exemple, les coups de pouce opportunistes du Smic (en partie dus a l'introduction des 35 heures) ont conduit à une situation aberrante et pratiquement unique au monde où la part des employés payés au Smic est considérable (supérieure a 15 %).

Non seulement cela rend politiquement très difficile une baisse ou une désindexation du Smic, mais par ailleurs les entreprises, extrapolant ces comportements politiques, ne sauraient considérer les mesures de baisses du coût du travail que comme incertaines et temporaires : qu'est-ce qui nous prouve, par exemple, que le gouvernement, sous la pression des syndicats, ne va pas utiliser le crédit d’impôt décidé en novembre pour acheter de la popularité en mettant en place une n-ième hausse du Smic au moment opportun ? Si une entreprise anticipe un tel comportement, elle n'embauchera pas et le crédit d’impôt n'aura servi qu'a financer des rentes supplémentaires pour les employés déjà en place.

Eric Verhaeghe : Pour être clair, imaginer que l'on débloquera l'économie française en demandant aux partenaires sociaux de faire le même travail que les députés est absurde. Le problème français n'est pas d'avoir un code du travail de 5.000 pages rédigés par des partenaires sociaux plutôt que par des élus du peuple. Il est d'avoir un code du travail de 5.000 pages. La question de savoir qui le rédige est assez secondaire.

La société française changera lorsqu'elle aura fait le deuil de ce à quoi s'accroche la gauche de la gauche: l'idée selon laquelle la loi peut tout, même si elle transpose un accord négocié en dehors de l'entreprise. Imposer un même droit contraignant à toutes les entreprises, quelle que soit leur activité ou leur taille est tout simplement absurde. Nous ne sortirons de l'ornière que lorsque nous aurons partagé ce constat, et lorsque nous admettrons que l'entreprise et ses partenaires internes doivent disposer de marges de manoeuvre suffisantes pour s'adapter individuellement aux exigences de la concurrence et de la situation économique.

De ce point de vue, l'accord du 11 janvier envoie des signaux faibles inquiétants, car ils sont à rebours de ce principe. Sur la question de la complémentaire santé et de sa généralisation, le projet de loi qui transpose l'accord dépossède les entreprises de leur faculté de choisir leur prestataire santé, en déportant le choix au niveau des branches. On comprend bien pourquoi: ceux qui choisiront au niveau des branches les prestataires santé sont généralement financés par ces prestataires. C'est un peu comme si on demandait aux syndicats de l'industrie pharmaceutique de délivrer les autorisations de mise sur le marché des médicaments. On se doute qu'il y aurait des interférences dans les choix, et que brutalement les comités d'entreprise du secteur seraient abondamment subventionnés par les employeurs.

C'est à ces petits détails que l'on se dit : derrière les grandes déclarations tapageuses sur la démocratie sociale, la loi sur la sécurisation de l'emploi comporte des verrues et des tumeurs qui ne sont pas positives pour le grand élan que l'on souhaite dans le dialogue social. En lisant les analyses, on a l'impression que le dialogue social, c'est forcément un dialogue national. Or aucun pays industrialisé ne pratique de cette façon. Même en Allemagne, où le dialogue social est une tradition, celui-ci se pratique au niveau des branches. Plus généralement, il se pratique au niveau des entreprises. Inventer une usine à gaz très française de dialogue interprofessionnel, consommateur de temps, d'énergie, et producteurs de normes inapplicables, est une absurdité de plus qui réjouit les courtisans ignorants de la vie des entreprises. Mais aucun entrepreneur ne peut s'en réjouir.


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