Projet de loi euthanasie : la solitude, cette grande oubliée des débats <!-- --> | Atlantico.fr
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Pourquoi la solitude est-elle la grande oubliée du projet de loi sur la fin de vie ?
Pourquoi la solitude est-elle la grande oubliée du projet de loi sur la fin de vie ?
©SIMON WOHLFAHRT / AFP

Fin de vie

Les demandes d’euthanasie qui sont formulées cachent souvent l’angoisse de personnes se trouvant très isolées socialement et qui ont peur de faire face à la maladie et à la dépendance.

Bruno Dallaporta

Bruno Dallaporta

Bruno Dallaporta est médecin à la Fondation Santé Etudiant de France, docteur en éthique et spécialisé en philosophie appliquée à la santé.

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Faroudja Hocini

Faroudja Hocini

Faroudja Hocini est psychiatre, psychanalyste, philosophe, chercheure associée à la Chaire de Philosophie de l'hôpital Sainte-Anne, GHU Paris psychiatrie et Neurosciences.

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Atlantico : Nombre de médecins, confrontés à des malades souffrant de pathologies sévères ou incurables, le soulignent : dans les demandes d’euthanasie qui leur sont formulées se cache souvent l’angoisse de personnes se trouvant très isolées socialement et ayant peur de faire face à la maladie et à la dépendance seules. Quelle est la situation réelle en matière de demandes d’euthanasie pour ces personnes ? Représentent-elles la majorité des demandes ?

Bruno Dallaporta et Faroudja Hocini : Tout d’abord, il s’agit de remettre les choses dans leur contexte. Si vous réalisez un sondage : 80 % des personnes bien portantes sont favorables à l’euthanasie alors qu’en situation réelle, en fin de vie lorsque les personnes vivent réellement dans leur chair l’approche de la mort, seules 1 à 2 % de celles-ci réclament l’euthanasie. Ce qui signifie que si on réalisait un vote à partir de ces personnes : 98 % voteraient contre, la loi ne passerait pas. Très peu de commentateurs interrogent cet écart abyssal. 

Si vous venez demain matin dans le service de néphrologie où je travaille, vous n’aurez aucune demande d’euthanasie. Pourtant en hémodialyse, le taux de mortalité́ est très élevé puisqu’il est de 15 à 20 % par an, c’est-à-dire qu’il est aussi élevé qu’en cancérologie, et ce sont des personnes âgées qui souffrent de nombreuses comorbidités, d’épuisement et de multi-amputations. De la même manière, si vous venez à notre réunion de service qui a lieu chaque jeudi, les questions que nous nous posons ne sont pas du tout "qu’allons-nous faire de toutes ces demandes d’euthanasie ?" Pas du tout. Les questions sont : comment réaliser des bonnes pratiques médicales, les soins des cathéters centraux, les prescriptions d’antibiotiques, de manque de moyens, de personnels, d’infirmiers. 

A l’occasion de ce débat sur l’euthanasie, j’ai repris tous les décès qui sont survenus dans le service depuis 12 ans. Nous avons eu environ 200 décès. Il y a en réalité trois types de demandes de mort très différents. Il est essentiel de les caractériser. Il y a tout d’abord les demandes de mort ambivalentes. Ceci est fréquent. Elles sont présentes chez 10 % environ des personnes en fin de vie. Ces demandes de mort sont fluctuantes, parfois d’une heure à l’autre, d’un jour à l’autre ou d’une semaine à l’autre, selon le niveau de douleurs, selon la présence des familles et la qualité de l’accompagnement des soignants. Ces demandes sont extrêmement dépendantes des attentions et des gestes qui sont donnés. C’est ainsi qu’assez régulièrement, une personne évoque le soir auprès de sa famille son envie d’en finir, puis le lendemain matin lors de la visite, elle me demande de ne pas oublier de commander rapidement un vaccin anti-Covid pour éviter d’avoir un rhume, ou elle me réclame de renouveler son ordonnance mais pour trois mois. Ce qui est intéressant à repérer c’est que ces personnes s’autorisent à exprimer des demandes de mort auprès de leurs proches car elles savent qu’ils ne pourront justement pas leur donner la mort. En revanche, devant le médecin qui a un véritable pouvoir de vie ou de mort sur elles, ces personnes mobilisent des demandes de vie et de soins. 

Vous avez ensuite les vraies demandes de mort. Dans notre service, elles ont représenté seulement 1 % des demandes. Sur ces 1%, la moitié était liée à des douleurs insupportables : la personne présente par exemple des ulcérations des jambes extrêmement douloureuses, et effectivement si vous souffrez terriblement vous voulez mourir. En revanche, si vous soulagez correctement cette souffrance avec des antalgiques puissants, si vous hospitalisez la personne, si vous l’entourez, si vous l’estimez alors la demande de mort disparaît. 

Finalement dans notre service, nous n’avons que 0,5% de demande de mort tenace, répétée, inapaisable. Cette géographie mystérieuse des 0,5% fait partie de la pluralité de l’humain avec ses régions indécidables. Le suicide fait partie de la condition humaine mais il ne justifie aucunement que nous levions collectivement l'interdit de donner la mort. Sinon, ce serait la ruine de la prévention du suicide. Nous abordons comment envisager ces situations exceptionnelles dans notre livre : « Tuer les gens, tuer la Terre ». L'euthanasie et son angle mort

La solitude est-elle la grande oubliée du projet de loi sur la fin de vie ? Comment l’expliquer ?

Je vous réponds indirectement en faisant un pas de coté. A l’échelle locale de notre service, nous avons peut-être produit, sans le vouloir précisément, un modèle de micro-société assez idéale liée à la fréquence et la qualité des accueils. A la différence des autres personnes très âgées de la population générale qui se sentent isolées et souvent inutiles seules chez elles ou en institutions, les très vieilles personnes qui sont accueillies en hémodialyse chez nous viennent trois fois par semaine ce qui maintient une socialité. Tous les deux jours pendant des mois et des mois et des années souvent, elles rencontrent des infirmiers, infirmières, aides-soignants, et autres professionnel-les avec qui elles parlent. Même si l’épreuve de la morbidité est toujours présente, même si elles ont subi des amputations du fait de la maladie au long cours, elles restent estimées et valorisées, dans un monde humain où on les considère, où on leur parle, où on est attentif à ce qui se passe dans leur vie, dans leur famille, dans leur quotidien, tout simplement. Cela crée comme un monde familier dont la personne malade fait partie avec l’ensemble des soignants, mais surtout un monde où elle est justement considérée et toujours reliée aux autres. Il est possible que notre service soit un modèle en miniature de ce qu’il faudrait que notre société ose à plus grande échelle à l’avenir. Et nous aurions peut-être la surprise de réaliser ce qui se passe lorsque la vulnérabilité devient pour une civilisation une vraie valeur, une valeur de la vie. 

Quels moyens doivent-être mis en place pour pallier les défaillances ?

Il s’agit de développer des soins actifs d’accompagnement sur tout le territoire français (une vingtaine de départements ne sont pas dotés d'unités de soins palliatifs), de former les professionnels à l’éthique de la relation, et de lutter contre l’acharnement thérapeutique appelé aujourd’hui obstination déraisonnable.

Pensez-vous que de plus grands moyens mis en place pourraient permettre de faire diminuer les demandes d’euthanasie ?

Notre société fait un énorme effet de loupe sur l’euthanasie alors que ce n’est pas le problème de notre société. Ce qu’il nous faut aujourd'hui pour les citoyens, c’est soulager la souffrance, lutter contre l’acharnement thérapeutique, lutter contre le pouvoir abusif des médecins, lutter contre l’incompétence des médecins concernant la fin de vie, embaucher des infirmières et du personnel soignant et valoriser leur travail et leurs compétences précieuses. Le problème de notre démocratie n’est pas de donner des droits à mourir, mais au contraire des droits à vivre en démocratie, en étant estimé, considéré et entouré jusqu’au bout y compris pour les personnes les plus vulnérables. Il s’agit de donner une vraie valeur à la vulnérabilité en créant un environnement favorable. Pour cela, nous devons quitter cet humanisme de la toute-puissance, de l’individu et de l’utilité de l’ancien monde et promouvoir pour demain un humanisme de la vulnérabilité, soucieux de nos fragilités partagées, sensible à l’impact de nos choix sur les autres humains et non-humains, et conscient de notre appartenance à un même monde, dont nous devons collectivement prendre soin.

Bruno Dallaporta est médecin à la Fondation Santé Etudiant de France, docteur en éthique et spécialisé en philosophie appliquée à la santé.

Faroudja Hocini est psychiatre, psychanalyste, philosophe, chercheure associée à la Chaire de Philosophie de l'hôpital Sainte-Anne, GHU Paris psychiatrie et Neurosciences.

Bruno Dallaporta et Faroudja Hocini publient « Tuer les gens, tuer la terre » aux Éditions LCH·Compagnons

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