Poutine montre les muscles : ce que le discours actuel de Moscou révèle des ambiguïtés du retour de la puissance russe<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Vladimir Poutine a surpris, mercredi, en se déclarant prêt à agir en Syrie si des "preuves convaincantes" de l'utilisation d'armes chimiques sont présentées.
Vladimir Poutine a surpris, mercredi, en se déclarant prêt à agir en Syrie si des "preuves convaincantes" de l'utilisation d'armes chimiques sont présentées.
©Reuters

Ambitions glaciaires

La Russie s'oppose fermement à une intervention en Syrie. Et bien que le poids du pays sur la scène internationale ne soit pas à négliger, les Occidentaux ont tendance à fermer les yeux sur les ambitions russes.

Atlantico : Vladimir Poutine a accordé une interview à Associated Press. La plupart des médias français en ont tiré la conclusion que Vladimir Poutine avait changé d'avis et qu'il soutiendrait une intervention en Syrie si on lui montrait les preuves de l'utilisation des armes chimiques. Qu'en est-il réellement ? Une lecture attentive de cette interview permet-elle vraiment d'arriver aux mêmes conclusions ? Et qu'est-ce que cette interprétation révèle de la vision que nous portons sur le pays ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : C’est une interprétation hâtive, voire une sur-interprétation. Dans l’entretien accordé à Associated Press, Poutine simule une fausse « bonne volonté » afin de donner un semblant d’objectivité aux positions affichées par la diplomatie russe. Moscou est l’allié de Damas – cette alliance est  irréductible aux intérêts matériels et géostratégiques que l’on sait (contrats d’armement et implantation navale de Tartous) -,  et couvre diplomatiquement l’action d’el-Assad depuis plus de deux ans. A plusieurs reprises, certains ont voulu se convaincre que la diplomatie russe allait retirer son soutien à Assad. Cela n’a pas été le cas. On a sous-estimé la volonté de puissance et le revanchisme de la partie russe en général, de Poutine en particulier. Les positions russes ont fréquemment été présentées comme visant à renforcer la main de Moscou dans les négociations avec l’Occident. En dernière instance, il s’agirait donc d’un marchandage. Selon cette approche, la politique ne serait que de l’économie concentrée et, à l’instar de ce qui se fait sur un marché, il serait possible d’arriver à un accord mutuellement intéressant. Cette approche marchande et utilitariste néglige la spécificité du « Politique » en tant qu’activité humaine originaire (cf. la volonté de puissance, la désignation de l’ennemi, le possible emploi de la force armée). Il faut relire Julien Freund, disparu il y a vingt ans tout juste ou presque, et son « Essence du Politique » : la politique n’est pas réductible à un marché électoral ou à des combinaisons parlementaires ; elle est destinale et met en jeu des volontés de puissance.

La Russie se positionne comme soutien au régime de Bachar el-Assad, et par son poids au Nations unies empêche, avec la Chine, une coalition pour intervenir en Syrie. Les Occidentaux ont-ils tendance à sous-estimer les ambitions de la Russie sur la scène internationale ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : La Russie ne saurait stricto sensu empêcher la formation d’une coalition internationale mais dans un tel cas de figure, l’intervention se ferait sans résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Notons que le droit ne se limite pas à la légalité (quid du droit naturel classique, des normes qui inspirent le droit positif ou encore du droit coutumier ?). D’autre part, le droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité ouvre une possibilité d’arbitraire politique, ce qui est la négation même du droit. Dans l’affaire syrienne, la Russie n’est donc pas le soldat du droit mais une partie prenante qui campe sur une position jusqu’au-boutiste. Pour ce faire, Moscou bloque le bon fonctionnement du Conseil et méprise les devoirs qui sont ceux des membres permanents. Aussi la légitimité doit-elle prévaloir sur la légalité ; face à l’exception et lorsque le droit est silencieux, il faut poser des actes de souveraineté.

De fait, les Occidentaux ont d’abord sous-estimé les ambitions internationales de la Russie (cf. supra) puis ils ont eu recours à des énoncés performatifs en expliquant mezzo voce que Moscou, face à la Chine, avait fondamentalement intérêt à s’entendre avec l’Occident. Ce raisonnement sous-tendait le discours américain du « reset », repris au sein de l’OTAN ou de l’UE. En augmentant la mise, la Russie finirait par rallier l’Occident. Nous n’en sommes plus là. La « Russie-Eurasie » et ses dirigeants entendent se positionner comme tierce puissance sur la scène internationale et il semble que les responsables occidentaux en soient désormais conscients. Il est vrai qu’il se trouve encore des personnes pour expliquer que l’on n’a pas assez « dialogué » avec Moscou, alors même que la situation diplomatique est bloquée depuis plus de deux ans. C’est une manière de justifier l’inaction internationale.

Philippe Migault : Les Occidentaux ne sous-estiment pas les ambitions de la Russie sur la scène internationale. Ils sont parfaitement conscients que le pays a retrouvé un rang de puissance globale qui compte sur la scène internationale. Simplement les Occidentaux refusent de prendre en compte ces ambitions, et refusent d’admettre que ce pays ait fait un retour en force sur ladite scène.

Ce retour les dérange, car la Russie propose un modèle économique et politique qui séduit de plus en plus d’Etats. C’est un modèle alternatif au modèle ultralibéral en difficulté. De plus, tant qu’il existe une puissance majeure russe, le schéma d’un possible monde multipolaire persiste. Or, les Américains n'en veulent pas. Et même si la France prône un tel monde multipolaire on voit bien, au regard de notre politique étrangère, que dans ce monde les gouvernements successifs nous conçoivent comme alignés sur les Américains.

Quels sont aujourd'hui les réels atouts du pays sur la scène internationale ?  

Philippe Migault : C’est un pays qui bénéficie d’une situation économique relativement enviable, dans le sens où il n’a pas de dette extérieure ni de dette publique importantes. La Russie dispose de ressources en pétrole, en gaz, en uranium, en charbon colossales. Elle a donc un certain nombre d’atouts économiques qui lui assurent de pouvoir relativement amortir les effets de la mondialisation sur son économie. C’est aussi une économie qui rebâtit une industrie dans laquelle elle investit massivement. Lentement mais surement, on voit une économie russe qui est en train d’aller vers la modernité et d’émerger.

Au niveau de la puissance militaire, la Russie n’est plus une puissance armée de premier ordre, hormis sur le plan nucléaire. En revanche, elle développe de l’armement de très haut niveau, notamment des missiles sol-air. En les vendant à l’Iran ou la Syrie, la Russie permet à ces pays de se prémunir contre toute intervention occidentale. Avec de tels missiles, une intervention armée du type Kosovo n’est pas concevable. Le Kremlin, à travers cet armement, dispose d’un outil diplomatique qui n’est pas négligeable.

Jean-Sylvestre Mongrenier : La Russie représente une certaine masse critique sur la scène internationale et dispose de positions de pouvoir dans les instances internationales (voir notamment son siège de membre permanent aux Nations unies) mais les « fondamentaux » de sa puissance ne sont pas si solides. Le pouvoir énergétique russe demeure mais, suite aux renouvellements du marché des hydrocarbures, il n’est plus aussi étendu. Les ressources financières fournies par l’exportation du pétrole et du gaz naturel n’ont pas contribué au développement d’une économie émergente qui renouvellerait les bases de la puissance, l’autoritarisme patrimonial s’étant révélé contre-performant (luttes autour de la rente et corruption, mauvais climat des affaires, etc.). Pas de « Grande Idée » non plus, à même d’influencer au-delà de ses frontières, sinon le maintien envers et contre tout du statu quo, mais un discours revanchard et anti-occidental. Or, une grande puissance ne saurait mener une politique du ressentiment. La vue-du-monde est frustre mais elle existe et la diplomatie russe tient ses lignes, ce qui peut être source de gains. Au total, la Russie dispose plus du pouvoir de gêner, ou encore d’un pouvoir de nuisance, que d’une réelle puissance à même d’ouvrir le champ des possibilités et de modeler les rapports de force au plan mondial, en fonction d’une représentation dynamique de l’avenir.

Peut-on dire que la Russie défend ses intérêts en soutenant Bachar el-Assad ou cette position traduit-elle une volonté de faire "un pied de nez" à l'Occident ? Que voit la Russie que les autres ne voient pas ?

Philippe Migault : Les Nations n’obéissent pas à des logiques enfantines. L’affaire Depardieu peut être considérée comme un pied de nez mais dans le cas de la Syrie, la Russie défend ses intérêts de la même façon que nous défendons les nôtresLa Russie voit quelque chose que nous ne voulons pas voir, car ce n’est pas politiquement correct, à savoir le fait que les printemps arabes sont autant de désastres et qu’ils n’ont apporté la démocratie nulle part. En Tunisie, un parti proche des Frères musulmans est au pouvoir et les salafistes pratiquent l’assassinat politique. En Libye c’est le chaos, le pays est en train d’exploser, les mouvements radicaux proches d’Al-Qaïda sont de plus en plus agissants. L’Egypte est au bord de la guerre civile…

Les Russes n’ont pas cessé de dire que les printemps arabes mèneraient à un désastre, d’autant plus que ce désastre se passe à quelques kilomètres de leurs frontières.

Jean-Sylvestre Mongrenier : La position de la Russie va au-delà de la seule défense de ses intérêts en Syrie et dans la région ; elle a même compromis les petites avancées réalisées dans le golfe Arabo-persique et le monde musulman, au cours des années 2000 (Moscou avait alors bénéficié de l’appui de Riyad pour obtenir un statut d’observateur à l’Organisation de la Conférence Islamique). L’idée directrice est de se poser en s’opposant, de prendre la direction d’un « front du refus » dirigé contre l’Occident. Les dirigeants russes ont besoin du « paramètre américain » pour renouer avec les délices et poisons de la Guerre froide, sur le plan symbolique à tout le moins. N’oublions pas que dans l’esprit et la vue-du-monde des hommes qui dirigent la Russie, la Guerre froide était une grande époque : Etat-monde, la « Russie-Soviétie » était alors à l’apogée de sa puissance. Il ne faut certainement pas négliger la puissance des affects et des passions tristes (envie, ressentiment et volonté de revanche) en politique et dans les affaires internationales. Cela va donc bien au-delà du « pied-de-nez ». L’arène internationale n’est pas une cour de récréation.

La Russie est dans le déni plus que dans l’ultra-voyance (cf. l’emploi d’armes chimiques en Syrie). Le discours russe consiste à dire qu’il existe un continuum islamiste-sunnite et jihadiste depuis la zone Sahara-Sahel jusqu’au Caucase, ce qui justifierait une politique d’éradication menée sans discrimination. C’est un discours réducteur selon lequel l’Islam sunnite serait un bloc monolithique emmené par l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. Il suffit de considérer le déroulement des événements en Égypte pour faire le constat qu’il n’y a pas de monde sunnite unifié : la « fitna », les divisions internes au monde musulman et les conflits géopolitiques ne se limitent pas au clivage chiites/sunnites. Quant à l’Iran, autre allié de la Russie dans la région, c’est l’un des centres moteurs de l’islamisme et du terrorisme. Cela ne semble pas gêner Moscou. Enfin, le régime de Bachar el-Assad a eu des bontés pour les islamistes d’Al-Qaïda qui passaient par les frontières syriennes pour semer la terreur dans l’Irak post-Saddam. Faut-il aussi rappeler le recours du régime syrien au terrorisme au Liban et ailleurs, ou encore son alliance avec le Hezbollah, organisation définie comme terroriste aux États-Unis et dans l’Union européenne ? La France, ses diplomates et ses militaires, journalistes et citoyens ordinaires aussi, ont subi dans leur chair les effets des jeux pervers du régime syrien dans la région.

Pour revenir à la perception russe, il y a bien des contrecoups géopolitiques d’une zone à une autre et divers groupes islamistes jihadistes présents sur le territoire syrien se sont renforcés : tout cela, nous le savons et nous le voyons. Dans un tel contexte, comment pourrait-il en être autrement ? Assad et la répression sauvage qu’ils mènent en sont responsables. L’appui apporté par la Russie à ce régime sectaire, régime dont la « laïcité » consiste à recruter des affidés au-delà des clans alaouites et à manipuler les clivages ethnico-confessionnels, est aussi responsable d’une telle dérive. Enfin, les atermoiements d’Obama et l’attentisme des Occidentaux ont permis l’escalade du conflit, sur le plan horizontal (extension géographique) comme à l’horizontale (montée aux extrêmes). Nous sommes face à ce que Max Weber nommait le « paradoxe des conséquences » : les conséquences de notre inaction mènent à la situation que l’on voulait éviter en s’abstenant et elles se retournent contre nous. Bref, il faut cesser de reculer pour plus mal sauter ou bien, l’ensauvagement gagnera encore du terrain.

Lors du conflit libyen, les Russes, en s’abstenant, ont permis une intervention. A la fin, ils n'ont reçu aucune "reconnaissance" de la part des vainqueurs. Les Russes sont-ils aujourd'hui dans une politique du "plus jamais ça" ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Animés de bonnes intentions mais par trop naïfs, les Russes se seraient donc fait emberlificoter par les Occidentaux… mais on ne les y reprendra plus ! Cela fait partie des éléments de langage que les diplomates et communicants russes servent à leurs interlocuteurs. L’abstention russe lors du vote de la résolution 1973, le 17 mars 2011, renvoyait plutôt à la concurrence larvée entre Medvedev et Poutine. Dès l’adoption de cette résolution, Poutine avait désavoué celui qui était alors président et dénoncé la « croisade » occidentale, n’hésitant pas à recourir au langage employé par les islamistes pour diaboliser la moindre intervention militaire occidentale. D’une manière générale, ce type de discours plaintif n’est pas celui d’une puissance sûre d’elle-même et posant des valeurs.

Philippe Migault : Les Russes ne sont pas contre toute intervention, pourvu que celle-ci soit justifiée et qu’elle fasse consensus. Ils sont contre cette intervention en Syrie, car elle viole le droit international. Si une intervention fait consensus, avec un mandat du conseil de sécurité des Nations unies, cela changera la donne. Il est évident que les Etats-Unis et certains pays européens ont violé à plusieurs reprises le droit international et la charte de l'ONU à une époque où les Russes n’étaient pas en position de s’y opposer : le Kosovo, l’intervention américaine en 2003 en Irak, etc. Aujourd’hui, la Russie est en position de s’y opposer et le fait savoir.

La Russie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

Philippe Migault : Le Kremlin a d’ores et déjà su se rendre incontournable, indispensable pour parvenir à une sortie de crise syrienne, c’est un premier succès. Pour voir plus loin il me semble qu’une nouvelle fois dans son histoire la Russie est en phase de transition, en marche vers la modernité. Cela ne se fera pas sans douleur, ça ne s’est jamais fait autrement, mais Moscou a les moyens de réussir sa réforme économique en poursuivant ses efforts, en accroissant ses investissements. Et si la Russie réussit sa transition, alors un sera une puissance de premier plan, incontournable sur la scène internationale.

Propos recueillis par Manon Hombourger

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !