Pourquoi un état d’urgence qui dure se révélera vite un piège politique redoutable <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Manuel Valls n’écarte pas la possibilité de prolonger ce statut d’exception au-delà du 26 février.
Manuel Valls n’écarte pas la possibilité de prolonger ce statut d’exception au-delà du 26 février.
©REUTERS/Jean-Paul Pelissier

Dans le rouge

Face aux critiques qui montent quant à l’utilisation abusive et prolongée de l’état d’urgence, Manuel Valls n’écarte pas la possibilité de prolonger ce statut d’exception au-delà du 26 février, en fonction de la menace. Les pièges à éviter se multiplient.

Michel Guénaire

Michel Guénaire est avocat et écrivain. Il est l’auteur du Génie français (Grasset, 2006) et Après la mondialisation. Le retour à la nation (Les Presses de la Cité, 2022). Vous pouvez retrouver Michel Guénaire sur Twitter : @michelguenaire

Voir la bio »
Olivier Rouquan

Olivier Rouquan

Olivier Rouquan est docteur en science politique. Il est chargé de cours au Centre National de la Fonction Publique Territoriale, et à l’Institut Supérieur de Management Public et Politique.  Il a publié en 2010 Culture Territoriale chez Gualino Editeur,  Droit constitutionnel et gouvernances politiques, chez Gualino, septembre 2014, Développement durable des territoires, (Gualino) en 2016, Culture territoriale, (Gualino) 2016 et En finir avec le Président, (Editions François Bourin) en 2017.

 

Voir la bio »
Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

Voir la bio »

Quels sont les pièges dans lesquels peut tomber le gouvernement quant à l'utilisation de l'état d'urgence ? Peut-on aller notamment jusqu'à justifier le report des élections régionales comme certains intellectuels le préconisent ?

Michel Guénaire : L’état d’urgence permet au ministre de l’Intérieur et aux préfets de prendre des mesures restrictives des libertés fondamentales comme l’interdiction de la circulation des personnes et des véhicules ou l’interdiction de toute réunion pouvant provoquer le désordre.

En élargissant les pouvoirs de police administrative de l’Etat, il autorise un contrôle des moyens d’expression de la pensée. La tenue d’élections, avec le débat, les polémiques voire les agissements les plus divers sur le corps électoral qui peuvent naître de la compétition entre les candidats, est-elle possible dans une telle situation juridique ?

D’aucuns répondront qu’il ne faut pas croire que le pouvoir en place va utiliser les pouvoirs élargis de police qui lui sont conférés par l’état d’urgence pour limiter la liberté des candidats. Par-delà la compatibilité juridique, il y a l’assise psychologique. Peut-on surtout tenir des élections dans une période qualifiée de guerre ?

Les élections ont pour but de désigner les assemblées et les exécutifs des treize nouvelles régions, dont on souhaite qu’elles forment l’ossature de la décentralisation de demain. L’attention des électrices et des électeurs devait être appelée dans de meilleures conditions. Il faut craindre au contraire que les élections régionales se disputant après les attentats du 13 novembre ne viennent contraindre les électeurs, qui auront peur de se déplacer dans des lieux publics, et limiter les débats, en les réduisant à la seule question sécuritaire.

>>>>> Lire aussi : Etat d’urgence : peut-on tenir des élections dans une période qualifiée de guerre ?

Olivier Rouquan : Certes, les élections régionales se tiennent dans un contexte difficile. Pour autant, reporter les élections, c’est envoyer un message valant signe de faiblesse : celui d’une démocratie, tellement peu sûre d'elle qu’elle modifie son rythme, en raison des attentats.  Il s’agirait d'une démonstration de faiblesse disproportionnée. En outre, l’argument qui consiste à dire que le débat politique et public normal est tronqué en raison des attentats est peu crédible. Avant le 13 novembre, la pré-campagne était atone, et ne se déroulait pas autour de débats de fond, en rapport avec les compétences des régions. Le débat était déjà largement saturé par des enjeux d’ampleur nationale qui n’ont rien à voir avec les programmes locaux et maîtrisés par les régions. Ca s’approche d’un autre problème : systématiquement en France, les élections décentralisées ne sont pas prises au sérieux. Et les médias n’y sont pas pour rien. Certains partis politiques en profitent par ailleurs.

Jusqu'à quel point l'utilisation de l’état d'urgence peut-il se justifier dans le long terme ? Jusqu'où peut-on aller ?

Olivier Rouquan : L’état d’urgence doit être justifié et mesuré au regard de risques graves de trouble à l’ordre public. Le contexte actuel est directement lié à la menace terroriste. Toute autre raison spécifique qui justifierait une prolongation de ce statut d’exception devrait être expliquée, par le président d’une part, par le premier ministre d’autre part, et débattue avec le parlement. Expliquer et rendre compte aux citoyens des raisons pour lesquelles l’état d’urgence devrait être éventuellement prolongé est un devoir dans une démocratie telle que la nôtre. En tout état de cause, une extension temporelle, au-delà de trois mois, de ce statut nécessite une nouvelle validation parlementaire. Cela signifie donc qu’un débat sera organisé au parlement, suivi d’un vote. Il s’agit de la démocratie parlementaire. Mais le droit à l’information va au-delà des représentants. Il faut faire la pédagogie des mesures prises.

Eric Verhaeghe : Jusqu'à la dictature pure et simple bien sûr! Il faut bien comprendre la mécanique de l'état d'urgence pour en voir la finalité ultime. L'état d'urgence tel qu'il est conçu par François Hollande consiste à mettre tous les Français en situation de précarité juridique alors que seuls quelques individus identifiés constituent une menace effective pour la sécurité nationale. Dans la pratique, 10.000 habitants sont identifiés comme dangereux. Mais, au lieu de s'en prendre directement à eux pour les circonvenir, le pouvoir fait le choix de mettre tout notre ordre juridique en danger. Pourquoi réformer la Constitution pour affaiblir les libertés de tous, quand une loi d'exception suffirait à neutraliser les 10.000 ennemis de la République ? Si l'on s'attaque à tous plutôt qu'à quelques-uns, il y a bien une raison. L'état d'urgence ne sert pas seulement à juguler le terrorisme: il met la société française sous tension dans sa totalité. Ce qui est visé ici, c'est le coeur même de la démocratie. A l'usure, et sous une forme de plébiscite, François Hollande pourrait se contenter de gouverner de cette façon jusqu'à la fin de son cinquennat...

Le risque n'est-il pas que tout devienne justifiable à partir de cette notion d'état d'urgence ?

Olivier Rouquan : Ce statut d’exception est cadré par un texte de loi. Partant de ce cadre législatif, les citoyens ont la possibilité de demander au Conseil constitutionnel de censurer le texte. En outre, le principe de proportionnalité s’applique. Les mesures privatives de liberté, même dans l’état d’urgence doivent être proportionnelles à la menace. Des juges sont là pour se prononcer en dernier ressort. Si nous voulons davantage garantir le maintien de liberté, il est possible de faire une révision constitutionnelle, qui soit exigeante en la matière à propos de l'état d'urgence.

En outre, à Béziers, Robert Ménard propose de créer une milice civile, l'état d'urgence peut-il aller jusqu'à justifier une telle démarche ?

Olivier Rouquan : La légalité est la base de l’état d’urgence. A mon avis il faut renforcer le cadrage constitutionnel de tout ceci dans un sens favorable à l’état de droit. C’est-à-dire, poser des gardes fous pour que dans l’état d’urgence les mesures prises soient vérifiées par une commission, le conseil d'état ou le conseil constitutionnel - comme pour l'article 16. Cet état d’urgence n’est certainement pas une occasion saisie pour permettre des dérives illégales, à mon sens illégitimes. Le terme même de milice est une provocation qui est hors de propos d'autant qu'il fait écho de façon indigne à une histoire bien sombre de notre pays (NDLR. la Milice sous Vichy).

​Eric Verhaeghe : La milice civile ne se décrète pas, de mon point de vue. Elle est dangereuse car elle ouvre la porte à tous les abus. En revanche, elle constitue clairement une tentation pour ceux qui considèrent que les choses ne vont pas assez vite. Police Secours est par exemple difficilement joignable aujourd'hui. En cas de menace, les citoyens sont donc assez démunis. Tôt ou tard, un consensus se fera pour que les citoyens prennent en main ce que les pouvoirs publics ne font plus. Cette solution durera jusqu'à ce que d'inévitables dérapages et bavures oblige à interdire ces pratiques. 

En quoi le fait que ce soit un président de gauche qui décide de l'état d'urgence peut-il poser problème, pour le peuple de gauche et les élus eux-mêmes ?

Olivier Rouquan : Vous faites référence à un temps révolu. François Mitterrand contestait la Vème république. Il l’a ensuite pratiquée longuement. Le parti socialiste de ce point de vue a changé sa pensée sur les institutions. Il ne semble plus remettre en cause depuis longtemps l’élection présidentielle au suffrage universelle par exemple. L’adaptation du PS à la Vème république est actée, depuis au moins François Mitterrand. Il faut le rappeler, l’état d’urgence avait été utilisé en Nouvelle Calédonie. Cet état d’urgence résulte d’une une loi de 1955, antérieur donc à la Vème République. Quel que soit le régime que vous avez, ce sont des mesures d’exception relatives à un contexte de violence. Quel que soit le pouvoir, ou le régime, ce type de texte peut être utilisé.

Eric Verhaeghe : François Hollande prend à contre-pied tous ceux qui dénonçaient, à gauche, l'autoritarisme de Nicolas Sarkozy et voyaient en lui un dictateur. La gauche se nourrit volontiers du mythe selon laquelle elle conteste l'autorité et pratique la tolérance, le dialogue, et autres balivernes. L'expérience hollandiste en cours, qui a par exemple fait l'éloge de la démocratie sociale, se révèle très bien dictato-compatible. François Hollande adore déclarer la guerre, intimider la presse et assigner tous les gêneurs à résidence. Pour la gauche, cette méthode de gouvernement constitue une dépossession, une sorte de suicide idéologique. Il s'appuie d'ailleurs sur une appropriation, par François Hollande, de tous les signes de la droite conservatrice: le drapeau français, l'autorité, l'ordre, la Marseillaise. Au fond, François Hollande a pris les habits des libéraux conservateurs. C'est un poison durable pour la gauche, car on voit mal qui pourrait durablement souscrire à cette posture au Parti Socialiste. 

Focaliser sur la sécurité, n'est-ce pas avantager le FN ?

Olivier Rouquan : Dire que la sécurité est liée au Front National montre à quel point nous sommes dans une phase de délitement. La sécurité est un droit constitutionnel fondamental qui est la base même de l’état de droit. La sûreté et la sécurité doivent faire partir de ce qu’il y a de plus consensuel. La surenchère et la dérive sécuritaire relevent de certains partis. Il est vrai que le FN s’est fait une spécialité de faire de la démagogie et de la provocation sur ce thème. Par crainte d’être débordé. Il est vrai que, de temps en temps, la droite classique lui court après. Tout ceci conduit un climat anxiogène et préjudiciable, alors que c’est un enjeu sérieux, qui mériterait une hauteur de débat et de faire de la pédagogie plutôt que de la démagogie.

​Eric Verhaeghe : L'état d'urgence est un constat d'échec collectif qui conforte les discours du Front National. Rétrospectivement, l'urgence, c'est la fin des méthodes douces préconisées par la classe au pouvoir, et c'est l'acceptation des solutions préconisées par le Front National depuis longtemps. La lutte contre l'immigration, l'ordre, la mise sous surveillance des communautés musulmanes, tous ces points sont réclamés de longue date par le Front National et c'est la gauche qui en fait son programme. C'est une reconnaissance discrète de l'utilité idéologique du Front National, une sorte d'hommage rendu à la ténacité de ses dirigeants depuis 30 ans. L'état d'urgence, c'est une reconnaissance posthume de Jean-Marie Le Pen et de sa clairvoyance. Il n'y avait pas meilleure façon de jouer le jeu inventé par François Mitterrand, d'une alliance tacite entre le pouvoir et le Front National, pour laminer la droite classique. 

Comment gérer les personnes qui s'opposent à cet état d'urgence et s’élèvent contre la philosophie même de ces mesures ?  

Olivier Rouquan : Il ne faut pas que l’état d’urgence soit arbitraire. Il faut rendre des comptes, expliquer les choses, et éventuellement mettre des dispositifs en place pour rassurer les citoyens particulièrement sensibles à la quête de liberté. De fait, ils craignent que l’état d’urgence devienne la suppression de leur liberté. Rendre des comptes est essentiel. La gestion des manifestations publiques dans le cadre de l’état d’urgence est, elle, problématique. Certains ont accusé le gouvernement de profiter de l’état d’urgence pour sécuriser la COP21. Pendant cette période, tout foyer de trouble grave peut être touché par des mesures restrictives. Cela ne signifie pas que le pouvoir n’ait pas de comptes à rendre ou qu'il n’ait pas à se justifier. Il doit être contrôlé. Et s’il y a disproportion, le gouvernement doit être sanctionné. Dans ce cadre, le parlement a son mot à dire lors d’une révision constitutionnelle. La fenêtre d’une révision constitutionnelle est intéressante pour mieux contrôler le respect des libertés, à commencer par la nécessité de maintenir l'urgence au vu du contexte effectif...

​Eric Verhaeghe : La première chose est d'accepter le débat sur l'opportunité de l'état d'urgence qui pose un vrai problème démocratique. Dans la foulée des attentats, il pouvait se comprendre. Imaginer que l'urgence peut durer plus de trois mois n'a pas de sens, sauf à vouloir achever à coup de piqûres de morphine les vieilles libertés républicaines. C'est toute la question qui est posée au gouvernement. Veut-il lutter contre le terrorisme, ou utiliser la peur de la terreur pour gouverner par une forme de terreur ? Ce débat salutaire permettra de séparer le bon grain et l'ivraie. Certains détestent la démocratie, et il faut les neutraliser. C'est le cas des 10.000 islamistes marqués d'une fiche S, qui sont les dangers et qu'il faut mettre à l'écart. Reprenons ici l'histoire récente pour voir comment le problème fut réglé, notamment sous la Troisième République, après la Commune. Les autres doivent très vite retrouver leurs libertés. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !