Pourquoi l’islamo-gauchisme est loin d’être le seul problème des universités françaises<!-- --> | Atlantico.fr
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Des étudiants à l'université de Nanterre.
Des étudiants à l'université de Nanterre.
©GERARD JULIEN / AFP

Idéologie

L'islamo-gauchisme est l'arbre qui cache la forêt du vrai danger, dont il n’est qu’une des composantes. A travers le concept « d’intersectionnalité des dominations », ces autres domaines en pleine ascension (« études de genre », « post-coloniales » et autres mouvances dites « progressistes ») posent problème.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Que nous révèle la tempête politique provoquée par les propos de Fredericque Vidal, la ministre de l’enseignement supérieur, lorsqu’elle a annoncé vouloir lutter contre l’influence de l’islamo-gauchisme à l’université ? Alors que 69% des Français disent approuver sa démarche mais que nombre d’universitaires hurlent à la chasse aux sorcières indue, a-t-elle bien bien ciblé la menace ?

Christophe De Voogd : Pour commencer j’ai un petit doute sur la réponse de Frédérique Vidal à la question posée sur l’islamo-gauchisme : on a l’impression qu’elle répond davantage sur l’islamisme ; mais peu importe : le soutien très majoritaire de l’opinion rend a posteriori sa démarche politiquement pertinente, dans la mesure où les Français eux-mêmes, et dans une large majorité, perçoivent ici un véritable enjeu collectif. Reste à savoir si l’objet est bel et bien factuellement pertinent, c’est-à-dire s’il correspond à une réalité, et si oui de quelle intensité, dans l’Université française. Remarquons d’abord que les réactions indignées de nombreuses instances concernées (CNRS, CPU, divers établissements) souffrent d’un double déni évident. Déni factuel d’abord : dire que ce phénomène n’existe pas, c’est simplement nier des faits historiques avérés, de la révolution iranienne aux récentes manifestations anti-israéliennes ou « anti-islamopohobes », en passant par des écrits précis sur la convergence « révolutionnaire » islamisme/gauchisme, notamment dans la gauche britannique. Nier alternativement « le caractère scientifique » de la notion, c’est tout simplement oublier que le terme a été forgé par un directeur de recherche au CNRS (Pierre-André Taguieff) et est utilisé par de nombreux politologues et islamologues. A quel titre le CNRS ou la CPU peuvent-ils donc juger (a fortiori sans le moindre argument) de la « scientificité » de la production de scientifiques éminents ? Nous débouchons là sur le deuxième trait de ces réactions : leur contradiction interne. Comment en effet déclarer à la fois que l’islamo-gauchisme n’existe pas et/ou n’est pas une notion scientifique et se dire favorable au « débat », au « pluralisme » et à la « liberté de recherche », après avoir ainsi exclu l’autre partie dudit débat ? Autrement dit où est « la police de la pensée », sinon chez ces des mêmes défenseurs de la vertu universitaire offensée ? J’aurai donc tendance à dire que la meilleure preuve que l’islamo-gauchisme existe bel et bien à l’université se trouve dans la formulation même de ces protestations outragées.

Comment en sommes-nous arrivés là, aussi bien sur le plan de la dégradation de la qualité intellectuelle des travaux universitaires que sur celui du défaut de pluralité des opinions ?

D’abord il ne faut surtout pas que l’arbre de l’islamo-gauchisme, qui reste marginal, cache la forêt du vrai danger, dont il n’est qu’une des composantes. Il se dit d’ailleurs lui-même lié, à travers le concept « d’intersectionnalité des dominations », à ces autres domaines en pleine ascension : « études de genre », « post-coloniales » et autres mouvances dites « progressistes ». Non pas qu’il faille jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour prendre le seul domaine de ma compétence, l’histoire, on ne peut que se féliciter que la recherche ait découvert de continents entiers, laissés dans l’ombre quand j’étais étudiant : condition féminine, histoire de l’homosexualité, évolution du partage masculin/féminin, étude de l’esclavage, force et persistance des clichés de genre et de race, etc. Le problème commence lorsque l’approche critique tourne à l’article de foi et à la volonté de TOUT expliquer par un seul paradigme et de construire sur les décombres des grands récits du passé (religions, communisme, républicanisme, etc.) une nouvelle « doctrine totalisante du Bien », comme disait John Rawls. Un récit où explication du monde, message moral et militantisme politique deviennent indissociables, comme les tenants de cette doctrine le revendiquent d’ailleurs explicitement.

Or cette dérive aboutit à d’étranges paradoxes : fondée sur le relativisme et le constructionnisme (« tout est socialement construit ») elle débouche sur une véritable essentialisation des femmes, des homosexuels et/ou des « races » (cf « le mâle blanc »), au risque d’anachronismes constants, faute cardinale pour l’historien. Davantage, ces études sélectionnent soigneusement leurs objets : non pas la colonisation, mais la seule colonisation occidentale. Idem pour l’esclavage ou la condition féminine. Et, comme l’ont remarqué l’islamologue Gilles Kepel ou le sociologue Philippe d’Iribarne, loin de stimuler la connaissance des sujets qu’elle entend promouvoir, elles se polarisent sur le (prétendu) « regard de l’Occident », ou des « hommes », ou « des blancs », sur lesdits sujets. Par exemple, au lieu d’étudier les réalités du monde musulman et de l’Islam, on se concentre sur sa « stigmatisation » supposée par l’Occident. En somme, on est plus « occcidentalo-centré » que jamais ! Enfin on applique une matrice universelle, quitte à tordre faits et causalités, à des objets où sa pertinence est plus que douteuse par rapport à d’autres interprétations : le « genre » est-il la meilleure approche pour comprendre la dissuasion nucléaire, par rapport à la géopolitique ? Et je vois mal en quoi il saurait rendre compte de la politique fiscale de Louis XIV ou du krach de 1929. Le problème fondamental des sciences humaines, ce qu’on appelle l’imputation causale (à quoi attribuer tel ou tel fait social) est soumis à une vraie torture sophistique, où de simples concomitances sont transformées en corrélations et les corrélations en causes. Deux exemples : de nombreuses femmes ont été guillotinées sous la Révolution française : s’agit-il pour autant de « féminicides » ou d’épuration politique, même si la féminité a constitué une circonstance aggravante dans leur condamnation ? La société française a une élite dominée par les « blancs » : certes mais est-ce si anormal dans une société à près de 90% blanche ? Qui s’étonne d’un « privilège noir » en Afrique ou d’un « privilège jaune » en Chine ? Et que dire de ce mot de « privilège », qui a le sens très précis de « régime juridique particulier » : les blancs ont-ils en France « un régime juridique particulier » ? Enfin et surtout, la société française ne s’est pas historiquement constituée sur la fracture ethnique. Or les mêmes qui dénoncent la non-scientificité de l’expression « d’islamo-gauchisme » n’ont aucun mal à voir toujours et partout ce « privilège blanc ».

Comment lutter contre les ravages de cette post-modernité relativiste ? Et si on se réfère à l’histoire « politique » des universités des dernières décennies, à quoi s’attendre ?

Je suis partagé sur le diagnostic et les chances d’un redressement. Il est vrai que le marxisme qui dominait l’université jusqu’aux années 1980 a perdu la bataille. Mais en même temps, lorsqu’on regarde les itinéraires personnels et les modes de pensée, ne renaît-il pas dans les mouvances actuelles ? En pire si j’ose dire, car les marxistes (j’ai eu comme maîtres Albert Soboul et Louis Althusser) avaient une tout autre envergure. Et, au moins, l’on n’appliquait pas alors le matérialisme dialectique à l’interprétation de la Recherche du temps perdu.

Il faut, comme Raymond Aron ou Jean-François Revel le faisaient en leur temps contre le « tout-marxisme », d’abord dénoncer la triple dérive intellectuelle de ces mouvances : la première est le non-respect des trois principes fondamentaux de l’énoncé scientifique légitime, formulé par un théoricien, pourtant ô combien post-moderne, l’américain Hayden White : le respect des faits, la cohérence de l’interprétation et sa portée explicative. Comme nous l’avons vu, le bât blesse sérieusement sur ces trois points décisifs. La deuxième dérive est l’ignorance des principaux apports des sciences « dures » : biologie, sciences de la terre, sciences cognitives, voire mathématiques, indispensables à la maîtrise des statistiques dont je constate l’effondrement dans les sciences sociales. Or la moindre lecture des acquis de ces sciences dures montre la totale ineptie de nombreuses affirmations postmodernes, de l’africanité noire des anciens Egyptiens à l’absence de toute différence biologique entre femmes et hommes, en passant par la sacralisation de la « mémoire des victimes » supposée toujours vraie et juste. Dès 1959, Charles Snow déplorait le gouffre entre les « deux cultures », celle des humanités et celle de la science. Ce gouffre est plus béant que jamais.

Enfin et surtout, il est essentiel de veiller très strictement à la pluralité de la recherche et des enseignements : car ces nouvelles mouvances, ne nous y trompons pas, veulent exclure les dissidents et aspirent au monopole académique et politique, contre les principes mêmes du code de l’éducation (liberté et pluralité). Cela passe par l’éviction croissante des autres approches en accaparant les maigres ressources de l’université ; par des nominations (et inversement des blocages de carrières) fondées sur le critère de « la diversité » et non du mérite ; enfin par l’intimidation et l’attaque ad hominem, totalement contraires à l’esprit même de l’université : puisque vous êtes un « homme blanc » vous êtes disqualifié.

Il est donc essentiel que tout cela soit d’abord mesuré et évalué. Le CNRS ne paraît pas le mieux placé et un Observatoire extérieur serait mieux venu. Mais à chacun de prendre ses responsabilités, des organismes de contrôle internes au Ministre de l’enseignement supérieur.

Au total, je garde un vrai espoir, grâce à la résistance, totale ou partielle, de nombreuses institutions, de loin les plus nombreuses si l’on prend en compte l’ensemble du panorama de l’enseignement supérieur français, et à la majorité silencieuse des enseignants et des étudiants. Je le mesure dans ma propre maison, Sciences Po, que l’on fait passer un peu vite en ce moment pour un repaire « indigéniste ». Le rôle des médias est évidemment décisif : de nombreux signes, - à commencer par le débat public actuel, impensable il y a encore deux ans - montrent qu’une prise de conscience est en route.

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