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Pourquoi Emmanuel Macron risque d’aggraver l’affaiblissement de l’Europe en agitant la chimère de la souveraineté européenne
©LUDOVIC MARIN / AFP

Contre-productif

Lors de son intervention sur TF1 le mercredi 14 novembre, Emmanuel Macron a, une nouvelle fois, indiqué qu'il croyait dans la souveraineté européenne.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : D'un point de vue pratique, comment pourrait-on imaginer une telle souveraineté, avec qui et comment pourrait-elle s'exercer, et ce, alors même, et par exemple, que la candidate à la succession d'Angela Merkel, Annegret Kramp-karrenbauer a déclaré qu'elle défendrait les intérêts nationaux avant ceux du pays "l'Allemagne d'abord" ?

Edouard Husson : Depuis Hans Kelsen, la philosophie politique confond souveraineté et puissance. La souveraineté est une question de juridiction. Et, dans une grande mesure, il y a aujourd’hui une souveraineté européenne, puisqu’il existe une hiérarchie des normes, au sein de l’UE, qui donne souvent la prééminence aux textes européens sur les textes nationaux. La faiblesse de la position de la plupart des souverainistes que je connais, c’est qu’ils sont eux aussi imprégnés de Kelsen et ils s’intéressent moins aux enjeux de la souveraineté qu’à ceux de la puissance. Mais restons un moment sur le sujet de la juridiction. Les Brexiteers sont les premiers qui ont posé correctement la question: ils ont voulu ramené la souveraineté, le pouvoir de créer la loi, au sein du Parlement britannique. Cela vous explique la virulence d’une partie des conservateurs britanniques vis-à-vis de Theresa May ce 15 novembre à la découverte de l’accord mal ficelé entre le gouvernement britannique et l’UE.

Venons-en maintenant au président de la République. J’ai tendance à penser que lorsqu’il dit “souveraineté européenne”, il entend « puissance européenne ». Peut-on aujourd’hui créer une véritable puissance européenne? Emmanuel Macron plaide pour une “vraie armée européenne”. Or il existe deux obstacles: les traités européens, en l’espèce, n’établissent pas de souveraineté européenne dans ce domaine puisqu’ils affirment le caractère central de l’OTAN. Et puis les contraintes budgétaires qui pèsent sur les membres de l’eurozone, à commencer par la France, empêchent de financer sérieusement cette armée.

Quant à Madame Kramp-Karrenbauer, elle montre bien, par sa déclaration, comment il va y avoir, de plus en plus, une contradiction entre souveraineté, aujourd’hui européenne dans la plupart des secteurs, et retour à la politique nationale, de plus en plus réclamée par l’électorat, en particulier celui menacé de déclassement. L’Allemagne n’a toujours pas digéré d’avoir été mise en minorité plusieurs fois au conseil des gouverneurs de la BCE depuis le début de la décennie. Mais si elle n’accepte pas ces règles du fonctionnement de la monnaie européenne, alors c’en sera fini de celle-ci.

Peut-on réellement imaginer Emmanuel Macron accepter la règle majoritaire d'une souveraineté européenne qui n'irait pas dans le sens de son action politique ? Cette souveraineté européenne n'est-elle pas en ce sens une chimère ?

Il y a deux façons d’envisager la question. D’un côté, Emmanuel Macron est un idéaliste européen. Comme vous le rappeliez, l’Europe, la souveraineté européenne, sont pour lui des questions de foi. Je pense que son idéalisme va si loin qu’il faut prendre au sérieux les informations dont nous disposons sur la disposition à européaniser le siège de la France au Conseil de sécurité et, même, la dissuasion nucléaire française. C’est pourquoi je l’imagine bien acceptant d’être mis en minorité dans une instance européenne. D’un autre côté, Emmanuel Macron est un saint-simonien: il est plus intéressé par l’administration des choses que par la conduite des hommes. Il est l’héritier de cet immense courant de pensée qui rêve, depuis 1830, d’abolir la politique. Il faut bien comprendre que dans son esprit les progressistes doivent finir par marginaliser définitivement les populistes. Il ne doit plus y avoir qu’un seul parti, celui des experts technocrates qui gouvernent au centre, c’est-à-dire qui ne font plus de politique. Et dans ce cadre-là, Emmanuel Macron refuse d’accepter que, politiquement, Viktor Orban, Matteo Salvini ou le Parlement britannique soucieux de récupérer sa souveraineté puissent avoir le dernier mot.

Ce qui m’a fasciné et attristé à la fois durant son « itinérance mémorielle », c’est l’obstination avec laquelle le Président s’est efforcé de gommer la réalité de l’engagement des combattants pour la nation, la République, la démocratie. Cela peut nous paraître bizarre mais nos aïeux ont eu le sentiment de mener une guerre pour la défense de la patrie contre une domination, allemande, dont ils ne voulaient pas (plus, dans le cas des Alsaciens et des Lorrains). Le président n’a pas désigné les belligérants. Ce faisant, Emmanuel Macron est parfaitement cohérent. Un saint-simonien ne peut pas comprendre la guerre plus qu’il ne comprend la vraie politique démocratique, celle où deux partis canalisent et miment une forme de guerre civile ritualisée, aux règles à la fois archaïques et sacrées.

Comment interpréter une telle vision, à la veille des élections européennes ? Comment analyser cette position du point de vue de la philosophie politique ?

En fait, le monde auquel croit Emmanuel Macron existe de moins en moins. Angela Merkel s’en va. Elle n’a rien fait, il est vrai, pour aider le président français en matière de réforme de la zone euro; mais elle a maintenu, sans conviction, le cadre des relations franco-allemandes. Peut-être se sont-ils mis d’accord sur une initiative prochaine dans le domaine de la défense et de la diplomatie. Mais le fait que, dans son discours devant le Parlement Européen, la Chancelière ait rappelé qu’une vraie défense européenne restait liée à l’OTAN montre que les deux pays campent sur des positions aussi anciennes que le Traité de l’Elysée. Quand bien même, dans un geste absolument antipolitique, Macron ferait don du siège au Conseil de Sécurité et de la dissuasion nucléaire à l’Union Européenne, je ne crois pas qu’il trouve de véritable interlocuteur. Dans ce cas, il faudra se battre chez nous, réclamer que toute la lumière soit faite sur les intentions présidentielles; mais on peut espérer que tout cela soit un gigantesque flop.

En fait, le ton des candidats à la succession d’Angela Merkel montre bien que ce n’est plus seulement la Hongrie, l’Autriche et l’Italie qui reviennent à des modèles politiques classiques mais aussi l’Allemagne. Friedrich Merz, Jens Spahn et Annegret Kramp-Karrenbauer sont plus proches des gouvernements du Groupe de Visegrad ou de Sebastian Kurz que d’Emmanuel Macron. Faut-il avoir peur du réveil du sentiment national à la CDU? C’est tout de même infiniment préférable d’avoir une CDU patriote que de voir continuer à monter l’AFD. Et puis la RFA va se comporter comme la démocratie exemplaire qu’elle est: l’opposition de gauche à la CDU va se réorganiser. Et c’est une très bonne chose. Si l’on passe par une phase de transition (accord de gouvernement CDU-Libéraux-Verts), le prochain chancelier saura déléguer, à la différence d’Angela Merkel.

Les choses vont tellement vite partout qu’on ne peut pas exclure qu’il faille rapidement redécouvrir que la vision qu’avaient le Général de Gaulle et Georges Pompidou de la concertation européenne était beaucoup plus solide et pragmatique que ce qui s’est développé après eux.

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