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Des militants manifestent contre le CETA, ici en Allemagne
Des militants manifestent contre le CETA, ici en Allemagne
©ODD ANDERSEN / AFP

Bienfaits ignorés

A gauche, à droite, aux extrêmes voire parfois dans les rangs du macronisme, le libre échange est devenu le bouc émissaire facile des maux français aux racines pourtant facilement identifiables ailleurs

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico : Quel bilan économique tirer de l’ère de libre-échange qui s’est déployée ces dernières décennies ?

Don Diego De La Vega : Il y a eu une première phase avec l’internationalisation, caractéristique du commerce international des années 1950 aux années 1980. C'est un commerce qui s’ouvre avec des négociations sous l’égide du GATT. Et là, on est dans une phase avec des entreprises internationalistes. C'est une phase assez classique. Ensuite, il y a une deuxième phase, un peu schématiquement, autour des années 1990, et on pourrait dire autour de 1994, qui est une date importante puisqu’elle marque le début de commencement de l'entrée de la Chine dans le commerce international. Là, dans cette deuxième phase, les entreprises ne se contentent plus de s'internationaliser, elles commercent de plus en plus entre elles, mais à l'intérieur d'elles-mêmes. Le commerce devient de plus en plus un commerce intragroupe et non plus interfirme. On pourrait dire que ça devient de moins en moins un commerce entre États, mais davantage un commerce entre entreprises. Le commerce international n'est plus vraiment un commerce, il n'est plus vraiment international. Ce n'est plus un commerce, c'est-à-dire que c'est une répartition de tâches le long de chaînes de valeur de plus en plus étirées, donc quelque chose de plus en plus fin, de plus en plus sophistiqué. Et puis, évidemment, ce qui n’est plus international, c'est interentreprises et même intraentreprises. Lors de cette phase, il y a évidemment une montée de l'Asie-Pacifique de façon très nette. Et puis, je dirais presque qu’on est arrivé à une troisième phase depuis 2008, avec un commerce international qui augmente moins vite. Il a tendance parfois à se régionaliser un peu plus. Il a tendance à se gripper un peu plus, pas simplement au moment du COVID ou au moment de la crise de 2008. Là, depuis 15 ans, on a un commerce central qui continue à progresser moins vite qu'avant et en prenant des formes un peu différentes. Quand on parle de démondialisation, il faut toujours voir que c'est une démondialisation par rapport à un trend extrêmement fort qui correspond aux années 1990-2000.

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Jean-Marc Siroën : À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les droits de douane moyens se situaient autour de 50 %. Ils sont autour de 10 % aujourd’hui. Cette baisse a été graduelle et elle a d’abord concerné les pays industriels. Ils ont été rejoints par les pays en développement à partir des années 1970-1980 et c’est évidemment l’ouverture de la Chine suivie de son adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001, qui a eu le plus d’impact sur l’économie mondiale.

Il faut pourtant nuancer ce libre-échange qui a surtout et d’abord concerné les produits industriels. Les produits miniers, l’agriculture et les services sont restés très en retrait malgré la création de l’OMC en 1995. Même l’industrie a connu des phases protectionnistes comme les accords multifibres (textile-habillement) qui ont perduré jusqu’en 2005 (sans pour autant sauver l’industrie textile), les accords d’autolimitation des exportations avec le Japon dans les années 1980 ou l’usage de protections dites « conditionnelles » (antidumping, anti-subventions, clauses de sauvegarde) encadrées par l’OMC.

Il est toujours difficile d’établir des liens de causalité, mais cette libéralisation des échanges a coïncidé, dans les années 1990 et jusqu’à la crise financière de 2007, avec une croissance mondiale forte qui a davantage profité aux pays émergents ou en développement (dont la Chine, bien sûr). Pour la première fois depuis la guerre ces pays ont connu des taux de croissance du PIB et du commerce plus élevés que ceux des anciens pays industriels amorçant ainsi un processus de convergence. Pendant cette période, l’extrême pauvreté a ainsi fortement reculé dans le monde, y compris dans le continent le plus pauvre, l’Afrique. Cette bonne santé des pays en développement a aussi profité aux pays industriels qui ont bénéficié de nouveaux marchés. Pendant cette période le chômage hérité des années 1970-1980 a fortement baissé jusqu’à disparaître dans certains pays (mais pas en France).

On devrait donc se réjouir de ces performances qui se sont néanmoins tassées dans les années 2010, sauf que les pays en développement et, tout particulièrement, la Chine, ont assez logiquement tiré parti de leur avantage comparatif dans les activités intensives en main-d’œuvre pour concurrencer les industries européennes ou américaines et accéléré une désindustrialisation qui n’avait pas été anticipée et donc pas été préparée. Certains pays comme l’Allemagne, ont mieux su tirer parti de la croissance des économies émergentes que les Etats-Unis ou la France même si ces pays ont pu compenser partiellement leur recul industriel en préservant certains secteurs (le luxe, l’aéronautique, les services pour la France).

On a souvent parlé de naïveté européenne en matière de commerce international, notamment en matière de normes. Qu’en est-il ?

Jean-Marc Siroën : C’est peut-être le point de vue qui s’exprime aujourd’hui en Europe, mais certainement pas dans le reste du monde ! En matière de normes qu’elles soient sanitaires, sécuritaires ou environnementales, l’Europe est certainement le plus exigeante ce qui dissuade les exportateurs étrangers même si l’effet est difficile à quantifier. L’Union Européenne a conservé des droits de douane relativement élevés non seulement dans l’agriculture, mais aussi dans des secteurs comme l’automobile ou le textile-habillement. Elle n’hésite pas non plus à utiliser des instruments comme l’antidumping. Comme l’indique le tableau ci-dessous : depuis la création de l’OMC, l’Union européenne a été le troisième utilisateur de cet instrument protecteur après l’Inde et les Etats-Unis. Ces dernières années, la Commission européenne a d’ailleurs durci ses règles.

Peut-être que l’Europe pourrait faire davantage mais les décisions sont toujours le fruit d’un compromis entre les « protectionnistes » (dont la France) et les « libre-échangistes » (Allemagne, Pays-Bas et, autrefois, le Royaume-Uni). Néanmoins, la règle de majorité qualifiée a l’avantage d’éviter un consensus qui serait synonyme de blocage.

On doit d’ailleurs reconnaître que ces droits antidumping n’ont pas permis, par exemple, de sauver l’industrie des panneaux solaires…

Don Diego de la Vega : Le mot naïveté est utilisé par des protectionnistes. Ils utilisent ce mot pour qualifier les libre-échangistes. Ce sont des gens qui ne sont pas capables de comprendre les avantages comparatifs de Ricardo. Ils sont persuadés qu'à chaque fois qu’il y a une ouverture aux échanges, c'est de la naïveté.

Quand Emmanuel Todd ou un autre non-économiste parlent des économistes comme de gens naïfs, parce que les économistes croient aux vertus du libre-échange, c'est vraiment se moquer du monde. En plus, s’il y a bien une zone qui n’est absolument pas naïve, mais qui, au contraire, profite à plein de la logique des échanges internationaux, c'est bien l'Europe. Pour une raison très simple, c'est que l'Europe ne peut pas être autosuffisante. Elle ne l'a jamais été, mais surtout, elle l’est encore moins qu’il y a 50 ans. Le pic charbonnier a été atteint en France et en Allemagne à la fin des années 50. Il n'y a plus de matière première en Europe, ou quasiment plus. Il n’y a quasiment plus de gaz, de pétrole, ou encore de charbon, peut-être un petit peu en Pologne. On n'a pas non plus de métaux. Donc, s'il y a bien une zone qui profite du commerce international, c'est-à-dire qui récupère tout un tas d'éléments et aussi qui en exporte tout un tas – machines-outils ou berlines allemandes, produits de luxe français, etc –, c’est l’Europe.

L’Europe est archi-dépendante, aussi bien du bon côté que du mauvais côté du terme, du commerce international, D'ailleurs, c'est ce qui a fait une partie de son succès et c'est ce qui fait notamment le succès de ses entreprises. Toutes les grandes entreprises européennes sont archi-déployées à l'international et on en sait quelque chose en France, puisque le CAC 40 est archi-dominé par cinq groupes de luxe qui vendent à 80% à l'étranger.

Une énorme partie du succès européen, du fait qu'on n'est pas encore complètement largué, vient de l'insertion de plein d’entreprises européennes dans le jeu international. Il n'y a aucune naïveté là-dedans, évidemment. À côté de cela, il y a une inflation normative en Europe. On pense que le reste du monde doit absolument suivre. Le reste du monde n'a pas voté pour le président français. Ils ne sont pas tenus à obéir à nos normes, puisqu'évidemment, ils n'ont pas les mêmes normes car eux ne sont pas aussi bureaucratiques et soviétiques que nous. Donc, si on veut absolument jouer le jeu du commerce international avec des normes plus strictes, ce n'est pas aux autres de s'adapter à nous. Ce n'est pas les Indiens ou les Malgaches qui doivent respecter des règles européennes, alors qu'ils en sont évidemment incapables.

On veut les avantages sans avoir les inconvénients. Mais à chaque fois qu'on prétend ériger des barrières douanières, on taxe nos citoyens. C'est un intérêt tout à fait douteux, surtout pour des biens qui sont des clients qui vont plutôt vers les pauvres. Ce n'est pas du tout une taxe qui incite nos industriels à reprendre leurs activités. C'est souvent des industriels qui, déjà, ont disparu, littéralement, ou qui ne risquent pas d'émerger. En tout cas, ils ne vont pas émerger de cette façon-là. 

En somme, il y a une évolution dans le discours protectionniste. C'est si on ne peut pas passer par des tarifs douaniers de base, utilisons les normes. Si les normes techniques ne suffisent pas, utilisons les normes environnementales. Et si les normes environnementales ne suffisent pas, utilisons les normes sociales. Mais à chaque fois et systématiquement, il s'agit bien d'essayer d'entraver les échanges et de réduire en réalité le bien-être des consommateurs. Mais c'est amusant parce que les gens qui disent ça, qui font faire ça, sont les mêmes ensuite qui vont regretter la dérive des coûts, qui vont regretter un choc inflationniste, qui vont nous dire même éventuellement qu’il faut monter les taux d'intérêt. Dans l'immobilier, ce sont les mêmes qui vont dire que les prix n'arrêtent pas de monter, mais en même temps, ce sont ceux qui empêchent de construire, qui multiplient les restrictions foncières de façon qu'on ne puisse pas construire.

D’après vous, le libre échange a fait la fortune des consommateurs français, en tout cas les a bien avantagés ? 

Don Diego de la Vega : Il suffit de faire une expérience naturelle. Vous rentrez dans le métro et vous vous imaginez ce qu'était le métro à l'époque de Jean Gabin et Alain Delon. Le métro à l'époque était à peu près aussi sûr qu'aujourd'hui, peut-être même qu’il était un peu plus sûr qu'aujourd'hui. Il était un peu sale, mais pas beaucoup plus sale qu'aujourd'hui. Il y avait quasiment les mêmes lignes. On a rajouté deux ou trois, mais on n'en a pas rajouté beaucoup. Vous aviez à peu près la même rapidité des trains. Bref c'était quasiment à 80% le même métro qu'aujourd'hui. Sauf que c'était 100 fois moins cher. Le ticket en prix complet, incluant les nombreuses subventions publiques et parapubliques à tous les moments de l'échelle, était 100 fois moins cher qu'aujourd'hui. Ça veut dire que toutes les entreprises du secteur service, toutes les entreprises ordinaires, toutes les entreprises domestiques, toutes les entreprises publiques, parapubliques et même privées d'ailleurs, sont en gains de productivité négatifs depuis fort longtemps. Notamment celles qui n'ont pas beaucoup de concurrence et qui ne sont pas très ouvertes sur le monde. Et qu'est-ce qui, en France, a permis quand même qu'on vive mieux que dans les années 1950 ? C'est le libre-échange. C'est ce qui nous est apporté par l'extérieur, que nos entreprises réalisent comme bien à l'étranger ou que l'étranger nous apporte et qu'on serait bien incapables de produire mieux chez nous. L'intégralité de nos gains de pouvoir d'achat depuis 35 ans sont liés au libre-échange.

 Il n'y a pas un bien domestique dont les performances se sont améliorées tout en réduisant le prix. Notre immobilier, c'est-à-dire le plus domestique, le plus national, n'arrête pas de dériver. C'est le même immeuble haussmannien qu'en 1914. On a simplement rajouté une prise, une fibre optique. C'est le même qu'il y  un siècle, mais il est à peu près 25 fois plus cher. Et tout ce qui est national dérive vers la nullité, le néant ou des surcoûts monstrueux : l'hôpital, l'école, etc. Tout ce qui est importé, au contraire, c'est l'excellence : les performances s'améliorent et le prix baisse. C'est terrible à dire, mais en plus d'ailleurs, ce n'est plus que national que nominalement. Si je regarde le four de ma boulangère, à mon avis, il est allemand. Quant aux cuves du type qui fait ma bouteille de vin, probablement, c’est grâce à des engins venant de l’étranger.

La mauvaise réputation du libre-échange en France est-elle liée au fait qu’on ait oublié d’indemniser les perdants qu’il fait aussi (secteurs économiques ou catégories de population) même si le pays y gagne au global ?

Jean-Marc Siroën : Oui, c’est la critique la plus sérieuse faite au libre-échange. Elle laisse sur le carreau les travailleurs des entreprises devenues non compétitives et les territoires où elles sont installées, d’où un sentiment d’injustice pour les « victimes » et d’insécurité pour las autres. D’ailleurs, la concurrence des pays à faible coût de main-d’œuvre pèse négativement sur les salaires des travailleurs les moins qualifiés, favorise les inégalités et, en France, des dépenses publiques qui tentent d’atténuer cet effet.

A-t-on pour autant oublié d’indemniser les « perdants » ? Pas vraiment. Les pays européens ont développé des systèmes de protection – comme l’indemnisation du chômage - qui peuvent être considérés comme une forme d’indemnisation même si elles ne sont pas présentées comme une indemnisation des « victimes du libre-échange ». Toutefois, ces aides sont aussi une forme d’humiliation dont font souvent état les agriculteurs qui en bénéficient via la Politique Agricole Commune (PAC). Par ailleurs, en France, les aides publiques aux entreprises et les exonérations de cotisations sociales ont explicitement pour fonction de rétablir la compétitivité. Est-ce satisfaisant ? Certainement pas et c’est bien dans cette brèche que s’infiltrent les discours populistes les plus simplistes qui prônent un protectionnisme systématique qui aurait pour effet de retarder les évolutions nécessaires du système productif.

Le problème de la France est donc moins d’avoir oublié d’ « indemniser » que d’avoir accordé ses indemnisations pour solde de tout compte. Ce fut une erreur politique, sociologique et économique qui a retardé l’adaptation de son système productif. Quid de la formation ? De la recherche ? De la reconversion ? De la paupérisation de certains territoires ?

Don Diego de la Vega : On n'a pas oublié d'indemniser, on a quand même indemnisé. On a indemnisé à travers les grandes tuyauteries de la dépense publique française, de façon anonymisée. C'est-à-dire que les gains liés au commerce international n'ont pas été enregistrés comme des gains liés au commerce international, ils ont été enregistrés comme de la performance de l'économie française. Par exemple, LVMH ou les différentes filiales de la Société Générale à l'étranger réalisent des gains, ça remonte à la holding, ça favorise l'actionnaire, l'investisseur, notamment français ou le salarié qui est au siège social de la Société Générale. Ces gens-là gagnent très bien leur vie. Mais c'est enregistré comme performance de l'économie française.

Si on avait ségrégé les biens liés à l'étranger ou ce que l'étranger nous apporte – en termes de gains de pouvoir d'achat, mais aussi de gains de bien-être, de gains  en termes de concurrence, de gains en termes d'incitation, de gains en termes de choix dans les supermarchés – on aurait pu dire: On va prendre une partie de ces gains, on va les redistribuer en partie vers les plus pauvres, notamment ceux qui ont été victimes de désindustrialisation, etc. Mais ce n'est pas du tout ce qu'on a fait. On a enregistré ces gains comme bien de l'économie française et ensuite, on a dépensé de façon anonyme, là aussi, sur un critère qui n'était pas celui de l'indemnisation des perdants. C'est rentrer dans les grandes tuyauteries de la dépense publique française, qui est une pompe aspirante, c'est-à-dire qui pompe beaucoup, puis ensuite, qui redistribue énormément. Nous n’avons pas ciblé.

Comment expliquer une telle aversion au libre-échange dans la quasi-totalité des familles politiques ?

Don Diego de la Vega : Trouver des boucs émissaires, c'est beaucoup plus facile que de se pencher sérieusement sur l'évolution du commerce international. L'extrême gauche n'a jamais été favorable au libre-échange parce que déjà, à la base, ils ne sont pas favorables au capitalisme. Pour ce qui est de l'extrême droite, tout ce qui vient de l'étranger est de facto négatif. Et c’est plus cher. 

Et alors après, vous avez les autres familles politiques qui ne sont pas beaucoup plus brillantes. Normalement, le centre gauche et le centre droit, c'est-à-dire ce qu'on appelle les partis mainstream, sont censés être plutôt libre-échangistes, mais ça dépend en réalité des équilibres politiques. Ce sont des familles politiques qui veulent éventuellement du libre-échange, mais tant que ça ne leur retombe pas dessus. Il suffit que d'un point de vue sectoriel, il y a un mauvais équilibrage politique et ils repartent sur des logiques d'interdiction, de censure, de tarifs. Donc on défend le secteur de la culture, puis ensuite l'agriculture. Évidemment, ce sont des secteurs qui sont en chute libre. La culture française n'arrête pas de reculer. L'agriculture française n'a plus rien à voir, évidemment, avec celle d'il y a 50 ans. Tout ce qui est touché par le protectionnisme dépérit. En gros, pour ce qui est des partis du centre, ils veulent bien défendre le libre-échange, mais tant que ça ne leur coûte rien et tant qu'il n'y a que des gains.

Jean-Marc Siroën : La France, comme, d’ailleurs, les Etats-Unis, est un pays de tradition mercantiliste qui adore exporter, mais déteste importer sans très bien comprendre que l’un ne va pas sans l’autre. Cette « aversion » n’est donc pas nouvelle. Contrairement à l’Angleterre ou à l’Allemagne d’après guerre, la France n’a jamais eu la fibre libre-échangiste.

Je me souviens avoir autrefois regardé les professions de foi des listes aux élections européennes de 2007. Une seule affirmait nettement son refus d’un protectionnisme plus ou moins clairement revendiqué par toutes les autres, celle des ... trotskistes de Lutte Ouvrière qui considéraient le protectionnisme contraire à l’internationalisme prolétarien !

Dans une période anxiogène où la seule certitude est la mutation profonde des économies, la critique du libre-échange réunit étrangement les populistes qui imputent tous les malheurs à l’étranger et les progressistes qui pensent qu’un protectionnisme bien ciblé est nécessaire pour sortir vainqueur du rabattage de cartes imposé par la fragilité des chaînes de valeur, la montée de la Chine, le défi climatique et les tensions géopolitiques. Aux Etats-Unis, c’est Trump d’un côté et Biden de l’autre, qui sans remettre en cause les mesures protectionnistes de son prédécesseur a introduit un côté « industrie naissante » new look (industrie verte, nouvelles technologies).

On retrouve ce clivage en France et en Europe avec des extrêmes populistes et un axe central de plus en plus convaincu que, sans renier son libre-échangisme, de nouveaux enjeux imposent quelques arrangements avec les principes. La taxe carbone aux frontières (MACF) en est une illustration.

À quoi doit-on vraiment la désindustrialisation française ou les problèmes rencontrés par l’agriculture si ça n’est pas – ou pas totalement - au libre-échange ?

Don Diego de la Vega : Je me borne à dire que la PAC est tout sauf libérale. La PAC, c'est une forme de protectionnisme. C'est une sorte de pacte protectionniste régional quelque part. Au départ, c'était le compromis franco-allemand des années 1960 : c'est-à-dire les Allemands récupèrent l'industrie et la France récupère l'agriculture. Or ça n’a pas marché.

Pour l’industrie, il y a deux éléments : l'emploi et la production. L'emploi, ce n'est absolument pas le libre-échange qui tue les emplois industriels. Les emplois industriels disparaissent tout simplement parce que l'industrie est l'endroit où il y a incorporation du progrès technique. Et quand vous ne réalisez pas de gains de productivité, c'est difficile de maintenir l'emploi. À moins que votre industrie, évidemment, en avale d’autres, ce qui est quand même un petit peu compliqué par les temps qui courent, notamment avec le développement de la Chine. 

Donc, à partir du moment où notre industrie n'avale pas le monde entier, l'emploi industriel dégringole en tendance. Mais c’est normal, d’autant qu’il y a de plus en plus de mécanisation des usines et de robots. Mais ça n'a rien à voir avec le libre-échange, plutôt avec son analogon qui est le progrès technique. Les deux, évidemment, vont de pair. Progrès technique et libre-échange, c'est un peu deux faces d'une même médaille, mais ce n'est pas, à proprement parler, le libre-échange qui tue les emplois industriels. Et s'agissant de la production industrielle, c'est un petit peu différent. Il y a évidemment un rôle du commerce international, il ne faut pas le nier. Mais il y a aussi le rôle de tout un tas de facteurs qui sont de notre responsabilité. On a beaucoup aidé à la désindustrialisation du pays. Le pillage d'EDF, ce n'est pas un truc qui a été organisé par les Chinois, c'est au contraire de notre responsabilité. Vous savez qu'encore aujourd'hui, en Chine, les spécialistes du nucléaire, ce sont des gens qui parlent français, et qui ne demandaient pourtant qu’à travailler avec nous. C'est un exemple, mais on pourrait en trouver bien d'autres. Le fait qu'on ait un système fiscalo-social quand même très particulier, qu'on ait beaucoup de normes, qu'on est en train de tuer des plans entiers de l'industrie avec les engagements en matière de CO2, personne d'autre que nous n'a signé pour ce genre de choses. C'est notre responsabilité. Donc, il faut bien faire la part de ce qui est lié au reste du monde. C'est vrai qu'il y a des éléments liés au libre-échange, mais ça nous a permis aussi tellement de gains de commerce international qu'il faut mesurer les inconvénients avec les avantages.

On n'a pas un système universitaire et de grande école qui a permis non plus de développer l'industrie française. Moi, à mon époque, par exemple, quand j'étais diplômé, à la fin des années 90, vous aviez un tiers de la promotion polytechnique qui se barrait à BNP, à la Société générale ou au Crédit agricole. Le fait qu'on ait pompé tous nos bons ingénieurs pour devenir consultants ou pour devenir financiers, maintenant, on se retrouve à vouloir éventuellement essayer de réindustrialiser. On n'a pas les compétences. On n'a pas les ingénieurs, on n'a pas les techniciens. On veut faire des centrales nucléaires, on n'a même pas les sous.

On a 40 000 ingénieurs qui sont formés chaque année en France. 40 000 ingénieurs, c'est ce que forme maintenant une province chinoise. À votre avis, qui est-ce qui va s'industrialiser dans les années qui viennent ? La Chine ou la France ? Les choix éducatifs relèvent de chez nous, les choix immobiliers relèvent de chez nous, les choix fiscaux et sociaux relèvent de chez nous, les choix réglementaires relèvent de chez nous. On ne peut pas tout mettre sur le dos des Chinois. Les Chinois jouent leur partie de leur côté, ils montent en qualité, se déploient, ont fait des bons choix, notamment pour les batteries, les véhicules électriques ou encore le nucléaire.

La technostructure française n'est que très marginalement désormais composée d'ingénieurs. Elle est très majoritairement composée d'énarques. Ils n'ont jamais mis les pieds dans une industrie. Le second point, c'est que ces gens-là sont en accord de principe avec les Allemands, parce qu'eux n'ont qu'une seule conviction depuis 40 ans, c’est le couple franco-allemand. Or, le problème, c'est que les Allemands ont l'industrie. C'est très compliqué pour les élites de ne pas défendre l'industrie, parce qu'immédiatement, il est suspecté de ne pas défendre l'Allemagne.

Jean-Marc Siroën : L’analyse ne peut pas être la même pour l’industrie et pour l’agriculture.

En ce qui concerne l’industrie, tous les pays ouverts au même libre-échange n’ont pas connu la même désindustrialisation que la France. Le libre-échange et la rivalité entre les nations ont sans doute accéléré les mutations technologiques et ce que Schumpeter nomme la « destruction créatrice », mais les réponses apportées ont été très différentes.

L’industrie française s’est assez vite accommodée de la désindustrialisation en choisissant la délocalisation plutôt que la robotisation, en n’entretenant pas un réseau de sous-traitance de proximité, en privilégiant, non sans succès d’ailleurs, les services (transport, tourisme, franchising dans la distribution,...). Les firmes françaises emploient ainsi davantage à l’étranger que les firmes allemandes ce qui, par ailleurs, génère des revenus qui contribuent positivement à notre balance courante. On doit rechercher les racines de ces choix moins du côté politique que dans la sociologie de nos dirigeants, plus financiers (et donc court-termistes) que visionnaires.

En ce qui concerne l’agriculture il serait très paradoxal d’incriminer le libre-échange dans la mesure où c’est justement ce secteur qui a été, et de loin, le plus protégé depuis l’après-guerre. Il l’est encore très largement par les droits de douane comme par les normes phytosanitaires et environnementales (qui font aussi hurler autres pays producteurs !). Il est vrai qu’aujourd’hui, et depuis la réforme de 1992, le soutien aux agriculteurs passe moins par une protection qui autorisait des prix élevés (et donc des droits de douane qui l’étaient aussi) et davantage par des soutiens directs au revenu de plus en plus conditionnés au respect de normes environnementales. Comme on a pu le constater, celles-ci sont mal acceptées par les agriculteurs qui les trouvent à la fois excessives pour eux et trop laxistes pour les producteurs étrangers. Il est bon de rappeler néanmoins que les produits agricoles importés sont tenus de respecter les normes européennes.

Les difficultés soulignées récemment par une ébullition qui n’est pas éteinte, ont différentes origines à commencer par la concurrence intra-européenne. Les pays extracommunautaires qui bénéficient d’exonérations de droits de douane comme l’Ukraine ou les pays liés à un accord de libre-échange, comme le Canada, représentent une part faible de la production européenne. Ces remarques n’enlèvent rien à la réalité d’un malaise qui souligne surtout la difficulté de concilier les exigences sanitaires et environnementales avec le mode de production européen.

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