Panique morale à gauche : vers un rééquilibrage des influences respectives de la police et de la justice ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un policier tient une pancarte indiquant "coupable d'être flic" lors d'une manifestation contre la décision de justice visant un policier, près du palais de justice de Rennes, le 2 mai 2022.
Un policier tient une pancarte indiquant "coupable d'être flic" lors d'une manifestation contre la décision de justice visant un policier, près du palais de justice de Rennes, le 2 mai 2022.
©DAMIEN MEYER / AFP

Guerre idéologique

Les deux principaux syndicats de magistrats ont jugé "gravissimes" les propos du patron de la police nationale, Frédéric Veaux, qui estime qu'avant "un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison". Comment expliquer qu’Emmanuel Macron, lors de son interview, ait totalement contourné le grave problème de fond qui se cache derrière la fronde de la police, celui du déséquilibre entre police et justice, comme celui entre victimes et agresseurs ?

Henri de Beauregard

Henri de Beauregard

Henri de Beauregard est avocat au barreau de Paris, agréé près la Cour Pénale Internationale.

Titulaire d’une maîtrise en droit public, et diplômé d’études supérieures en sciences politiques. Il conseille de plusieurs syndicats professionnels (Syndication National des Discothèques et Lieux de loisirs, APIIH…), il assiste aussi de nombreuses associations (Equipes d’Action contre le Proxénétisme, Associations familiales…), des élus (locaux et nationaux), et de nombreux chefs d’entreprises. Il est intervenu dans plusieurs dossiers à fort retentissement.  

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Les deux principaux syndicats de magistrats ont jugé "gravissimes" les propos du patron de la police nationale selon qui "avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison". Dans un entretien au Parisien, Frédéric Veaux a exprimé son souhait que soit libéré un policier de la BAC de Marseille incarcéré dans le cadre d'une enquête sur des violences policières commises en marge des émeutes. Emmanuel Macron a quant à lui rappelé que personne ne devait être au-dessus de la loi. Comment expliquer qu’Emmanuel Macron ait totalement contourné le grave problème de fond qui se cache derrière la fronde de la police, celui du déséquilibre entre police et justice, comme celui entre victimes et agresseurs ? Le chef de l’Etat porte-t-il une lourde responsabilité dans ce dossier ?

Henri de Beauregard : A vrai dire, je ne vois pas bien ce qui devrait interdire au DGPN d’émettre le souhait d’une évolution législative, puisque tel parait bien l’objet de son propos, qui est plus général que ce qu’on en a rapporté (il indique en particulier que son propos vaut « d’une manière générale » et qu’il est tenu « indépendamment de l’affaire en cours » sur laquelle il « se garderait de toute appréciation »). Policier, juge ou philatéliste, chacun a évidemment le droit d’appeler à une modification de la loi. Cela ne remet pas en cause de l’état de droit : au contraire, c’est s’en reconnaitre pleinement acteur. De ce point de vue, les réactions outragées que ce propos a suscité apparaissent assez ridicules.

Au fond, je ne sais pas si un policier « n’a pas sa place en détention provisoire » : ce que je sais c’est qu’en principe personne (ou presque) n’y a sa place, puisqu’elle est expressément prévue par le code de procédure pénale comme une exception. Hélas, la plasticité et l’interprétabilité infinie des critères qui permettent le placement en détention provisoire l’ont clairement transformée en une forme d’« avance sur peine » dont le prononcé ab initio devient suggestif in fine : après avoir placé en détention un individu parce qu’il allait probablement être condamné, on finit par le condamner parce qu’il a été placé en détention. Le contrôle judiciaire et le placement sous surveillance électroniques offrent pourtant des alternatives permettant de parer efficacement à la plupart des risques susceptibles d’affecter le bon déroulement d’une information judiciaire.

Je ne vois pas non plus qu’il y ait de scandale à réfléchir au statut des policiers et, le cas échéant, à imaginer un régime juridique et/ou judiciaire adapté à l’évolution de leurs missions et à l’état de la société. Le débat juridique est toujours stimulant. Et aucune des violentes critiques qui se sont élevées contre cette perspective ne me convainc véritablement. On évoque l’égalité devant la loi, mais l’égalité est un concept juridique précis : il exige que des personnes se trouvant dans des situations identiques soient traitées de la même manière. Or l’agent d’une unité de maintien de l’ordre au milieu d’une émeute n’est pas exactement dans la même situation que l’exploitant d’une mercerie dans le 16ème arrdt. Plus généralement, il ne s’agit pas – du moins tel que je l’ai compris - de revendiquer une impunité mais d’imaginer un statut adapté à la particularité des missions de la police, comme d’autres disposent déjà de régimes particuliers justifiés par leurs fonctions : parlementaires, diplomates… Je ne vois pas pourquoi ce débat serait impossible.

La question ne me parait pas celle d’un déséquilibre structurel entre police et justice ou entre victimes et agresseurs, mais celle de la violence croissante de notre société. Avec la crise de la transmission, l’effacement des sociabilités traditionnelles, l’échec de l’intégration, la poussée d’un populisme démago, la violence, et parfois l’hyper violence, est devenu un moyen « normal » d’expression, devant lequel les policiers sont en première ligne. Or face à des individus prêts à tout, y compris à mettre en danger leur propre vie par idéologie, désespoir, ou inconscience, le combat est forcément déséquilibré. C’est probablement cela que les policiers voudraient faire toucher du doigt : ces exigences paradoxales, ces angoisses, et ces situations de plus en plus fréquentes où ils sont placés devant l’alternative du « lui ou moi ». Ceux qui, sur Twitter ou ailleurs, enfourchent gaiement les grands chevaux de l’état de droit ou de la démocratie devraient faire l’expérience de revêtir un uniforme policier au milieu d’une horde de black blocs ou au pied d’une cité en feu : cela leur permettrait de découvrir comment on les voit depuis cet angle.

Si les politiques, toutes familles confondues, ont une responsabilité dans cette situation, c’est de n’avoir pas voulu voir s’installer les causes de cette violence, de s’être bandé les yeux, par lâcheté ou idéologie, laissant aujourd’hui les fonctionnaires de police gérer seuls les conséquences de leur impéritie. Naturellement, Emmanuel Macron, dont la communication a souvent paru tenir lieu de conviction, n’échappe pas à la règle.

Philippe d’Iribarne : Il y a un conflit de fond depuis très longtemps entre la justice et la police concernant leurs relations. On a deux corporations dont chacune défend les siens et, simultanément, les policiers ont besoin des juges et les juges ont besoin des policiers. Ils doivent travailler ensemble.

Même si le juge, qui a pris cette décision de placer le policier en détention n’était pas très avisé, ses confrères du monde judiciaire vont être solidaires derrière le leur.

En réaction, de nombreux policiers à Marseille se sont mis en arrêt maladie, d’autres ont entamé une grève perlée avec le service minimum. Ils sont aussi solidaires entre eux

Le problème de fond est que toutes les règles encadrant le contrôle et l’action de la police ne sont pas faites pour traiter des actions de guérilla. La justice ne veut rien savoir de cette situation concrète et ne veut connaître que les règles qu’elle doit faire appliquer. Or, les policiers eux sont confrontés au réel et aux situations concrètes. Le maintien de l’ordre dans un contexte de guérilla offre un contexte radicalement différent de celui pour lequel les règles encadrant son action ont été conçues avec le type de ripostes nécessaires pour non seulement assurer le retour au calme mais permettre aux policiers de se défendre.

Face à ces réalités, le président de la République est dans une situation extrêmement difficile. Il y a deux cadres d’interprétation de la situation. Le premier cadre s’attache aux règles, aux principes, à la justice et aux missions de la police. Et il y a un cadre d’interprétation qui part de la réalité de la situation de guérilla urbaine dans laquelle on se trouve. La police subit des tirs de mortiers d’artifice. De nombreux policiers ont été blessés lors des émeutes.

Le président de la République ne peut pas prendre parti durement pour la justice. Le pouvoir a besoin des policiers. Il serait dramatique qu’à l’échelle du territoire et de manière massive des agents de police se mettent en arrêt maladie ou en quasi grève. Mais il ne peut non plus endosser complètement le point de vue de la police. Il se mettrait en difficulté du point de vue de la légalité républicaine.

Emmanuel Macron a donc botté en touche face à cette crise.. Qu’est-ce qu’il aurait pu dire ? Qu’il y avait un problème de tensions entre les règles concernant l’action des policiers et la situation de guérilla ? Difficile. Il y a un climat de polarisation extrêmement fort, avec des camps pour ou contre la police.

Selon les sondages, toute une partie de l’opinion voudrait que l’on revienne en arrière sur les autorisations données à la police, concernant l’utilisation de leurs armes dans un certain nombre de cas.

Il aurait été impossible pour Emmanuel Macron de prendre position sans s’embarquer dans des polémiques. Il est possible de dire que ce qu’il a fait est un peu lâche, même s’il est difficile de trancher de manière satisfaisante sur ce dossier. Nous sommes plutôt en réalité dans le moindre mal.

Emmanuel Macron aurait-il pu être capable de prendre l’initiative de proposer une réflexion alternative et réellement innovante sur les difficultés des policiers ? Ce n’est pas évident.  

Depuis des années, les policiers n’ont pas été entendus sur l’absence de réponse pénale ferme…

Henri de Beauregard : Même s’il existe des réalités sociologiques (la « droite » est surreprésentée dans les métiers « d’ordre » et la gauche surreprésentée dans les métiers « de justice »), je ne crois pas beaucoup aux généralisations » autour de « la police » ou de « la justice » : chaque fonctionnaire ou chaque magistrat est un être singulier, avec ses expériences de vie, ses convictions… Ces généralisations sont d’autant moins appropriées qu’il y a, dans la police comme dans la magistrature, mille métiers qui confrontent leurs titulaires à des réalités différentes, faisant parfois évoluer leur vision des choses au cours d’une carrière. Il y a autant de la DOPC à la DPJ que de la JIRS au JAF. De fait, je ne pense pas qu’il soit conforme à la réalité de parler de manière générale « d’absence de réponse pénale ferme ». Il appartient au législateur de voter les lois et au garde des sceaux d’ajuster la politique pénale pour qu’elles collent au plus près à l’état, et aux maux, de la société. Cela peut passer par des poursuites plus ciblées ou des peines réévaluées, mais la justice pénale n’est pas une science exacte dont l’efficacité reposerait sur la seule variable, purement théorique, des peines encourues. Tout autant que la fermeté, la justice a besoin d’autorité. Et l’autorité exige des moyens, ceux qui permettent des procédures rapides, des audiences de qualité, des peines utiles, lisibles et effectives. Elle a aussi besoin de stabilité et de dignité. De ce point de vue, je tiens dans une même réprobation les embardées judiciaires au nom de l’exemplarité, les manifestations de satisfaction ministérielle autour d’un chiffre d’incarcération, ou l’hyper-politisation d’un syndicat de magistrats.

N’a-t-on pas fermé les yeux sur les dérives de certains policiers ?

Henri de Beauregard : Tous les avocats savent que la mise en cause d’un fonctionnaire de police est la promesse d’une procédure jonchée d’obstacles. Le fait est que parquets et juges d’instruction ont, par état, une relation particulière avec les services de police qui peut porter certains d’eux à hausser excessivement leurs exigences probatoires lorsqu’un fonctionnaire est en cause et/ou à les abaisser excessivement quand il s’agit d’outrages ou de rébellions. Au fond, on manque parfois de discernement dans ces dossiers : à ne pas poursuivre les policiers, rares, qui le méritent, on rate l’occasion de donner des gages de confiance, on jette le discrédit sur tous les classements justifiés, et on envoie des quartiers entiers dans les bras de personnes plus ou moins bien intentionnées, qui nourrissent et excitent leur ressentiment pour des raisons politiques ou mercantiles. C’est regrettable car, lorsque la poursuite est méritée, il est certainement possible de montrer que la police ne jouit d’aucune impunité tout en signifiant, par une peine appropriée, qu’elle n’est pas incomprise. S’il est légitime d’exiger beaucoup des policiers, il est juste de leur pardonner presque autant.

Philippe d’Iribarne :La solidarité de corps joue pour beaucoup. Rappelez-vous pour la justice l’affaire du juge Burgaud. Il était incroyablement soutenu par ses pairs.

Il y a une solidarité de corps de la police. Mais il y a dans les différents secteurs (chez les enseignants, les médecins, les politiques…) des gens très peu recommandables. L’esprit de corps fonctionne néanmoins et permet de couvrir et d’offrir une protection aux siens.

La police doit gérer ses membres déviants.

Mais ces réalités ne sont pas faciles à gérer.

N’y a-t-il pas une forme de lâcheté politique à l’origine de ce que l’on voit aujourd’hui ? Assistons-nous à une crise institutionnelle ?

Henri de Beauregard : Il y a bien-sûr eu une lâcheté politique à l’origine d’une délinquance endémique dont nous payons le prix. Elle a consisté à s’interdire certains diagnostics, à taire ce que beaucoup disaient pourtant, en privé, sur l’immigration non-maitrisée, la panne de l’intégration, l’abandon de certains quartiers aux trafics. La mise en cause des supporters britanniques lors des incidents survenus à l’occasion de la finale de la ligue des champions a été une illustration frappante de cette incapacité, non seulement à dire ce que l’on voit, mais aussi à « voir ce que l’on voit », selon la formule de Charles Peguy. Cette lâcheté se prolonge désormais dans la timidité avec laquelle le Président entre dans le débat, avec des formules creuses ou des lapalissades qui ne satisfont personne. « Il faut respecter l’indépendance de la justice ». Bien-sûr. « Nul n’est au-dessus des lois ». C’est évident. « Nos policiers font un métier difficile dans des conditions complexes ». Parfait. Mais concrètement, est-ce qu’on se donne les moyens de voir les choix du fonctionnaire qui s’est trouvé dans une situation n’ayant rien à envier à celle que connaissent certains militaires en terrain de guerre appréciés dans un cadre juridique adapté par un juge spécifiquement sensibilisé ? Est-ce que l’on se penche sérieusement sur la prise en charge des troubles post-traumatiques qui résultent de ces situations ?

La fracture entre la justice et la police semble béante. La situation peut-elle s’inverser ? Comment expliquer que ce conflit dure depuis aussi longtemps ?

Henri de Beauregard : Ce conflit a toujours été latent. Il procède pour partie des raisons sociologiques évoquées plus haut, mais aussi d’une tension entre « le terrain » et « les bureaux ». Le terrain devenant de plus en plus âpre, l’écart va croissant entre ceux qui l’arpentent et ceux qui l’apprécient depuis un bureau ou une salle d’audience, comme s’ils ne parlaient plus la même langue. Et il faut admettre que voir le débat porter sur un prétendu coup d’état policier moins de quinze jours après l’épisode exceptionnel d’émeutes destructrices que la France a connu défie un peu le bon sens. Il y a comme une dystopie que l’on ne constate pas seulement entre police et justice mais entre les français eux-mêmes qui ne voient plus la même réalité, ne parlent plus le même la langue. Gérard Collomb, qui fut ministre de l’Intérieur s’en est était d’ailleurs inquiété… en quittant ses fonctions.

Au plan social, il n’existe évidemment pas de solution de court terme pour recréer du « vivre ensemble ». Il faut accepter de regarder avec lucidité le lien entre délinquance et immigration car on ne peut apporter de remède quand on s’interdit les diagnostics. Il faut également tenter de retrouver et valoriser ce qui nous lie, autour de l’éducation et de la culture.

Au plan judiciaire, la situation ne peut s’inverser qu’au bénéfice de mesures fortes, un choc d’autorité. Cela exige de s’extraire d’une culture qui voit le droit comme une contrainte destinée à brider la démocratie, alors qu’il est un outil évolutif à son service. Cela exige également, on l’a vu, un effort considérable sur les moyens. Cela suppose aussi de diversifier encore le recrutement des magistrats et d’associer plus étroitement les citoyens au fonctionnement de la justice. De ce point de vue, la quasi-disparition des cours d’assises est un signe catastrophique. Dans des missions rendues sans cesse plus difficiles par l’accroissement de la violence, les policiers ont de leur côté besoin de se savoir soutenus par leur hiérarchie. Il leur faut aussi la conviction que, le jour venu, leur attitude sera appréciée par des personnes qui connaissent exactement leurs conditions d’exercice, y compris les paradoxes dans lesquels ils sont placés par l’insuffisance de moyens. On entend souvent les magistrats dire qu’en matière justice, le risque zéro n’existe pas et c’est exact. C’est à fortiori le cas en matière de police. Mais aucun magistrat n’a été placé en détention pour une erreur d’appréciation dans l’exercice de ses fonctions. Pourtant si l’on blesse avec un flashball, on bousille aussi des vies avec une erreur de jugement.

Philippe d’Iribarne :Cela remonte aux fonds de la société française avec les rapports de préséances entre les corps, la police est-elle dans une situation de coopération avec la justice ou dans une situation de soumission à la justice ?

Les juges ne sont pas prêts à admettre que la police est en situation de coopération avec elle et n’est pas en situation de soumission. La police n’est pas prête à admettre que dans ses rapports à la justice elle est dans une situation de soumission et pas de coopération.

Ce conflit ne peut pas disparaître du jour au lendemain et si facilement. Les racines du malaise sont profondes.

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