Nigeria : entre Boko Haram et corruption, la descente aux enfers du pays le plus riche d’Afrique<!-- --> | Atlantico.fr
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Une femme pleurant suite à des attentats perpétrés par Boko Haram le 1 septembre 2011.
Une femme pleurant suite à des attentats perpétrés par Boko Haram le 1 septembre 2011.
©Reuters

Bipolarité africaine

Le Nigéria est un des pays les plus prometteurs d'Afrique qui est pourtant rongé par les conflits internes et le terrorisme qui tendent à compromettre son développement économique. Une situation critique symptomatique du mal qui blesse fortement le continent africain.

Amzat Boukari-Yabara

Amzat Boukari-Yabara

Amzat Boukari-Yabara est docteur en histoire, chercheur associé à l’EHESS et à l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur l’histoire et la géopolitique de l’Afrique. Il a publié un ouvrage le Nigéria aux éditions DeBoeck en septembre 2013.

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Atlantico : Le récent kidnapping de 200 lycéennes par le groupe islamiste Boko Haram est encore un coup dur pour le Nigéria. En quoi le plus riche pays d'Afrique voit-il son développement compromis par ces actes terroristes ? 

Amzat Boukari-Yabara : A l’heure actuelle, les actes terroristes de Boko Haram ont très peu visé des cibles stratégiques du Nigéria. Certes, les premiers attentats de la secte ont frappé des commissariats et des lieux symbolisant l’autorité de l’Etat nigérian. L’attentat contre le bâtiment des Nations unies à Abuja en août 2011 a également choqué l’opinion internationale, et le dernier attentat meurtrier dans une gare routière de la capitale sont particulièrement inquiétants car ils ont eu lieu dans des endroits stratégiques et des infrastructures surveillés par les autorités. Maintenant, Boko Haram a une réelle volonté d’instaurer un climat de terreur en ciblant également des lieux publics, et donc de manière indistincte des chrétiens et des musulmans. L’enlèvement des 200 lycéennes, après de précédentes attaques meurtrières dans des lycées et des campus universitaires, confirme également la lâcheté et la faiblesse paradoxale de Boko Haram qui ne peut s’en prendre qu’aux éléments les plus faibles de la société.

En revanche, les secteurs clés de l’économie nigériane, notamment les exploitations pétrolières situées dans le sud et au large du delta du Niger, ainsi que la ville de Lagos qui est le poumon économique du pays, ne sont pas visées par Boko Haram car la sécurité y est sans doute plus importante. De manière générale, les attentats restent en grande partie localisés dans le nord, nord-est du pays, notamment dans les Etats de Borno et Yobe, qui pèsent très peu dans l’économie nationale. Les victimes sont également des personnes sans influence économique ou politique notable, ce qui peut donner l’impression d’un manque d’engagement des autorités. Les parents des jeunes filles ont déjà protesté contre l’inefficacité des recherches menées par les forces de l’ordre, et certaines estiment que leurs enfants ne bénéficient pas de tous les moyens sécuritaires dont bénéficient par exemple des bâtiments stratégiques.

En revanche, il est clair que le climat d’insécurité dans le Nord nuit gravement aux activités économiques. Un risque réel de décrochage est possible si l’Etat fédéral ne met pas en place rapidement une politique de soutien économique et social à destination de ces populations.

De quel mal plus profond cet événement est-il le symptôme ? Quelles en sont les racines ? Peut-on parler d’une malédiction de la richesse ? 

Le manque d’anticipation, l’inorganisation des services de sécurité ou le manque de motivation réelle sont des points importants à soulever. La stratégie gouvernementale pour combattre Boko Haram semble inadaptée aux besoins et aux moyens réels.

Tout d’abord, face à un groupe qui développe une idéologie fanatique et profondément réactionnaire au nom de l’islam, il convient également d’apporter une réponse idéologique solide. Or, les autorités nigérianes peinent à créer un sentiment d’unité nationale contre Boko Haram. Il leur manque un véritable projet de société à l’attention du Nord, et plus généralement de la jeunesse du pays. Le discours selon lequel "l’éducation occidentale est un pêché" n’est pas déconstruit avec toute l’attention et l’effort requis, ni par l’Etat, ni par les intellectuels. Or il est fondamental, face à un groupe qui prospère sur l’endoctrinement et la misère, d’avoir cette force d’opposition idéologique.

Ensuite, les actes de Boko Haram provoquent un certain malaise dans la société nigériane car ils focalisent l’opinion internationale sur un événement très grave, et ils donnent un aspect de loupe à de nombreux faits de violence sociale qui traversent déjà la société nigériane. Le sort des femmes et des enfants au Nigéria est notamment l’objet de drames avérés, et le sort des lycéennes doit être l’occasion d’ouvrir un débat constructif et rassembleur, notamment à l’adresse de la jeunesse qui est la première confrontée à l’idéologie de Boko Haram. Que pensent aujourd’hui les jeunes nigérians au sujet d’une autorité politique qui n’est pas en mesure de leur apporter des conditions d’éducation sécurisées et de qualité ?

Boko Haram apporte aussi des éléments au thème de la "malédiction des richesses". L’enlèvement des lycéennes et l’attentat de la gare routière interviennent au moment où le Nigéria accède officiellement au rang de première puissance économique africaine. C’est un paradoxe qui peut conduire le président Jonathan à surenchérir la réussite économique pour mieux masquer l’échec sécuritaire.

Le Nigeria reste miné par des luttes tribales. L'actuelle structure sociale du pays le condamne-t-elle à l'implosion ?

Non, l’implosion guette le Nigéria depuis son indépendance en 1960, et plus encore lors de la guerre du Biafra en 1967, mais le pays ne devrait pas connaître de sécession. La douzaine d’Etats dans le Nord ont déjà mis en place la charia, la loi islamique, sans que cela ne provoque de séisme politique ni de volonté affichée de séparatisme. Le pays demeure unitaire, et non ségrégué. Les luttes dites tribales semblent désactivées car il n’y a pas d’affrontement entre les Haoussas musulmans du Nord et les Yoruba chrétiens du Sud par exemple. A l’intérieur d’un groupe comme les Yoruba, l’un des trois grands groupes ethniques du pays, des chrétiens et des musulmans se retrouvent et vivent ensemble depuis plusieurs générations.

Par ailleurs, Boko Haram n’apparaît pas porteur d’une véritable revendication ethnique ou identitaire qui ne soit déjà présente de manière moins violente et plus intelligente au Nord du Nigéria. La pensée de Boko Haram concernant l’éradication totale de tout ce qui fait référence à la culture occidentale reste sans doute marginale parmi les dizaines de millions de musulmans du Nord. Les critiques émises par des dignitaires musulmans contre Boko Haram montrent aussi que la secte n’est pas suivie dans ses dérives.

A certaines périodes, Boko Haram a frappé des églises chrétiennes, et à quelques reprises, des chrétiens ont réagi en attaquant des musulmans, car la stratégie de Boko Haram était bel et bien d’allumer un brasier et de pousser à l’affrontement des communautés, pour pouvoir bénéficier d’une situation de conflit ethnique généralisé afin de pousser plus facilement vers son objectif qui reste la chute de l’Etat fédéral avant tout. Or, dans l’ensemble, les populations qui se connaissent bien au-delà de leurs différences ethniques ou culturelles ont majoritairement compris quel était le piège tendu derrière ces attaques.

Quels risques ferait courir à la région, si ce n'est au continent, un basculement du Nigeria ?

Le Nigéria est la première puissance économique du continent africain. Par conséquent, elle ne peut se permettre de laisser prospérer une situation d’insécurité générale sur une partie de son territoire. Cela est d’autant plus vrai que Boko Haram est présent depuis 2002, et réellement actif depuis cinq ans. Les autorités ont laissé le groupe prendre de l’ampleur, puis ont mené quelques attaques, avant de croire que le phénomène allait s’éteindre de lui-même. Le Nigéria, s’il ne parvient pas à régler cette question sécuritaire, risque de perdre beaucoup de crédit sur la scène continentale et internationale. Boko Haram a aussi des connexions logistiques ou idéologiques avec d’autres groupes opérant dans le Sahel et dans la Corne de l’Afrique. Le Nigéria prend donc le risque de laisser une menace d’envergure internationale prendre appui sur son propre territoire.

Les appels à l’aide du président Jonathan au président Obama conduiront-ils les Etats-Unis à intervenir au Nigéria ? Cela semble peu probable, mais en revanche, Jonathan assure ses arrières. D’une certaine manière, après avoir alterné entre négociation et riposte disproportionnée, Jonathan, qui n’a pas l’expérience militaire qu’avaient eu ses prédécesseurs, montre publiquement qu’il ne maîtrise pas la situation, contrairement à ce qu’il disait jusqu’à présent. En même temps, il laisse entendre qu’il ne pourra pas lui être reproché de ne pas avoir demandé de l’aide au cas où la situation viendrait à empirer. C’est extrêmement rare de voir un président, africain ou pas, demander de l’aide de cette manière au monde entier. En parallèle à cette aide internationale, Jonathan a demandé la collaboration des familles, des populations et des chefs locaux pour aider les autorités à retrouver les jeunes filles, et à mettre hors d’état de nuire Boko Haram. Ces appels tout azimut donnent l’impression d’une réelle absence de stratégie, et c’est cela qui interpelle.

Pourquoi le gouvernement nigérian n'est pas en mesure d'établir une stabilité afin de garantir le développement favorable du pays ?

Le Nigéria est un pays complexe, et parler de stabilité est souvent ambigu. La particularité de ce pays par rapport aux anciennes colonies françaises est l’absence d’un long règne dictatorial ou d’une dynastie incarnée par un seul homme ou un seul clan. La classe politique nigériane présente dans les années 1960 ou 1970 a été en grande partie balayée par l’histoire alors que la plupart des pays francophones sont encore dirigés par des héritiers mis au pouvoir au moment des indépendances, avec la charge d’assurer précisément la stabilité. Par conséquent, le concept de stabilité est à prendre avec des réserves car le Nigéria a connu des alternances parfois pacifiques, souvent brutales, qui montrent que son histoire politique est particulièrement riche et âprement disputée.

Ce qui apparaît notamment comme des luttes tribales pour le pouvoir sont avant tout des conflits d’intérêt ou des rivalités pour avoir accès à des privilèges économiques. Effectivement, les trois grands groupes ethniques que sont les Ibo au sud-est, les Yoruba au sud-ouest et les Haoussa au nord, ont été amenés à s’affronter physiquement dans le cadre d’un système politique ethnicisé et hérité du colonialisme britannique. Les régimes militaires ont mis tout le monde d’accord en réprimant la classe politique, les intellectuels, les groupes progressistes de la société civile, certaines communautés et les milieux syndicaux. Ainsi, de l’indépendance à la fin des années 1990, le pays a connu une guerre civile, de multiples coups d’état et pendant la plupart du temps des régimes militaires autoritaires, instables et corrompus.

Depuis 1999 et le retour des civils au pouvoir, l’objectif est de renforcer le régime démocratique et les institutions d’un Etat fédéral qui délègue donc une grande partie de ses prérogatives aux gouvernements fédéraux et locaux. C’est un exercice de démocratie et de partage du pouvoir difficile car il faut faire des arbitrages, et donc décevoir certains. Le problème survient avec acuité quand ce sont toujours les mêmes qui se trouvent défavorisés.

Maintenant, d’un point de vue légal, l’Etat fédéral peut par exemple difficilement aller à l’encontre de l’application de la charia dans les Etats du Nord, de la même manière que Washington n’a pas les moyens de faire abolir des législations réactionnaires dans certains Etats des Etats-Unis d’Amérique. Le fédéralisme nigérian contient les faiblesses de sa force, et tout le défi est de parvenir à maintenir un équilibre. Le poids économique du Sud est en balance avec le poids démographique et culturel du Nord, le poids des hydrocarbures est en balance avec celui de l’agriculture... Sur cela il convient de tenir compte du jeu politique avec des alliances régionales et locales qui permettent de faire évoluer la majorité parlementaire, même si le régime reste présidentiel. Une chose est certaine, le Nigéria n’a plus les moyens de continuer la politique précédente qui consistait à créer de nouveaux Etats dans son sein pour donner plus d’autonomie aux pouvoirs locaux. Cela revenait à cacher les problèmes sous le tapis. Son modèle même de gouvernance est amené à évoluer, en particulier vers une intégration régionale plus poussée afin de juguler la crise sécuritaire.

En quoi les entreprises occidentales ou chinoises participent-elles à la corruption dans de ce pays africain ?  

 Toute ressource attire nécessairement des convoitises. Le Nigéria est doté de ressources naturelles importantes, notamment les hydrocarbures, et par sa population il représente le plus grand marché de consommateurs du continent africain. D’une part, la rente pétrolière est en vigueur depuis la première décennie des indépendances et elle a contribué à orienter l’économie du pays dans une dépendance au cours du brut et à la demande internationale qu’il est difficile de rompre aujourd’hui. D’autre part, les multinationales occidentales puis chinoises qui ont besoin de ces ressources ou de ces parts de marché pour assurer leur train de vie ou leur croissance se sont vite installées au Nigéria sans jamais chercher à moraliser le secteur économique ni à se poser la question de leurs responsabilités ou de leur influence dans l’essor de la corruption. Cela n’est ni leur objectif ni leur devoir.

De son côté, l’Etat nigérian a tenté à plusieurs reprises de lutter contre la corruption dans l’économie pétrolière et dans l’administration en général. Cela fait partie des déclarations de bonne intention mais dans les faits, il est sans doute difficile de mettre un terme à des pratiques qui ont des ramifications profondes dans la société. Bien entendu, cela ne veut pas dire que tous les Nigérians sont corrompus, loin de là. L’ancien gouverneur de la Banque centrale, Lamido Sanussi, a été limogé il y a quelques mois pour avoir dénoncé des malversations dans le secteur pétrolier.

En revanche, des groupes de la société civile et des communautés citoyennes se mobilisent pour dénoncer les systèmes de prédation des ressources, de détournements des fonds, d’expropriation des terres et des sous-sols, ainsi que de mise en péril de l’environnement et de l’économie locale par les multinationales. Certaines d’entre elles comme Shell Nigéria ont été condamnées dans le dossier des marées noires du delta du Niger, mais elles ont les moyens de faire appel dans des procès longs et coûteux. Elles développent des activités sociales, financent des infrastructures de base ou des programmes de bourse pour acheter la paix sociale, mais dans les faits, les populations ne voient pas les retombées de la croissance dont se glorifient le gouvernement et les institutions financières internationales.

Les problèmes sécuritaires sont-ils symptomatiques du mal économique du continent africain ? 

Ce n’est heureusement pas encore vrai partout, mais lorsqu’on regarde la carte de l’Afrique, on constate effectivement une juxtaposition entre de nombreuses zones de conflit et des zones disposant de ressources ou servant de passage pour l’extraction des ressources stratégiques. Dans ces zones, des groupes rebelles peuvent effectivement opérer et prospérer grâce aux trafics illicites (pétrole, diamant, or, coltan…) dont l’Etat ou les Etats – car bien souvent la dimension est transnational – concernés n’ont pas les moyens ou la liberté d’assurer une gestion saine et équitable. Sur le continent, les conflits purement idéologiques sont rares, les conflits en apparence ethnique semblent liés à des problématiques locales, tandis que  les conflits économiques et politiques sont transversaux dans la mesure où ils reposent sur des formes d’ingérence, que ce soit dans le cas de conflits post-électoraux ou dans la décision de gérer des ressources sans tenir compte des premiers concernés. La stratégie conflit ou de la mise en place d’une situation d’insécurité, qu’elle entache la responsabilité des gouvernants, des groupes rebelles ou des multinationales, reste de manière cynique et inconsciemment suicidaire la meilleure arme pour briser des communautés réticentes à l’exploitation des ressources de leur sol ou du sous-sol.

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