Massacre à Alep : sans tomber dans le yakafokon, n’y a-t-il vraiment rien que nous ne puissions faire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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À ce stade, la bataille est malheureusement pratiquement terminée et il aurait peut-être fallu s'y prendre plus tôt si l'on voulait empêcher le massacre. On peut évidemment protester, mais il fallait y penser avant.
À ce stade, la bataille est malheureusement pratiquement terminée et il aurait peut-être fallu s'y prendre plus tôt si l'on voulait empêcher le massacre. On peut évidemment protester, mais il fallait y penser avant.
©GEORGE OURFALIAN / AFP

Le XXIème siècle sera suisse ou ne sera pas…

Alors que la chute imminente d'Alep résonne comme un nouveau signe de l'échec de la diplomatie occidentale en Syrie, l'heure est désormais au bilan et aux réflexions de long terme pour les politiques internationales que doivent mener la France et l'Europe.

François Heisbourg

François Heisbourg

François Heisbourg est président de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), basé à Londres, et du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP).

Il est conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Il a été membre du Centre d'Analyse et de Prévision du ministère des affaires étrangères (1978-79), premier secrétaire à la représentation permanente de la France à l’ONU (1979-1981. 

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Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'Action politique (CERAP), senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA), bloggeur de politique internationale sur Tenzer Strategics.

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Atlantico : Alors que la chute imminente d'Alep témoigne de l'échec de la politique étrangère occidentale en Syrie, quels sont les moyens que l'Europe ou la France peuvent utiliser pour limiter le massacre ? Est-il plus judicieux de faire pression sur la Russie, sur les États-Unis, sur l'Iran et le Hezbollah… ?

Nicolas Tenzer : Les moyens d'action sont malheureusement très limités aujourd'hui. La seule possibilité d'intervention réellement efficace aurait été d'empêcher les avions russes et syriens de décoller. C'est ce qui avait été proposé par la France en 2013 après les attaques chimiques de la Goutha, mais les États-Unis n'avaient finalement pas suivi et ne se sont jamais tenus aux "lignes rouges" qu’ils avaient eux-mêmes définies. De toute manière, il était irréaliste de penser que la France pouvait intervenir seule. Mêmes unis, la France, le Royaume-Uni et les autres puissances européennes n'avaient en effet pas les moyens nécessaires pour agir durablement, a fortiori depuis que l’armée russe est présente en Syrie. Votre question peut donc paraître aujourd’hui théorique malheureusement. Elle montre en tout cas que lorsque des grandes puissances sont directement impliquées dans un conflit, l'Europe a encore besoin des États-Unis pour intervenir. Cela pose directement la question des moyens d'intervention de l'Union européenne – et bien sûr de la volonté d’agir de ses principaux Etats membres. On est déjà ici dans la réflexion de moyen terme.

Par ailleurs, la France a une bonne position sur le principe depuis le début du conflit : elle soutient les rebelles modérés et a clairement dit que le maintien d’Assad au pouvoir, compte tenu de l’ampleur des crimes commis (500 000 morts en un peu plus de cinq ans, sans parler des blessés et des personnes déplacées), ne pouvait être envisagé. Elle a réaffirmé aux Nations unies des positions de principe claires, en particulier en demandant urgemment une action humanitaire pour essayer de sauver des vies humaines devant les massacres commis par le régime d'Assad et ses amis iraniens et russes. Mais les six vetos russes (et les cinq vetos chinois) au Conseil de Sécurité des Nations unies montrent que l’ONU n’est plus le lieu où peuvent se décider des interventions d’ampleur lorsqu’un membre permanent du Conseil de sécurité soit soutient un régime coupable de crimes de guerre et contre l’humanité, soit en commet lui-même. C’est le principe de la responsabilité de protéger (R2P) qui se trouve ici bafoué.

François Heisbourg : À ce stade, la bataille est malheureusement pratiquement terminée et il aurait peut-être fallu s'y prendre plus tôt si l'on voulait empêcher le massacre. On peut évidemment protester, demander des réunions à New York, avoir des lettres du Pape, mais il fallait y penser avant.

Il y a eu un vrai tournant en août 2013 lorsque Bachar el-Assad a gazé une partie de la population de la banlieue de Damas, franchissant ainsi la ligne rouge établie un an auparavant par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France (et reconnue par la Russie, on l'oublie parfois). À partir du moment où Barack Obama a refusé à la dernière minute d'intervenir, l'affaire a échappé à peu près totalement aux Occidentaux aux dépens de la Russie (diplomatiquement puis militairement). Avec l'efficacité que l'on connaît, la Russie a agi selon les préceptes de Carl von Clausewitz ("la guerre n'est que la poursuite de la politique par d'autres moyens"). Dans l'intervalle, sur le terrain, la rébellion initiale de 2011-2012, non-confessionnelle et largement poussée par la société civile, a fait place peu à peu à la montée des djihadistes avec notamment le surgissement de l'État Islamique.

Le problème d'essayer de savoir quel moyen de pression serait le plus adéquat aujourd'hui, c'est que l'on ne connaît pas bien l'objectif que les Européens voudraient poursuivre. Il n'y en a qu'un qui fasse pour l'instant à peu près sens, c'est la lutte contre l'État Islamique, qui n'intéresse pas beaucoup les Russes et le régime syrien. La nouvelle chute de Palmyre ne les a pas émus outre-mesure. Nous avons de notre côté intérêt à poursuivre cette lutte, mais pour le reste, nous nous sommes mis hors-jeu. Étant réputés comme ayant encore un peu d'argent, nous serons invités à participer à la reconstruction de la Syrie, et il y aura sans doute de bonnes âmes en Europe qui diront qu'il faut réparer ce que les Russes auront cassé. Or, il n'y a qu'une seule règle dans ce domaine : "you break it, you keep it" (vous le cassez, vous le gardez). Ce sont ceux qui sont responsables des dommages qui doivent les réparer. La reconstruction de Grozny a été assurée par la Russie, et la reconstruction d'Alep ne me paraît pas devoir être un fardeau imposé aux contribuables européens.

Les sanctions économiques post-crise ukrainienne se sont révélées être un vrai problème pour Vladimir Poutine et la Russie. Ce levier pourrait-il et devrait-il être activé dans le cadre du théâtre syro-irakien selon vous ?

Nicolas Tenzer : Je pense que oui. Les sanctions économiques ont un effet direct sur l'économie russe et sur certains de ses dirigeants, même si Vladimir Poutine (qui ne se préoccupe pas vraiment du bonheur et de la prospérité de son peuple) s’est dit toujours prêt à agir – et a de fait continué à agir de manière toujours plus agressive - indépendamment de ces sanctions. Elles auraient aussi pu et dû être appliquées dans le cadre de la crise syrienne, mais le 20 octobre l'Italie n'avait pas suivi les autres dirigeants européens. Devant des crimes aussi graves et compte tenu de la nécessaire solidarité européenne sur ces sujets, la position italienne, mue par de pures considérations d’intérêt, était honteuse. Je pense donc qu'il aurait fallu un nouveau train de sanctions, mais sans se faire non plus beaucoup d'illusions. Elles n’auraient sans doute par stopper les actions criminelles menées par la Russie en soutien du régime de Bachar el-Assad. Néanmoins, la portée symbolique de ces sanctions est quelque chose de très important, car cela montre que nous n'affichons aucune complaisance envers la Russie. Tout signe qui conduirait à laisser penser qu’un pays – en particulier la France – serait prêt à lever les sanctions serait un encouragement donné à Poutine et un coin planté dans une Union européenne déjà affaiblie.

François Heisbourg : Pour les sanctions économiques, encore faudrait-il avoir un objectif. Dans le cas de l'Ukraine, l'objectif était clair : provoquer l'arrêt des combats dans le Donbass, assurer la souveraineté de l'Ukraine et faire respecter les accords Minsk II. Dans le cas de la Syrie, je ne vois pas très bien quels objectifs pourrions-nous poursuivre à ce stade.

Peut-être que cela aurait pu être efficace avant que la situation d'Alep soit celle qu'elle est aujourd'hui, mais la réalité est ce qu'elle est...

En prenant du recul par rapport à la seule situation d'Alep, la France doit-elle repenser sa politique étrangère ? Quelles leçons pourrait-elle tirer de l'exemple syrien ? Doit-on se résigner à se replier sur nous-mêmes sans projection extérieure, alors que les événements du Moyen-Orient ont bien souvent une résonance chez nous ?

Nicolas Tenzer : Il y a plusieurs choses à faire. Déjà, ne surtout pas se replier. Ce serait absolument désastreux. La France (avec le Royaume-Uni) a été l'un des pays qui a globalement tenu bon dans la tragédie syrienne et qui a clairement exposé la nature du régime russe actuel, et bien sûr montré depuis longtemps la réalité des crimes commis par Assad. Au-delà, la France a aussi mené des actions contre l'État Islamique en Syrie et en Irak, ce que Vladimir Poutine et Bachar el-Assad n'ont fait que très marginalement – les frappes russes et du régime syrien contre Daech ne représentent que 10% environ du total de leurs frappes, l’essentiel d’entre elles étant dirigées contre les rebelles. N’oublions pas aussi qu’Assad a libéré des prisonniers de l’EI dès les débuts de la révolution et conclu des accords secrets avec lui. La reprise il y a quelques jours de Palmyre par Daech témoigne de cette faible résolution. Ajoutons que les interventions spécifiques de la France au Mali et au Niger, indispensables pour la sécurité de ces pays et la nôtre, témoignent a contrario du risque de toute abstention. Globalement, la politique étrangère française a une bonne orientation.

Cela dit, trois réflexions pour l’avenir doivent être menées.

Premièrement, comment renforcer au niveau européen nos capacités propres d'intervention sans être tributaires des États-Unis ? Ce sera la question majeure des prochaines décennies, surtout si l'inflexion beaucoup plus isolationniste remise au goût du jour par Donald Trump se confirme. Rappelons à ce sujet que la politique de non-intervention américaine a commencé avec Barack Obama, qui porte une responsabilité directe quant à la perte centaines de milliers de vies du fait de son absence de suivi de la position française de 2013. En Ukraine aussi, la faible résolution américaine a conduit à une perte de confiance envers les Etats-Unis dans beaucoup de pays d’Europe. Tout ceci milite donc pour que l’Europe ait des capacités d’interventions nettement accrues, ce qui pose aussi la question du lien entre celle-ci et l’OTAN.

Deuxièmement, il est très bien de parler des Nations Unies et de proposer des résolutions, mais en raison des blocages actuels il va falloir apprendre de plus en plus à s'en passer. C’est regrettable sur le plan du droit international et assurément risqué, mais je crains qu’il n’y ait pas d’autre solution. Cela devra naturellement être expliqué aux opinions publiques. Pour le moins, les espoirs d’un ordre international régulé nés après la Seconde guerre mondiale d’une priorité accordée à la résolution pacifique des différents ont vécu.

Troisièmement, la France et l'Europe doivent exposer ce qu’est la réalité contre la désinformation lancée à une échelle massive par la Russie et ses soutiens politiques et médiatiques en France, en Europe et aux Etats-Unis. Les gouvernements français, allemand et britannique notamment l'ont certes fait, mais ils doivent agir de manière plus systématique contre les contre-vérités et les mensonges colportés par la propagande du régime russe. L'exemple typique de cette propagande consiste à présenter Poutine et Assad en remparts contre l'État Islamique et protecteurs des chrétiens d'Orient. L’un et l’autre sont faux. La question de la lutte contre la désinformation doit donc devenir une composante beaucoup plus importante de l'action diplomatique. Il faut espérer que les investigations conduites aux Etats-Unis sur la manière dont cette propagande, fondée sur le mensonge, a faussé la campagne électorale américaine sont un réveil pour l’Europe aussi.

François Heisbourg : Une expression américaine bien connue dit : what happens in Vegas stays in Vegas (ce qui se passe à Las Vegas reste à Las Vegas). Dans le cas du Moyen-Orient, c'est exactement le contraire : ce qui se passe là-bas ne reste pas là-bas. Ni les terroristes ni les réfugiés n'y sont restés. L'idée de se désintéresser du Moyen-Orient alors qu'on habite juste à côté est une notion fantasmagorique. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille poursuivre la politique que l'on a poursuivie ces dernières années. Mais en tout état de cause, on ne peut pas appliquer une politique d'indifférence.

Une fois dit cela, que faudrait-il faire… ?

Il faut déjà bien se mettre en tête que la France n'est pas une superpuissance et qu'il n'y a pas grand-chose qu'elle puisse faire toute seule. L'impression de cavalier seul qu'avait pu donner Nicolas Sarkozy et François Hollande lors des débuts de la révolution syrienne (rappelons ici la reconnaissance rapide du gouvernement rebelle comme l'interlocuteur officiel de la Syrie) et ce genre d'initiatives solitaires ne peuvent pas donner grand-chose.

Deuxièmement, lorsqu'on envisage une politique, il faut être prêt à en assumer toutes les conséquences. On ne peut pas souhaiter le renversement de Bachar el-Assad comme on l'a souhaité pendant de très longues années sans mettre en œuvre les moyens nécessaires pour le faire ! De ce point de vue, l'Occident a été inconséquent. De son côté, la Russie a été cohérente. Elle s'est demandée ce qu'elle devait faire pour garder Bachar el-Assad, et elle a constaté qu'il fallait qu'elle intervienne militairement. Si nous voulions vraiment le renverser, nous eussions dû agir de façon conséquente.

Une règle géopolitique de base vaut pour le reste du monde mais spécialement au Moyen-Orient : on n'engage pas d'initiatives sans être assurés vis-à-vis de soi-même que l'on est prêt à aller jusqu'au bout des choses que ces initiatives peuvent impliquer. En l'occurrence, il aurait peut-être fallu des objectifs plus modestes.

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