Martyre de Saint Pierre : les conséquence dramatiques de l’incendie de Rome sous le règne de Néron pour la communauté chrétienne<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Religion
Une statue devant la basilique Saint-Pierre, le 3 février 2011, au Vatican.
Une statue devant la basilique Saint-Pierre, le 3 février 2011, au Vatican.
©TIZIANA FABI / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Dickès publie « Saint Pierre. Le mystère et l’évidence » aux éditions Perrin. Dans l'histoire de l'Eglise, Pierre est considéré comme le premier pape. Pourtant, rien ne le disposait à prendre la place du premier apôtre. Christophe Dickès suit les traces de celui qui, après Jésus, est l'homme le plus cité du Nouveau Testament. Extrait 1/2.

Christophe Dickès

Christophe Dickès

Historien et journaliste, spécialiste du catholicisme, Christophe Dickès a dirigé le Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège chez Robert Laffont dans la collection Bouquins. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la politique étrangère et à la papauté (L’Héritage de Benoît XVI, Ces 12 papes qui ont bouleversé le monde). Il est enfin le fondateur de la radio web Storiavoce consacrée uniquement à l’histoire et à son enseignement.

 

Voir la bio »

La présence et la mort de saint Pierre à Rome ne sont plus guère contestées aujourd’hui : « Il faut considérer le martyre de Pierre à Rome comme un fait à peu près certain auquel l’histoire de l’Église ancienne doit définitivement faire sa place », disait ainsi l’historien protestant Oscar Cullmann en 1952. De fait, la venue de Pierre à Rome et son martyre ont été confirmés aussi bien par les textes que par les recherches archéologiques contemporaines. Les débats portent davantage sur le nombre de séjours passés par l’apôtre dans la capitale impériale et surtout sur leurs limites chronologiques. D’après Eusèbe de Césarée (v.  265-339) repris par saint Jérôme (v. 347-420), Pierre serait resté vingt-cinq ans à Rome, de 42 à 67 voire 68. Tout en rejetant ces dates, les exégètes contemporains ne s’accordent pas sur la réalité de la présence pétrinienne à Rome. Pour Brown et Meier, « il est fort possible que Pierre ne soit venu dans la capitale que dans les années 60 et seulement peu de temps avant son martyre ». D’ailleurs, même la date de la mort du premier des Apôtres ne fait pas l’objet d’un consensus. Le martyre est généralement situé en 64. L’épigraphiste Margherita Guarducci donne la date très précise du 13 octobre 64, quand d’autres historiens la placent plus tardivement, entre  65 et la fin  67. Naturellement, la date du martyre de Pierre est essentielle, puisqu’elle pose la question de savoir si le prince des Apôtres a été crucifié auprès de ses frères chrétiens, comme le veut la tradition, au lendemain de l’incendie de Rome. Mais avant d’aborder cette question, il semble important de décrire l’environnement romain dans lequel les deux apôtres Pierre et Paul ont vécu, la place qu’a pu y prendre particulièrement Pierre, la crise de l’incendie de Rome en 64 sous le règne de Néron et enfin ses conséquences dramatiques pour la communauté chrétienne.

(…)

Dans la nuit du  18 au 19  juillet  64, nuit de pleine lune, un incendie commence à ravager la capitale de l’Empire. Pendant six jours et sept nuits, les Romains font face à l’un des événements les plus terribles de leur histoire. De mémoire d’homme, seul le grand incendie provoqué par l’invasion gauloise en 390  av.  J.-C. avait causé un tel désastre. Les facteurs de la propagation rapide du feu sont bien connus et ont été détaillés par l’historienne Catherine Salles : concentration d’habitations surpeuplées, matériaux de construction inflammables, rues étroites et absence de communication entre les quartiers de la ville… En cet été caniculaire, la structure de la cité ne résiste simplement pas aux flammes. Alors que plusieurs auteurs romains (Tacite, Suétone, Dion Cassius, Orose, etc.) accusent Néron d’être à l’origine du désastre, une majorité d’historiens contemporains infirment désormais la thèse d’un Néron incendiaire. Il existe cependant bel et bien une rumeur sur la responsabilité de l’empereur. Dans ses Annales, Tacite raconte la suite de l’événement :

Pour mettre fin à la rumeur, Néron supposa des coupables et fit souffrir les tortures les plus raffinées à ces hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non seulement dans la Judée, berceau du mal, mais à Rome même, où tout ce qu’il y a partout d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On commença donc par saisir ceux qui confessaient leur foi, puis, sur leur témoignage, une multitude d’autres qui furent bien moins convaincus du crime d’incendie que de haine contre le genre humain. On ne se contenta pas de les faire périr, leur mort fut tournée en dérision  […]. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les cœurs s’ouvraient-ils à la compassion, en pensant que ce n’était pas pour le bien public, mais à la cruauté d’un seul, qu’ils étaient immolés.

Dans ce texte essentiel, Tacite nous apprend beaucoup de choses. Comme nous l’avons déjà dit, il établit tout d’abord définitivement une différence entre juifs et chrétiens. Mieux, il précise la filiation historique des chrétiens en mentionnant la mort du Christ sous Ponce Pilate, mais aussi les premières persécutions contre « la secte » à Jérusalem, qui, en dépit de celles-ci, a pu et su se développer. Il a donc fait son enquête et confirme que la communauté de Rome trouve bien ses racines à Jérusalem plutôt qu’à Antioche. Le plus surprenant est qu’il mentionne par ailleurs l’importance du groupe des chrétiens en évoquant une « multitude d’autres », ce qui révèle le développement et le succès du christianisme dans la capitale romaine. La conversion de certains membres de l’élite romaine pose ici question : elle semble gêner le pouvoirn. Nous pouvons en conclure que les quelques années d’interdiction sous l’empereur Claude n’ont pas empêché la communauté de se reconstituer plus largement et même plus solidement qu’auparavant.

Pour Tacite et ses contemporains, le problème n’est assurément pas l’apparition d’une nouvelle religion orientale dans le paysage romain : le christianisme aurait pu finalement cohabiter avec les autres religions, alors que les élites elles-mêmes se désintéressent de leurs propres dieux au profit des cultes orientaux. Il n’aurait pas été le seul à posséder le statut de « religion étrangère » : les cultes de Cybèle d’origine phrygienne (Turquie actuelle), du dieu iranien Mithra ou bien d’Isis en Égypte sont bien connus. Tous ces dieux révèlent le syncrétisme religieux de la société romaine dans lequel les chrétiens auraient pu se fondre. D’autant qu’il existe à l’époque un véritable bouillonnement intellectuel brouillant les frontières d’un culte à l’autre. À  cet égard, plusieurs caractéristiques et commandements de ces religions orientales se retrouvaient dans le christianisme  : le monothéisme, l’ouverture à tous, la continence, le contrôle de ses passions… Le problème, en réalité, est que le christianisme entretient une vocation universelle et se défend d’invoquer les dieux romains et de sacrifier à l’empereur. Or, comme l’a montré le professeur au Collège de France John Scheid, la religion romaine possède un caractère profondément communautaire  : les sacrifices et les rites sont ainsi célébrés au profit de la cité, c’est-à-dire dans son intérêt. En refusant d’adorer un autre Dieu que le leur et de participer à la religion officielle, les chrétiens affectent les bonnes relations entre les dieux et la communauté romaine ! Au même titre qu’il existe une pax romanorum, on trouve dans la religion des Romains la nécessité d’une pax deorum. John Scheid voit même dans les divinités romaines des « dieux citoyens » qui s’expriment dans un ordre politique et juridique, incarné dans les institutions. La religion romaine ne vise donc pas à préparer le salut individuel après la mort : elle est au contraire intrinsèquement civique, puisqu’elle a pour but essentiel d’assurer la prospérité de la cité.

Dans ce contexte religieux, les chrétiens relèvent d’un comportement illicite, en se plaçant en marge d’une société qui ne peut ni les comprendre ni les accepter comme tels. D’où le mot de Tacite ou de Suétone qualifiant cette nouvelle religion de superstitio. L’enseignement du Christ demandant d’être dans le monde sans être du monde renforce l’étrangeté et l’originalité chrétiennes. Tout comme le fait que le Christ soit né pour ensuite sauver le monde en mourant sur la Croix : pour les Romains, il est impossible qu’un dieu puisse subir une telle humiliation. En outre, la véritable révolution sociale visant à mettre fin à la distinction entre esclaves et maîtres ne pouvait que susciter au mieux des sarcasmes, au pire des réactions violentes. Il est aussi fort possible que certains chrétiens aient considéré publiquement l’incendie comme une punition divine, attirant maladroitement l’attention sur eux. De fait, les discours apocalyptiques sur la fin du monde et le retour du Messie en font des responsables tout désignés. N’est-ce pas Paul lui-même qui écrit : « Quand le Seigneur Jésus se révélera du haut du ciel, avec les anges de la puissance, au milieu d’une flamme brûlante, et qu’il tirera vengeance de ceux qui ne connaissent pas Dieu et de ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus » ? Cette attitude, jugée méprisante dans un tel contexte, est aggravée par les accusations d’anthropophagie rituelle – celle de la consommation du corps du Christ – et donc de mœurs criminelles. Ce ne sont certes que des rumeurs, mais elles participent à un climat de peur et à une forme de rejet que Néron utilise opportunément afin de détourner les accusations pesant sur lui. Sans compter que les chrétiens et les juifs vivaient, entre autres quartiers, dans celui du Trastevere, épargné par les flammes du grand incendie et facilitant du même coup l’enquête de la police impériale.

Cependant, il existe dans le texte de Tacite comme une contradiction, puisqu’il insinue que les chrétiens ne sont pas responsables de l’incendie, tout en les déclarant coupables d’être les ennemis du genre humain : « On poursuit des incendiaires; on condamne des misanthropes, et le peuple Romain se dit satisfait. » Ce qui pose la question des chefs d’accusation qui ont présidé à leur jugement. Pour Catherine Salles, Néron a pu utiliser deux procédures dans la législation romaine : celle de la loi de majesté – lex majestatis – qui autorisait de poursuivre « tous ceux qui portaient atteinte au peuple romain et à sa majesté » et une autre, « fourre-tout », permettant de condamner autant les conjurations politiques que les petits délits, la trahison que les révoltes populaires… Selon Pline le Jeune, une telle loi avait l’avantage d’incriminer celui qui n’était pas criminel! L’empereur a pu aussi utiliser la loi Cornelia de sicariis et veneficis qui punissait les meurtriers, les empoisonneurs et donc le crime d’incendie.

À la fin du XIXe  siècle, le juriste Édouard Cuq avait émis une autre hypothèse : celle selon laquelle les chrétiens ont été condamnés pour avoir provoqué l’incendie par des enchantements. Alors que les superstitions dominent la société, l’enchantement est considéré comme un crime contre les dieux et donc contre la société. Il est alors condamné par l’antique loi des Douze Tables. Or, quand un événement est inexplicable, les Romains ont tendance à l’attribuer à une puissance occulte. Pour eux, l’incendie de Rome aurait été ainsi la conséquence de l’enchantement des chrétiens, une communauté dans l’attente de la parousie – le second avènement du Christ – et de la fin du monde. L’argument de Cuq permettrait d’expliquer le systématisme des persécutions dans les mois qui suivent l’incendie : « Du jour où l’on identifia les chrétiens avec les enchanteurs, le seul fait de se dire chrétien emportait la condamnation. » Pour sanctionner les incantateurs et enchanteurs, une échelle de peines est prévue : d’un simple acte de réparation à la divinité outragée à la flagellation jusqu’à la mort par pendaison, décapitation ou peine du feu pour les incendiaires.

Une dernière hypothèse veut que Néron ait fait édicter par le sénat une loi spécifique –  l’Institutum Neronianum  – contre les chrétiens. C’est ce qui transparaît des écrits de Tertullien, de Suétone ou encore de Sulpice Sévère. Il y aurait eu chronologiquement un premier édit pourchassant les chrétiens jugés responsables des incendies, puis une seconde loi interdisant tout simplement la religion chrétienne. On suppose l’instauration d’un cadre législatif particulier qui aurait été reconduit après la mort de Néron. À partir du moment où un juge demandait à un accusé s’il était chrétien, si ce dernier répondait par l’affirmative et refusait de sacrifier à l’empereur et aux dieux païens, il était condamné. Plus tard, gouverneur de Bithynie et Pont, Pline le Jeune (61?-113?) décrit cette scène dans sa Correspondance avec l’empereur Trajan : « Je leur ai demandé à eux-mêmes s’ils étaient chrétiens. Ceux qui l’avouaient, je les ai interrogés une deuxième, puis une troisième fois, en les menaçant du supplice. Ceux qui persévéraient, j’ai donné l’ordre qu’on les exécutât. » En somme, les chrétiens ont le choix entre la mort et l’apostasie.

On le voit, depuis l’expulsion de 49, la situation des chrétiens à Rome est loin d’être idéale. Ils sont depuis plusieurs années contestés par les communautés juives, puis suspectés par les autorités romaines et enfin accusés par une population romaine à la recherche d’un coupable pour l’incendie de Rome. Ils deviennent des boucs émissaires pour une foule qui n’accepte pas le message des fins dernières :

Si vraiment certains chrétiens, croyant reconnaître dans l’incendie de Rome le signe annonciateur du retour du Christ, ont laissé voir leur joie ou se sont mis à faire de la prédication intensive pour convertir leur entourage avant qu’il ne soit trop tard, ce prosélytisme inopportun suffit à expliquer leur arrestation et leur mise à mort.

Néron, visiblement sous le conseil de l’influent préfet du prétoire Tigellin, son principal conseiller, profite de ce climat de suspicion pour les faire condamner.

Grâce à Tacite, les supplices des chrétiens sont bien connus – c’est un véritable carnage d’une cruauté inouïe, puisque l’auteur latin parle d’une « multitude » de suppliciés mis en scène dans les jardins du Vatican et dans le cirque attenant. Les jardins appelés Horti Neroniani avaient été aménagés par la mère de l’empereur Caligula (37-41), Agrippine l’Aînée. Quant au cirque, il avait été commencé sous le règne de ce dernier et terminé sous Néron. Il fut ici utilisé parce que l’incendie avait endommagé le cirque Maximus et le Colisée. On évalue généralement le nombre de suppliciés chrétiens à entre 200 et 300  personnes  : leur mise à mort est ici un spectacle. L’agonie, expose l’historienne Denise Grodzynski, est un spectacle, celui du corps souffrant : « Il s’agit pour le pouvoir répressif de montrer, dans l’horreur et par l’horreur, son éclat, je dirais presque sa radiance et son efficacité  : terreur dissuasive à l’égard des sujets. » Pour Néron, il s’agit d’une fête nocturne pendant laquelle, selon Tacite, l’histrion revêt un costume d’aurige, c’est-à-dire de cocher, et monte sur un char afin de se promener dans le cirque Vaticanus et dans son « jardin » au milieu des condamnés. Dans une cérémonie expiatoire à l’égard des dieux offensés, hommes, femmes et vieillards de basses conditions, c’est-à-dire issus de la plèbe, deviennent des acteurs d’une liturgie délirante et macabre  : dans l’enceinte du cirque, ils sont couverts de peaux de bêtes pour être ensuite dévorés par des chiens affamés et excités à coup de piques. D’autres sont attachés à des croix, des arbres ou des pieux, enduits de matières inflammables et brûlés, servant ainsi de torche humaine dans les jardins du domaine impérial où s’est abritée une partie de la plèbe romaine sans logement. Dans le « meilleur des cas », le supplicié peut mourir vite, par asphyxie, même si les bourreaux, dans leur cruauté, faisaient leur possible pour qu’une flamme douce et lente ne les épargne pas… Quant aux derniers chrétiens, ils sont crucifiés dans le cirque Vaticanus. Ce fut, selon la Tradition, le supplice de Pierre.

Extrait du livre de Christophe Dickès, « Saint Pierre. Le mystère et l’évidence », publié aux éditions Perrin.

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !