Lourde condamnation de Mediapart et du Point pour violation de la vie privée de Liliane Bettencourt : un bilan des informations apportées au public par la diffusion des enregistrements réalisés par son majordome<!-- --> | Atlantico.fr
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La cour d'appel de Versailles condamne Le Point et Mediapart à 20 000 euros de dommages intérêts à Liliane Bettencourt
La cour d'appel de Versailles condamne Le Point et Mediapart à 20 000 euros de dommages intérêts à Liliane Bettencourt
©Reuters

Le jeu en valait-il la chandelle ?

20 000 euros de dommages et intérêts et le retrait de tous les enregistrements du majordome de Liliane Bettencourt et de tous les articles les citant sous huitaine sous peine de payer une amende de 10 000 euros par jour de retard. Cette lourde condamnation prononcée à l'encontre de Mediapart et du Point pose la question de la pertinence d'un certain journalisme d'investigation et de ses limites.

Jean-Marie Charon

Jean-Marie Charon

Jean-Marie Charon est sociologue, spécialiste des médias et chercheur au CNRS. Il a notamment co-dirigé avec Arnaud Mercier l'ouvrage collectif Armes de communication massives : Informations de guerre en Irak 1991-2003  chez CNRS Éditions

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Atlantico : Après presque trois ans de bataille juridique et de nombreuses enquêtes connexes, la Justice a ordonné jeudi 4 juillet à Mediapart et au journal Le Point de retirer les enregistrements réalisés par le majordome de Liliane Bettencourt sous peine d’une amende de 10 000 euros par jour. Cela vient s’ajouter aux 20 000 euros que chaque organe de presse a été condamné à verser à Liliane Bettencourt par la cour d’appel de Versailles. D’un point de vue "qualitatif" et technique, ce que l’on a appris de ces enregistrements valait-il le coup de les diffuser ? Où se trouve la limite ?

Jean-Marie Charon : Cela renvoie à une question beaucoup plus générale qui est celle des méthodes du journalisme d’investigation. Selon moi celles-ci ne peuvent être appréciées en elles-mêmes. La seule référence qui vaille en matière d’investigation est la question de l’intérêt général, là où se situe l’arbitrage entre ce qui peut être fait, ce qui est condamnable, au regard de l’enjeu d’intérêt public. Là où les choses deviennent délicates, c’est que le jugement de ce qui relève de cet intérêt général ne peut revenir qu’au journaliste lui-même et à sa rédaction. En tout état de cause ce n’est jamais le journaliste qui au départ trouve le document ou à l’intuition de celui-ci. Il lui est toujours amené par un tiers, une forme de « lanceur d’alerte » pour reprendre le terme en vogue

Des affaires comme celle dont nous parlons aujourd’hui sont très longues, avec des procédures complexes et il difficile d’apprécier à l’avance la portée qu’elle aura au final. Des gens sont renvoyés devant les tribunaux et nous verrons où cela mène. Il n’est pas question ici qui a raison à la place de la  justice. Je suis quoiqu’il en soit souvent amené à rappeler que Mediapart n’a pas inventé l’investigation et que dans le passé dans les années 80 et 90 les débats et condamnations ont été nombreux sur les questions de méthode d’enquête : un journaliste peut-il voler un document ? Peut-il acheter un document, etc. Sachant que les tribunaux n’ont jamais hésité à condamner pour recel de viol de secret ou publication de copies de pièces. Notons à cet égard que la justice française a évolué sur ces questions reconnaissant à l’investigation cette dimension d’intérêt général, sous la pression des jugements de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Même si elle reste en retard sur celle-ci.

Il peut donc y avoir des méthodes qui dans certains contextes pourront paraître mises au service d’un certain voyeurisme ou de recherche du spectaculaire, mais qui dans un autre se révéleront adaptées à servir l’intérêt général en mettant en évidence des dysfonctionnements graves, tels que la corruption, les finances occultes ou de l’évasion fiscale… Et à cet égard leur emploi se justifie. Longtemps on a eu une image en France d’un journalisme d’investigation qui faisait cause commune avec la justice, une sorte de compagnonnage entre juges d’instructions et journalistes. Cette image est simplificatrice, masquant en fait les tensions avec la justice et les fréquentes condamnations de médias par application des textes sur le secret, la diffamation, la vie privée…

Cette condamnation vous semble-t-elle légitime ? Qui de celui qui recueille l’information ou de celui qui la diffuse, du majordome ou de Mediapart, est le vrai coupable de violation de vie privée ?

Un journaliste d’investigation n’est pas un policier et ne dispose pas de moyens d’enquêtes comparables. Il ne peut placer des écouter ou organiser des filatures, pas plus que perquisitionner. Les affaires démarrent donc toujours d’informateurs qui alertent le journaliste, le mettent sur la voie. Pour que tout le cheminement d’une affaire de ce genre soit l’œuvre des seuls journalistes, il faudrait qu’ils aient eu d’extraordinaires intuitions. Cela arrive, mais c’est très rare. Il me vient en tête l’exemple de jacques Derogy retrouvant Paul Touvier, l’ancien responsable de la milice. Encore dans ce cas intervenaient un contexte historique particulier doublé d’une histoire personnelle.

En dernier ressort la responsabilité incombe au journaliste, à sa rédaction, au directeur de publication qui en rendant publiques les informations, après les avoir vérifiées, croisées, étoffées en assument les conséquences. Tout comme ils assumeront les méthodes mises en œuvre, sachant que dans ce domaine les points de vues, comme les traditions journalistiques divergent. Les anglo-saxons achètent des document ce qui apparaît souvent choquant dans notre pays. En tout état de cause le journalisme d’investigation franchit inévitablement à un moment ou à un autre les lignes jaunes de la déontologie et de la loi. C’est sa force et sa faiblesse car cette forme de journalisme est sans doute la seule qui puisse admettre que la fin justifie les moyens, cette fin étant au service de l’intérêt général.

La récente affaire Cahuzac a montré l’importance de l’investigation de certains médias comme garde-fou républicain. Mediapart y a été encensé à juste titre pour avoir fait tomber Jérôme Cahuzac. Une investigation est-elle considérée comme juste et justifiée à condition qu’elle obtienne un résultat ?

Si on essaie de décrypter l’adhésion quasi générale au travail de M"diapart à la suite de l’affaire Cahuzac, il faut bien voir qu’il s’agit là en quelque sorte de l’idéal type du journalisme d’investigation, l’action de celui-ci débouchant indiscutablement sur l’intérêt général en démasquant un ministre coquin, truqueur, menteur, que personne ne saurait défendre. Le plus souvent, et c’est toute la complexité du journalisme d’investigation, les choses sont moins probantes et les affaires, même les plus médiatisées, débouchent sur des jugements très en deçà de ce qui semblait avoir été dénoncé, sinon démontré. C’est là que commence à se fonder la critique et parfois la désillusion ou le rejet comme au début des années 2000. Prenons l’exemple de l’affaire Elf où le premier procès très médiatisé discute du prix des chaussures de Roland Dumas et des tribulations de sa maîtresse. Quant au second procès qui débouchera sur de vraies condamnations, il lassera les médias par son caractère beaucoup trop technique. Il y a eu comme disproportion entre ce qui a été dénoncé, mis en cause dans les affaires politico-judiciaires des années 80/90 et le débouché judiciaire de celles-ci, sans compter le faible impact sur les mœurs et les institutions politiques, économiques. Les gens ont eu l’impression qu’on avait cassé trop de vaisselle, trop de gens malmenés par les investigatiion, pour de trop maigres résultats.

Que penser de la complexité des saisies et dessaisies des différentes cours de justice dans cette affaire ? Tous les tribunaux auraient-ils rendu un même verdict ?

La justice porte en elle une diversité de points de vue dans laquelle la personnalité des juges entre en ligne de compte. Passer devant la 17ème chambre de Paris, « la Chambre de la presse » n’est pas la même chose que d’être jugé à Versailles. Certains journalistes sont condamnés plus lourdement pour diffamation ou recel de preuves, parce qu’on a réussi à les trainer devant des tribunaux de province où l’on a moins l’expérience de juger de telles affaires et où l’on ignore davantage l’article 10 de Convention Européenne des Droits de l’Homme et surtout sa jurisprudence.

Quand je parlais tout à l’heure du retard de la France sur ce genre de sujet je faisais évidemment aux nombreuses condamnations de la France devant la Cour de Strasbourg. Je ne serais pas surpris que ce soit de nouveau le cas à propos des décisions prises à l’encontre de Médiapart et Le Point si la justice française persistait dans cette voie. Mais qui se souviendra encore de l’affaire Bettencourt et de ses protagonistes ?

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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