Les statues de la discorde : tour du monde des statues vandalisées ou détruites<!-- --> | Atlantico.fr
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Une pancarte attachée à la statue d’Abraham Lincoln dans le centre de Londres le 7 juin 2020, après une manifestation de Black Lives Matter dans la ville.
Une pancarte attachée à la statue d’Abraham Lincoln dans le centre de Londres le 7 juin 2020, après une manifestation de Black Lives Matter dans la ville.
©ISABEL ENFANTS / AFP

Bonnes feuilles

Jacqueline Lalouette a publié Les Statues de la discorde aux éditions Passés / Composés. Le 22 mai 2020, deux statues martiniquaises de Victor Schoelcher furent brisées. Le bruit provoqué par ces destructions fut vite couvert par le fracas médiatique suscité par la mort de George Floyd tué à Minneapolis, par la police, le 25 mai. Les images de son agonie déchaînèrent dans le monde des actes iconoclastes contre les statues glorifiant de « grands hommes ». Extrait 1/2.

Jacqueline Lalouette

Jacqueline Lalouette

Jacqueline Lalouette est professeur d'histoire contemporaine à l'université Lille III.

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Après la mort de George Floyd, les attaques contre les statues commencèrent aux États-Unis à partir du 31 mai. En Europe, les premiers pays touchés furent la Belgique et le Royaume-Uni durant les premiers jours de juin. Puis le mouvement fit tache d’huile, gagna d’autres pays et d’autres continents. Les actions les plus nombreuses se produisirent en juin et juillet, mais le mouvement connut quelques sursauts durant l’automne.

L’Amérique du Nord

Après le  25 mai 2020, jour de la mort de George Floyd, la colère des militants antiracistes se tourna contre tous les monuments pouvant évoquer l’esclavage et les thèses suprémacistes, à commencer par les statues des généraux confédérés. La première statue visée fut celle de Charles Linn, du sculpteur Branko Medenica, élevée à Birmingham (Alabama) en 2013, qui fut renversée le 31 mai par des manifestants ; ce Suédois avait émigré aux États-Unis en 1838, y avait fait fortune et avait été officier dans la Marine confédérée. Suivirent bien d’autres effigies, par exemple, le 6 juin, la statue en pied du général Williams Carter Wickham, sculptée par Edward V.  Valentine et érigée dans le parc Monroe de Richmond (Virginie) en 1891 ; souillée de peinture rouge, elle fut abattue, et un manifestant aurait ensuite uriné dessus ; le piédestal reçut les inscriptions Fuck et BLM. D’autres furent descendues de leur piédestal à l’initiative des autorités. Le 4 juin, le gouverneur de la Virginie prit la décision de retirer la statue équestre du général Lee, inaugurée à Richmond en 1890, œuvre du sculpteur français Antonin Mercié, décision qui aurait été bloquée par un juge. Le 8  juin, le piédestal monumental de cette statue, couvert d’inscriptions (Fuck, Black Lives Matter, ACAB [All cops are bastards]), servit à la projection lumineuse du visage de George Floyd. À Mobile (Alabama), la statue en pied de Raphael Semmes – ancien corsaire naviguant pour les États du Sud avant d’être promu amiral, puis de devenir brièvement général de brigade – fut déboulonnée le 5 juin, sur décision du maire.

À l’instar de ce qui s’était passé en 2015 et 2017, les iconoclastes s’en prirent aux monuments élevés à la gloire de Christophe Colomb. Pour sauver celui de New York, réalisé en 1892 grâce à une collecte d’argent lancée par Il Progresso Italo Americano, le maire, Bill de Blasio, se prévalut de l’avis d’une commission créée en 2018 et de l’appui du gouverneur, Andrew Cuomo. En outre, la statue de Colomb est protégée, non seulement par sa position au sommet d’une colonne haute de 23 mètres – lui passer une corde au cou ne serait pas facile –, mais encore par les pressions de la communauté italienne new-yorkaise, opposée à son retrait. La statue du Genois érigée à Boston fut, elle, décapitée, comme elle l’avait d’ailleurs déjà été en 2006, puis retirée par la municipalité. À Richmond, le 9 juin, son effigie fut déboulonnée par la foule, puis jetée dans un lac proche. Celle de Miami fut vandalisée, reçut les inscriptions peintes Black Lives Matter et « George Floyd ». Le 10 juin, à Saint-Paul (Minnesota), à l’appel d’un activiste amérindien, des dizaines de personnes arrachèrent de son socle la statue de Christophe Colomb, œuvre du sculpteur Carlo Brioschi, érigée devant le Capitole en 1931. Une fois qu’elle fut au sol, des Amérindiens dansèrent et chantèrent au son du tambour. Enfin, le 12 juin, une autre statue de Colomb, celle de Camden (New Jersey), fut décapitée par ses opposants durant l’opération de retrait décidée par la ville. Le 11 octobre, veille du jour fixé en 2020 pour la célébration du Colombus Day (rebaptisé « Jour des Peuples autochtones » dans de nombreux États), deux statues de présidents américains furent abattues à Portland (Oregon), celles de Theodore Roosevelt et d’Abraham Lincoln. Sur le piédestal de celle de Lincoln, attaquée par 300 manifestants environ, fut tracée, en lettres orange, l’inscription « Dakota 38 », qui renvoie à l’exécution de 38 Indiens Dakota (ou Sioux), qui avaient participé à la guerre contre les colons blancs et furent pendus le 26 décembre 1862, conformément à la décision prise par Lincoln. Lorsque la statue de celui-ci fut vandalisée, les États-Unis étaient en pleine campagne électorale pour les élections présidentielles et Donald Drump tweeta le 12 octobre : « Put this animals in jail. The Radical Left only knows how to take advantage of very dumb “lea‑ dership” fools. This is Biden. Law & Order. » (« Mettez ces animaux [les manifestants] en prison. La Gauche radicale ne sait que profiter du leadership de ces imbéciles [les démocrates]. C’est cela, Biden. La Loi et l’Ordre. ») Une autre statue, celle de Theodore Roosevelt, avait déjà fait les frais de la cause des Amérindiens et des Noirs. Placée en 1940 devant le Muséum d’histoire naturelle, une statue équestre le représente dominant du haut de son cheval un Amérindien et un Noir, dont les statues en pied flanquent sa monture. En juin 2020, la direction du Muséum, en accord avec la ville et les descendants de Theodore Roosevelt, décida de la retirer, car « elle représente explicitement les Noirs et Amérindiens comme assujettis et racialement inférieurs » ;

John Rudoff/Sipa USA/SIPA/DR.

Lincoln

Cette statue d’Abraham Lincoln par le sculpteur George Fite Waters, inaugurée en 1928 dans le South Park Blocks de Portland (Oregon), fut vandalisée le 11 octobre 2020, veille d’une fête hautement symbolique, le Colombus Day ou Journée des Peuples autochtones. Pour les militants antiracistes américains, Lincoln, président qui signa la proclamation d’abolition de l’esclavage le 1er  janvier 1863, est aussi celui qui signa l’ordre d’exécution de 38  Indiens Dakota en décembre 1862 (nota bene : le document qui lui avait été transmis comptait 303 noms).

Des statues de missionnaires accusés d’avoir commis un génocide culturel furent attaquées. Celles de Junipero Serra, missionnaire franciscain espagnol canonisé par le pape François le 23 septembre 2015, érigées à San Francisco, Los Angeles et Sacramento furent abattues, respectivement les 19 et 20 juin et le 4 juillet 2020 ; celles de Ventura, San Luis, Carmel et San Gabriel furent retirées sur décision de la municipalité ou de l’Église. Le monument d’un autre Espagnol célèbre fut aussi vandalisé à San Francisco, celui de Cervantes, souillé de peinture rouge le 20 juin. L’ambassadeur d’Espagne aux États-Unis exprima son indignation :

Nous regrettons profondément la destruction, ce jour, à San Francisco, de la statue de saint Junipero Serra et voudrions rappeler qu’il déploya de grands efforts en faveur des communautés indigènes. C’est aussi avec un immense regret que nous apprenons les dommages infligés au buste de Miguel de Cervantes, qui fut lui-même retenu comme esclave en Algérie durant cinq années, et dont l’œuvre littéraire sert la cause de la liberté et de l’égalité.

À Anchorage (Alaska), la statue de James Cook –  qui explora les côtes de cette contrée en 1778  – alimenta les débats. Finalement, le maire de la ville confia au native village d’Eklutna le soin de décider de son sort. Dans ce même État, la ville de Sitka (autrefois NovoArkhangelsk) fit transférer au musée d’histoire de la ville la statue d’Alexander Andreyevich Baranov, directeur de la Compagnie russo-américaine fondée par le tsar Paul Ier en 1799, lui aussi considéré comme « génocidaire ». Dans le Kentucky, la statue de Louis XVI offerte en 1967 à la ville de Louisville par la municipalité de Montpellier fut une victime collatérale de la guerre des statues ; vandalisée en mai et stigmatisée par des inscriptions comme BLM, No Justice/No Peace et, venant du camp adverse, Uphold/ White/Supremacy (« Soutenez la suprématie blanche »), elle fut retirée de l’espace public au début du mois de septembre par les autorités locales à cause de son état de dégradation jugé dangereux.

Au total, d’après une liste dressée par Wikipedia – qui n’est pas exhaustive car n’y figurent ni Cervantes ni Louis  XVI  – entre le 30  mai et le 23  octobre 2020, plus de cent statues de personnalités furent retirées par les pouvoirs publics, déboulonnées par des manifestants, ou simplement contestées et vandalisées. Il faut y ajouter des dizaines de monuments collectifs dédiés aux combattants confédérés. Enfin, au mouvement BLM répondit, de manière beaucoup plus limitée, le mouvement White Lives Matter, qui s’en prit le 17 juin à la statue du joueur de tennis Arthur Ashe, joueur afro-américain connu pour son engagement contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud, pour sa défense des réfugiés haïtiens aux ÉtatsUnis et pour la lutte contre le sida ; sur le piédestal de son effigie érigée à Richmond furent tracées les lettres WLM.

Des États-Unis, le mouvement gagna le Canada, où une statue de John Alexander Macdonald – Premier ministre du Canada de 1867 à 1873, puis de 1878 à 1891 – avait été érigée à Montréal et dans trois villes de l’Ontario (Ottawa, Hamilton et Kingston). On reprocha à Macdonald d’avoir commis un « génocide culturel » en scolarisant de force les enfants amérindiens dans des internats où il leur était interdit de s’exprimer dans les langues vernaculaires. Au mois de juin, les appels se multiplièrent pour demander le retrait de la statue montréalaise, œuvre de George E. Wade, érigée place du Canada en 1895. La maire, Valérie Plante, s’y opposa et appela à un dialogue public sur cette question. La statue fut finalement déboulonnée le 29 août lors d’une manifestation contre la police.

Les actions iconoclastes au Royaume-Uni

Des événements comparables se déroulèrent dans plusieurs villes du Royaume-Uni. À Bristol, le 7 juin 2020, la statue d’Edward Colston, statufié comme philanthrope et bienfaiteur de la ville –  il l’avait fait bénéficier de son immense fortune amassée grâce à la traite  – fut abattue par une foule, majoritairement jeune (et blanche), qui la traîna jusqu’au port fluvial et la précipita dans l’eau. Bristol ayant lancé assez tôt des travaux sur son passé négrier, depuis longtemps « des historiens et des activistes dénonçaient le rôle joué, au XVIIe  siècle, par cet homme dans le commerce triangulaire » et plusieurs pétitions demandant son retrait avaient circulé durant les années antérieures. Peu avant les événements du 7 juin, la ville avait d’ailleurs fait voter la pose de panneaux explicatifs. Le 11  juin, le conseil municipal annonça que la statue serait restaurée et placée dans un musée. Le 14  juillet, sur le piédestal vide, fut installée sans aucune autorisation la statue de Jen Reid, jeune femme antiraciste, noire, qui, le 7 juin, après la chute de l’effigie de Colston, avait pris sa place. Dans des délais très courts, le sculpteur londonien Marc Quinn réalisa sa statue telle que Jen Reid avait été photographiée ce jour-là, debout, poing levé, et lui donna le nom de A Surge of Power (« Une montée en puissance »). Pour Marc Quinn, le vrai sculpteur était Jen Reid elle-même : « Jen avait déjà créé la statue lorsqu’elle s’est tenue sur le socle et a levé son bras en l’air. Nous l’avons cristallisée. », dit-il. Dès le lendemain, la mairie de Bristol fit enlever cette œuvre d’acier noir et la fit placer dans le musée de la ville, la possibilité étant laissée au sculpteur de venir la reprendre s’il le souhaitait.

À Londres, deux statues furent préventivement retirées. Située dans le quartier des Docklands, celle de Robert Milligan, marchand d’esclaves et propriétaire de plantations en Jamaïque, aurait probablement subi le même sort que celle de Colston si, le 9 juin, la municipalité n’avait décidé de la mettre à l’abri. Celle de Thomas Guy fut elle aussi retirée. S’étant enrichi grâce à la traite – il possédait des actions dans la South Sea Company – ce marchand spécialisé dans le commerce de librairie avait fondé en 1721 le Guy’s Hospital, devant lequel fut ultérieurement élevée sa statue en pied, que les militants antiracistes voulaient voir disparaître. L’administration de l’hôpital reconnut les maux causés par le racisme, dit comprendre la colère provoquée par cette statue et décida de l’enlever provisoirement, en attendant les avis de la commission mise en place par le maire de Londres pour régler ces questions. Dans la capitale encore, le 7  juin, la statue de Winston Churchill reçut l’inscription « Was a racist » ; on reprocha au « Vieux Lion » d’avoir tenu des propos injurieux envers les Chinois, les Irakiens, les Indiens, et d’avoir, en 1943, provoqué une famine qui tua trois millions d’Indiens, ou du moins de ne pas l’avoir empêchée.

Le 13  juin, des heurts violents opposèrent la police, des manifestants antiracistes et des manifestants d’extrême droite accompagnés de hooligans venus protéger la statue, que la municipalité fit finalement enclore dans un caisson d’acier. Elle en ressortit le 18  juin à l’occasion de la visite d’Emmanuel Macron. Le piédestal fut de nouveau tagué par un jeune homme le 10  septembre, lors d’une manifestation d’Extinction Rebellion liée à la question climatique, l’accusation de racisme étant cette fois formulée au présent : « Is a racist. »

Le 9 juin, jour des funérailles de George Floyd, des milliers de jeunes gens d’Oxford, très majoritairement blancs, se rassemblèrent pour demander le retrait de la statue en pied de Cecil Rhodes figurant sur la façade du collège Oriel, où ce colonisateur d’une partie de l’Afrique avait été étudiant. Ils observèrent huit minutes et quarante-six secondes de silence, brandirent des pancartes portant les inscriptions « Rhodes must fall », « Time to hit the Rhode [sic] », « Dismantle white supremacy », etc. La direction du collège d’Oriel commença par expliquer que l’histoire et l’héritage du colonialisme sont des questions complexes ; le vice-chancelier affirma que Nelson Mandela n’aurait pas réglé « un problème complexe » en adoptant « une solution simpliste ». Finalement, sous la pression étudiante, le 17 juin, le collège d’Oriel annonça que la statue serait retirée dans un avenir proche et placée dans un musée.

Le monumental mémorial de la reine Victoria de Leeds fut tagué ; sur ses différentes faces on put lire « BLM/Slave/ Owner » (« Propriétaire d’esclaves »), « Justice/BLM », « Raciste », « Murderer » (« Meurtrier »). À Leicester, où une statue de Gandhi réalisée par le sculpteur indien Gautam  Pal fut installée en juin 2009, une pétition circula pour exiger son retrait car, selon les rédacteurs de ce texte, le Mahatma avait été un prédateur sexuel fasciste et raciste et avait tenu des propos méprisants envers les Noirs lorsqu’il vivait en Afrique du Sud ; une telle demande apparut dépourvue de sens à la députée travailliste de la circonscription, comme à Faisal Devji, professeur d’histoire indienne de l’université d’Oxford. La municipalité opposa une fin de non-recevoir aux pétitionnaires et des volontaires formèrent une chaîne humaine autour de la grille entourant le monument afin de le protéger. Dans le Dorset, la police conseilla à la municipalité de Bournemouth d’enlever la statue de Baden Powell, inaugurée en 2008, le fondateur du scoutisme étant accusé d’avoir été homophobe et d’avoir adhéré à des thèses racistes ; d’anciens militaires et d’anciens scouts se relayèrent pour assurer sa protection. Dans le Yorkshire, des habitants de Hudderesfield demandèrent le retrait de la statue de Harold Wilson, accusé d’avoir été raciste et d’avoir indirectement causé la grande famine qui frappa la population du Biafra en 1968. Barry Sheerman, parlementaire de cette circonscription, s’opposa à cette demande, insensée à ses yeux, et défendit la mémoire du grand leader travailliste. À Édimbourg circulèrent des pétitions demandant l’enlèvement du monument à Henry Dundas, Home Secretary qui, par son opposition à l’abolition de l’esclavage, avait retardé cette mesure de quinze ans.

Un groupe antiraciste, Topple the Racists (« Renversez les racistes »), se chargea d’établir la liste de toutes les statues indésirables ; il en répertoria plus de 80, dont ce de Francis Drake, de Cromwell, du capitaine James Cook, de l’amiral Nelson, de Lord Kitchener, de Stanley, etc.

Extrait du livre de Jacqueline Lalouette, « Les Statues de la discorde », publié aux éditions Passés / Composés

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