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Les musulmans français piégés par leurs élites ? Pourquoi l'émergence de représentants réformistes de l’islam de France est si difficile
©Reuters

Voix parasites

Si 2 500 personnes ont participé à la marche blanche organisée par la mosquée du Mantois dans les Yvelines pour rendre hommage au couple de policiers assassiné, l'initiative n'a connu que peu d'échos dans les médias.

Atlantico : Ce dimanche 19 juin, de nombreux musulmans se sont réunis à Mantes-la-Jolie pour rendre hommage aux policiers assassinés le lundi précédent par Larossi Abballa dans la commune voisine de Magnanville. Pourquoi ces musulmans "ordinaires" qui s'indignent de la "barbarie" djihadiste ne sont-ils pas plus audibles à l'heure actuelle ?

Ghaleb Bencheikh : Pour commencer, nous nous réjouissons qu'il y ait eu cette prise de conscience, même si à titre personnel je la juge tardive.

Pour vous répondre, plusieurs raisons expliquent le fait qu'ils soient relativement inaudibles. La première, c'est que depuis deux décennies au moins, la tradition religieuse islamique a été pervertie et avilie par le comportement ignominieux d'illuminés exaltés, d'idéologues, d'aventuriers, de sermonnaires, de manipulateurs qui ont fait en sorte que la barbarie se répande. Cela sans que nous n'ayons pu compter sur une lame de fond qui émane des musulmans ahuris par cet état de fait ni d'un sursaut de la part des théologiens pour réformer la tradition islamique en sortant de la "raison religieuse". Il faut qu'il y ait une culture de la manifestation pour dénoncer la barbarie et clamer les valeurs humanistes de solidarité et de fraternité.

Sur un autre plan, lorsqu'il y a des réveils tardifs comme celui-ci, on voit qu'il ne suscite pas l'intérêt des médias. Deuxième explication, quoiqu'on en dise, le problème est devenu théologique, voire structurel. Comme il n'y a pas d'autorité cléricale ou de souverain pontife, on ne peut pas excommunier les individus qui se perdent dans le fondamentalisme et l’extrémisme. D'ailleurs pour entrer dans cette communauté, il suffit de prononcer  librement la "shahada", la profession de foi. Il suffit donc qu'une personne reconnaisse l'unicité divine et la profession mohammadienne pour qu'il devienne un membre de la communauté. Il peut donc aussi bien y avoir des voyous, qui veulent passer du statut de délinquant à militant épousant une cause quelconque, ou de nouveaux convertis, voire de psychopathes. Quoi qu'il en soit le reste de la communauté ne pourra pas les rejeter ni les excommunier, dès lors qu'ils n'en ont pas la possibilité canonique. Et ce sont les criminels et les terroristes que l'on entendra davantage. Le discours apaisé, cohérent, de la  miséricorde et de la bonté passera toujours après celui de la haine et du ressentiment. 

Quelle est la véritable représentativité d'instances musulmanes officielles telles que le CFCM ? Dans quelle mesure les musulmans de France sont-ils prisonniers de questions liées à l'origine des prêcheurs et du financement des lieux de culte, qui les empêchent de se faire entendre efficacement dans l'espace public ?

  • La question est pertinente. Le CFCM, d'un point de vue pessimiste, est qu'il porte une tare congénitale. Son péché originel est la manière qui a présidé à son instauration. Des consultants deviennent exécutants par le fait du prince et on ose organiser des élections post eventum qui ne corroborent le bureau imposé. Beaucoup de nos concitoyens musulmans ont affiché une réelle désaffection à son égard, le percevant comme une créature du pouvoir. A contrario, je dirais dans une vision optimiste, qu'il faut malgré tout bien commencer par quelque chose et tout processus doit être initialisé... On peut regretter ce qui s'est passé, mais il faut continuer dans cette lancée et œuvrer pour l'avenir.

  • Entre temps, les dégâts de la première lecture sont tels que les musulmans de France ne suivent pas ce qui vient de cette instance et lui préfèrent tel ou tel prédicateur, ou manipulateur, venus d'ailleurs, hélas. 

  • Pour ce qui est du financement des mosquées, nous ne pouvons pas accepter que des acteurs tiers se mêlent de nos affaires, surtout lorsqu’il s'agit du thème religieux où la manipulation est possible. Plutôt que d'importer des préceptes d'ailleurs, nous gagnerions tous à nous affranchir des ombres tutélaires. Que je sache, c'est celui qui rémunère l'orchestre qui décide de la musique...

Les Français musulmans ne pâtissent-ils pas également de l'omniprésence médiatique de personnalités plus politisées et parfois encore étrangères, comme Tariq Ramadan ou l'imam de Brest, qui ne font qu'accentuer les suspicions de prosélytisme ou de fondamentalisme religieux à leur égard ?

Concernant l'imam de Brest, voilà un individu qui n'a pas reçu de formation, autoproclamé imam. Il ose dire à des enfants que s'ils écoutent de la musique, ils seront démonisés et changés en singes et en cochons. Celui-ci passe dans les médias ad nauseam. Alors que s'il savait que, par exemple, al Farabi (m. 950) faisait de la musicothérapie, il soignait par la musique les états mélancoliques et dépressifs, anticipant la psychanalyse de plusieurs siècles, et fervent disciple de l'école pythagoricienne, il ne débiterait jamais de telles fadaises...

Ces imams auto-proclamés, ces prédicateurs qui ne sont même pas français, font beaucoup de tort et agissent de telle sorte qu'une parole saine et sensée se perde dans le tintamarre médiatique.

Comment les musulmans réformistes appréhendent-ils le fait que la République française ne reconnaisse aucune autre communauté que la communauté nationale ? Un musulman français qui ne se présenterait pas d'abord comme musulman aurait-il une chance d'être reconnu par la communauté musulmane comme un représentant légitime ?

Il y a un énorme travail sur le plan de la sensibilisation et l'enjeu est grand. L'idée que je me fais d'une société sécularisée, composite sous la voûte commune de la laïcité me fait dire que c'est d'abord le statut de citoyen in abstracto de ses appartenances confessionnelles qui bien sûr prévaut. Après, ce citoyen se déterminera dans le respect des dispositions législatives. Cela lui permettra de décliner, s'il le souhaite ses orientations métaphysiques et spirituelles.

Il faut donc un investissement intellectuel conséquent pour que les citoyens musulmans de France sortent de la vision archaïque de la communauté pour passer à celle de la société puis à la nation. L’État social est celui qui gère les affaires de la société. Il faut qu'il y ait davantage de théologiens musulmans français pour expliquer à leurs compatriotes-coreligionnaires que nous sommes dans un système politique et une période de l'Histoire où il faut sortir de la communauté pour entrer dans l'idée que nous vivons en société. S'ils ne le comprennent pas, il y aura encore des crispations. Mais j'ai bon espoir que cela puisse se dérouler ainsi et même très vite. Ainsi toute cette effusion de sang et ces morts innocents ne seront pas vains.

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