Les médecins européens demandent à l’OMS d’imposer les mêmes exigences à la médecine traditionnelle chinoise. Abus de rationalité ou vrai sujet ?

Atlantico.fr : Les fédérations européennes de médecins demandent la révision des régulations européennes pour s'assurer que la médecine traditionnelle chinoise respecte les mêmes normes de preuves que la médecine conventionnelle. Cet appel intervient après que la médecine traditionnelle chinoise ait connu un gain de reconnaissance sur la scène internationale. En effet, en 2015 le Prix Nobel de médecine a été décerné à Tu Youyou, praticienne de cette médecine, et récemment l'Organisation Mondiale de la Santé a inclus des éléments de cette médecine dans sa Classification Internationale des Maladies.

La médecine traditionnelle chinoise est-elle bénéfique aux patients? 

Christophe de Jaeger : C’est une question très complexe, car la médecine traditionnelle chinoise ou MTC est un ensemble de théories et pratiques d’origine millénaire et dont les premiers textes sont datés vers le Ve siècle avant J.C. Elle fait alors partie des grandes médecines traditionnelles comme, par exemple, la médecine indienne (ayurveda). Au cours du XXe siècle, la médecine traditionnelle chinoise classique est perçue comme un système alternatif ou complémentaire à la médecine moderne. Cette médecine se compose de plusieurs disciplines dont la pharmacopée, le massage et les exercices énergétiques (qi gong, taiji quan, kungfu…), la diététique, l’acupuncture, etc. À côté de cette médecine traditionnelle chinoise, nous voyons apparaître des « thérapies » variées qui s’en réclament et sont essentiellement folkloriques et / ou commerciales et qui peuvent avoir des effets délétères sur d’authentiques malades.

Une des difficultés qui existe aujourd’hui est donc l’extraordinaire variété des pratiques réalisées sous l’étiquette « médecine traditionnelle chinoise ». L’acupuncture, par exemple, est enseignée dans certaines facultés de médecine et utilisée dans certains services hospitaliers dans des indications précises où elle a montré son efficacité et sous contrôle médical strict. En revanche, d’autres aspects de la MTC sont bien plus confus, voire ténébreux. L’usage de la pharmacopée chinoise pose par exemple de nombreux problèmes avec des cas d’intoxications parfois très graves, après l’usage de mixtures dont les compositions et les origines étaient plus qu’incertaines (non contrôlées) et comportaient des molécules toxiques.

Peut-on toujours expliquer scientifiquement ses apports?

La logique de la médecine traditionnelle chinoise est très différente de la nôtre, du rationalisme et de notre tradition expérimentale qui remonte à Claude Bernard. Elle s’est bâtie sur des siècles d’observations sans avoir les moyens techniques que nous avons aujourd’hui à notre disposition. La démarche des médecins chinois est d’ailleurs intéressante, car formé à l’occidentale et travaillant à l’occidentale dans leurs grands centres universitaires, ils essaient de mieux comprendre leur MTC, son mode de fonctionnement et en déduire des indications précises. On voit dans les grands hôpitaux des centres urbains, des consultations de MTC côtoyer les réanimations ou les services de spécialités (cardiologie, médecine interne, chirurgie…) identiques à nos services hospitaliers français. En d’autres termes, nos collègues chinois essaient également d’expliquer scientifiquement les apports de la MTC ce qui n’est pas toujours facile. Mais, ils pensent également que la MTC a des indications qu’il faut bien préciser et étayer. Le travail est en cours.

Pourquoi de nombreux médecins européens rejettent-ils cette médecine traditionnelle? Doit-on y voir un excès de rationalité? 

La médecine traditionnelle chinoise répond à une logique différente de notre rationalité scientifique qui est à la base de nos études médicales. Je parlerai plutôt d’incompréhension, plutôt que « rejet ». Elle est totalement incompréhensible pour notre logique et ceci d’autant plus qu’il existe un flou remarquable entre toutes les composantes, parfois très différentes, de la MTC. Je ne crois pas que l’on pourrait un jour regretter un « excès » de rationalité. C’est justement ce qui fait l’excellence de notre médecine. J’ai pu discuter un jour avec un praticien d’un service de réanimation d’un des plus gros centre hospitalier de Beijing et je lui ai demandé ce qu’il faisait face à un patient dans le coma. Il n’était pas question de MTC, mais de technicité telle que nous la connaissons dans nos hôpitaux occidentaux.

Parait-il nécessaire de renforcer les régulations européennes sur l'exercice de la médecine pour "protéger les patients", comme le souhaite les fédérations européennes  de médecins, du moins dans le cas de la France?

Je pense qu’il n’y a pas lieu forcément de renforcer les régulations européennes, mais simplement de les appliquer. Pour soigner en Europe, comme en France, il faut avoir fait des études de médecine. Les praticiens diplômés peuvent ensuite utiliser des techniques connues pour soigner au mieux leurs patients. Ils ne doivent jamais faire courir de risque à leurs patients, mais les aider à guérir le mieux possible. Certains médecins vont ensuite faire des formations pouvant leur donner des compétences supplémentaires, comme par exemple, l’acupuncture et l’utiliser dans l’intérêt de leurs patients. Tout ceci est parfaitement connu et régulé. En revanche, il peut exister des filières parallèles qui peuvent utiliser la terminologie de « MTC » pour vendre des produits à usages multiples, non contrôlés et potentiellement dangereux de par leur composition non maîtrisée, voire inconnue. Je pense que le danger est là et il faut bien évidemment lutter contre ces dérives.