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Emmanuel Macron, Elisabeth Borne, Gérald Darmanin et les ministres du gouvernement dont celui en charge du numérique, assistent une réunion d'urgence après les émeutes suite à la mort
Emmanuel Macron, Elisabeth Borne, Gérald Darmanin et les ministres du gouvernement dont celui en charge du numérique, assistent une réunion d'urgence après les émeutes suite à la mort
©MOHAMMED BADRA / AFP

Interdiction des réseaux sociaux ?

Après le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, Emmanuel Macron envisage de "suspendre des fonctionnalités" sur les réseaux sociaux en cas de nouvelles émeutes.

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem, analyste en politique publique diplômé du département de droit public de la Sorbonne. Rafaël Amselem est également chargé d'études chez GenerationLibre.

 

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Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Après les émeutes suite à la mort de Nahel et avec la multiplication de vidéos d'exactions et de pillages publiées et relayées sur Internet, Emmanuel Macron et son gouvernement envisagent de suspendre les réseaux sociaux si nécessaire. Dans quelle mesure la mise en place technique d’une telle solution serait soit compliquée soit extrêmement liberticide ?

Pierre Beyssac : Le plus "simple" serait de pouvoir couper totalement dans certains quartiers la téléphonie mobile et les réseaux fixes, donc bien au delà des seuls réseaux sociaux. Outre la brutalité du procédé, cela réclamerait le déploiement d'une procédure technique d'arrêt du service ou de blocage sur une infrastructure qui n'a pas été conçue pour cela, et n'a pas à l'être.

Les pays qui pratiquent ce type de procédé ne sont pas des références en matière démocratique, comme la Chine ou l'Égypte. L'Algérie, quant à elle, coupe l'intégralité d'Internet dans tout le pays pendant ses épreuves du baccalauréat, pour tenter d'endiguer les tricheries.

Le gouvernement pourrait faire une demande de collaboration auprès des réseaux sociaux ou auprès des opérateurs. Pour l’ensemble des réseaux sociaux, cela peut prendre la forme d’une demande de collaboration avec les opérateurs.

Mais ces opérateurs n’ont pas les moyens réels de couper localement l’accès à tel ou tel type de contenus. Cela semble très difficile techniquement. Cela demanderait aux opérateurs de téléphonie mobile ou de réseau fixe de pouvoir couper sélectivement sur une zone géographique précise, une partie de l’accès au réseau. Mais rien ne permet de faire cela.

Cette tâche leur demanderait de déployer des moyens de censure, ce qui ne relève pas de leur activité. Juridiquement, cela semble poser également un problème. Les opérateurs peuvent servir d’auxiliaires. Il est possible de leur demander de mettre en oeuvre des mesures mais dans certaines limites seulement. Le coût de mise en oeuvre technique pour déployer des technologies adaptées et qui n’existent pas actuellement représente également une somme astronomique. Il n’y a pas de technologies permettant de le faire avec ce niveau de finesse. Il faudrait que les opérateurs les développent. Mais ils ne vont pas le faire pour les beaux yeux de l’Etat. Il n’y a donc pas vraiment de solutions en pratique.

Atlantico Rédaction : Ce dispositif pourrait passer par la mise en place d'un blocage DNS. Le DNS (Système de nom de domaine) est un outil utilisé par chaque smartphone ou ordinateur pour se connecter à un site en particulier. Si ce DNS était modifié pour y interdire l'accès à une liste d'adresses, par exemple Facebook ou TikTok, l'utilisateur serait alors face à une page blanche. 

Ce blocage devrait être mis en place par les fournisseurs d'accès à Internet qui contrôlent la gestion de ces DNS. Mais ces méthodes sont faciles à contourner par les internautes, notamment via l'utilisation d'un VPN. 

Une autre solution consiste à demander directement aux réseaux sociaux de bloquer leur propre diffusion. La tâche est rendue difficile avec l'implantation des entreprises en Europe. La plupart étant basées en Irlande, les demandes françaises pourraient ne pas être entendues.

Les pirates informatiques utilisent plusieurs méthodes pour nuire à un site et le rendre ainsi inaccessible sur Internet. Il est notamment possible de pirater un site en accédant à ses données et en l’inondant de demandes de connexion. Ce mécanisme va alors saturer ses serveurs via une attaque par déni de service (DDoS). Un très grand nombre d’ordinateurs demandent simultanément à un serveur de leur envoyer du contenu, mais celui-ci n’a pas la capacité de fournir ces éléments à tout le monde, au regard de l’importance de la demande. 

L’annuaire des noms de domaine, le Domain Name System (le système de noms de domaine, ou DNS) peut également être ciblé et victime de piratage. Des entreprises privées sont chargées d’administrer ces annuaires et ces références afin de rediriger les internautes vers le bon site.

Des ordinateurs ou des objets connectés ciblés par des attaques informatiques et des logiciels malveillants peuvent également être utilisés pour saturer une partie de l’annuaire du Web et les réseaux sociaux afin de rendre inopérant certains sites. 

Les libertés publiques sont-elles en train de devenir des victimes collatérales des émeutes ?

Rafaël Amselem : Ce n’est pas seulement cela. Nous avons un grave problème de logiciel institutionnel : pourquoi revient-il au Président de la République de faire des annonces façon monarque ? Pourquoi se substituer à la fonction ministérielle ? Où est donc passée la responsabilité gouvernementale ? De la maladie de nos institutions où les ministres sont responsables devant le Président de la République, qui n’a lui-même de compte à rendre à personne. Nous souffrons de cette hyperverticalité. Elle débouche sur un isolement du pouvoir dans sa propre inertie, ce qui le rend particulièrement inamical à toute forme d’obstacle que représentent, entre autres, les libertés publiques. Nous avons ainsi une énième restriction envisagée : couper les réseaux sociaux. Notons le point essentiel : cette mesure n’existe nulle part ailleurs que dans les pays autoritaires. Drôle d’ambition pour le pays. Ambition d’autant plus ridicule que, non content de ne pas répondre au moindre impératif de proportionnalité consubstantiel aux libertés publiques, il n’est pas à douter que les émeutiers les plus turbulents utiliseront des VPN ou autres réseaux cryptés pour échapper à l’œil de l’autorité. Au fond, le Droit devient un jouet maniable selon le bon plaisir de l’exécutif.

Par cette scénarisation, le macronisme nous rappelle ce qu’il est : le populisme institutionnel. Les mécaniques du Droit, des contre-pouvoirs, de la représentation, doivent être au service de l'inertie insufflée par un seul homme, au nom d'une efficacité dont personne n'est à même d'apprécier l'existence. Cette configuration institutionnelle met en scène le face-à-face permanent entre le Président et le peuple. Marseille : c'est le Président qui intervient. Les retraites, c'est le Président. Les émeutes, c'est encore le Président. Cette exposition perpétuelle nourrit la rancoeur et institutionnalise une confrontation infantile qui condamne à l’inefficacité : le Président devient le centre d’attention d’intérêts et passions opposées auxquels il ne peut naturellement pas donner satisfaction du fait de leur caractère contradictoire ; à l’opposé d’un régime représentatif, qui met en scène le dialogue permanent entre les divergences qui traversent la société civile.

Pierre Beyssac : La saillie d'Emmanuel Macron a vite été rétractée devant la levée unanime de boucliers, y compris au sein de sa propre majorité, suite à l'intervention de quelques parlementaires plus au fait que lui des problématiques de libertés fondamentales que cela impliquait.

Les médias classiques avaient été mis en cause au moment des émeutes de 2005. Aujourd'hui, ce sont les moyens numériques d'expression directe et instantanée qui servent de bouc émissaire.

L'idée de censurer les médias numériques est de toute façon un processus systémique au sein des exécutifs français successifs. Le pouvoir politique traditionnel ne semble pas supporter de perdre le contrôle direct de l'expression publique de masse. Les émeutes lui permettent d'accélérer la légifération facilitant la censure.

Que ce soit avec le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique ou le projet de loi justice, assiste-t-on à une tendance plus large de tentations à la privation de libertés ?  Quelles en sont les principales manifestations ?

Rafaël Amselem :Il y a eu la loi Avia, la loi Sécurité globale, les conseils de défense sanitaire durant la crise covid… Rappelons qu’on a voulu instaurer un filtrage individuel des manifestations ! Comprenons-nous bien : les libertés publiques ne visent pas la licence ou la loi de la jungle. Elles ne s’opposent pas à la sécurité - elles ne sauraient l’être, puisque la sécurité concerne elle-même la garantie de certains droits (intégrité physique, protection des biens etc.). Les libertés publiques inaugurent un système fondé sur le Droit, et des interactions de droit. Pour le dire autrement, le Droit revêt un caractère impératif : celui pour autrui de le respecter ; autrui correspondant à la fois aux tierces personnes et au tiers étatique. En ce sens, la fin ne justifie pas les moyens. L’Etat ne peut pas renverser le système de Droit à n’importe quel prix, puisqu’il est astreint à son respect. La matière du droit pénal est fondée sur cette prémisse : la sauvegarde des droits implique bien d’enfreindre la liberté de ceux qui nuisent à autrui, mais cette restriction est encadrée par des considérations de proportionnalité, de droits à la défense, de présomption d’innocence, de procès équitable, d’encadrements qui ont trait à la garde à vue, la détention provisoire etc.

Le projet des libertés publiques ne s’oppose donc pas à la sécurité. Il est tout à fait possible d’interdire des manifestations, d’invoquer des motifs d’ordre public - à charge en revanche à l’autorité de démontrer le caractère justifié de telles mesures devant un juge administratif. Mais, considérant que la fin ne justifie pas les moyens, résultat du caractère normatif du Droit, toute restriction ne peut être fondée qu’en démontrant leur proportionnalité. C’est la question qu’a posé la gestion de la crise Covid. Il n’est pas question de critiquer la nécessité de garantir l’ordre public sanitaire, mais jamais on n’a pu démontrer la proportionnalité des mécanismes et mesures adoptés (par exemple le secret défense pour le conseil sanitaire).

Pierre Beyssac : C'est une tendance de fond et de longue date, au moins aussi ancienne que l'Internet, voire que le téléphone. La technologie offre des possibilités de plus en plus tentantes en matière de surveillance et de contrôle de la vie privée par l'État, et le législateur français meurt d'envie d'en profiter pour faciliter le travail de la police, en se passant des garanties des droits fondamentaux, notamment les fourches caudines du juge, qui leur compliquent la vie. Cette tendance est particulièrement exacerbée par le déficit public, qui restreint les marges de manœuvre de l'administration. On observe aussi cette dérive technologique dans les lois votées pour introduire la vidéosurveillance algorithmique pour les jeux olympiques de 2024.

Par coïncidence, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique s'est trouvé en première lecture au sénat ces derniers jours, donc juste après le début des émeutes. Le rapporteur et le groupe LR n'ont pu résister à la tentation de le renforcer encore par un amendement de circonstance obligeant les réseaux sociaux à supprimer les contenus liés aux émeutes dans un délai de 2 heures. Même le gouvernement, pourtant très motivé pour une loi "dure" après des déclarations très martiales à l'égard des réseaux sociaux, a estimé que l'amendement allait trop loin et a obtenu son retrait.

Entre cet amendement et les propositions d'Emmanuel Macron, on voit cependant qu'il suffirait de peu de choses pour que les idées les plus brutales soient introduites dans des lois futures. Il n'existe guère que le cadre européen, et le conseil constitutionnel, pour nous protéger réellement.

Que répondre à ceux qui disent que la sécurité est plus importante, en période d’émeute, que les craintes « théoriques » sur les libertés ?

Rafaël Amselem : Pour commencer, il est important de souligner que l'arsenal des libertés publiques n'est pas un système naïf quant à la réalité des problèmes sécuritaires. La question est la suivante : la fin justifie-t-elle les moyens ? Dans un système d'État de droit, de démocratie libérale et de libertés publiques, puisque nous sommes tous liés par des interactions et impératifs issus du Droit, la réponse est clairement négative. Le système des libertés ne prône pas la passivité et l’apologie du désordre. L’état d'urgence n’est d’ailleurs pas dans l’absolu une ignominie conceptuelle (le problème réside bien dans la tendance des gouvernements à rendre cet état permanent). On peut tout à fait mobiliser des motifs d’ordre public, de préservation de l’espace public, renforcer les forces de police etc. Dans un système encadré par des contre-pouvoirs, qui veille à ce que le pouvoir ne se renforce pas dans sa propre inertie.

Le deuxième point, sans doute le plus sensible, est que la démocratie libérale n’est pas parfait. Ce système a un coût. La liberté politique suppose, en matière de liberté d’expression par exemple, que les idées les plus outrancières, stupides, idiotes, insignifiantes puissent trouver un espace d'expression dans la sphère publique ; en matière de démocratie, elle suppose la possibilité pour des partis politiques aux idées nauséabondes d’avoir sa place dans les institutions. Cela vaut aussi pour les manifestations. On ne peut pas réprimer des accès de violence à n’importe quel prix. Tout le monde s’exclame : il faut assurer la sécurité. La chose est convenue ! Mais une fois exprimées les positions de principe, comment, concrètement, lutter contre des émeutes ? On tire dans la population ? On envoie des chars ? Ces questions n’ont rien d’ironique ou de superficielles : comment on fait cesser des explosions de violence sans faire couler le sang ? Nous vivons un moment pénible. Les gilets jaunes ont été un moment pénible. Les idées complotistes sont pénibles. La parole de certains politiques est profondément pénible. Oui, la liberté politique a un coût. Ou alors, on accepte de renforcer le pouvoir du tiers étatique. Mais le résultat souhaité n’est que très rarement au rendez-vous.

Le dernier point concerne la réponse à apporter aux émeutes : si on se contente de la réduire au sécuritaire, on se condamne d’une part à n’aboutir qu’à une surenchère sécuritaire et, d’autre part, à renier ce qu’il y a malgré tout de légitime dans la colère. Il y a des questions de racisme, des enjeux de chômage, d’infrastructures, de conditions de vie qui, malgré de lourds investissements étatiques, n’ont pas permis aux banlieues d’arriver à la moyenne nationale.

Et que dire ceux qui pensent que la menace brandie sur les libertés n’est pas réelle ?

Rafaël Amselem : Elles sont pourtant bien concrètes. Lors des manifestations lors de la réforme des retraites, on parle de centaines de gardes à vue pour un nombre ridicule de mises en examen, des comportements au sein de la Brav-M, images à l’appui, qui sont inadmissibles. Ceux qui ridiculisent la menace, non content de nier des faits récents, démontrent une certaine distance avec ce qui fonde pourtant tout le système institutionnel français : à savoir l’optimisme à l’égard des citoyens et le pessimisme à l’égard des dirigeants ; d’où une Constitution, des contre-pouvoirs, un Parlement, des voies de recours, car le pouvoir tend au pouvoir.

Dans des contextes tendus comme celui-ci des émeutes, comment préserver les libertés publiques et résister à la tentation du contrôle liberticide ?

Rafaël Amselem : Il ne faut pas opposer le méchant législateur liberticide au défenseur angélique d’une la liberté théorique. La demande de sécurité est légitime. Elle traduit une demande de civilité, c’est-à-dire, un cadre de vie pacifié où la place de chacun est reconnue. Mais, une fois de plus, aussi pénible que cette situation soit, et au risque de se voir lancer des accusations en intellectualisme, la démocratie libérale a un coût, et doit permettre l’expression momentanée de passions violentes. Comme dit Camus, "La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ?"

Pierre Beyssac : Il faut d'abord comprendre que la communication de personne à personne permise par les moyens numériques fait partie intégrante d'une démocratie moderne fondée sur la transparence. Nos politiques devront l'accepter, même si cela peine à entrer dans leur culture. La censure en la matière ne peut être qu'une démarche de Tartuffe, consistant à cacher les problèmes de société sous le tapis. Il faut plutôt s'attaquer au fond des causes des émeutes, qui n'a guère changé depuis 2005. C'est un long débat de société à mener, que nous avons éludé jusqu'ici, et qui n'a rien à voir avec le numérique. En serons-nous capables ?

Comment faire en sorte que les citoyens dans leur ensemble ne payent pas le prix des actions des émeutiers ? 

Rafaël Amselem :En réalité, il faut acter que les conséquences actuelles ont des causes profondes. L’insatisfaction est généralisée. Cette insatisfaction a surtout des fondements institutionnels. Notre régime politique ne permet pas l’évaluation de l’action publique. Quand un président n’a de compte à rendre à personne, que le parlement n’a pas les moyens financiers et techniques de confronter les administrations ministérielles, que le compromis est impossible à construire à cause du fait majoritaire, du court-circuitage de la représentation, alors la politique est vouée à l’inefficacité.

Pierre Beyssac : La question est difficile. Notre premier devoir est d'alerter sur les dérives législatives pour que la préservation de nos droits fondamentaux devienne un véritable enjeu électoral. Le Parti Pirate s'y emploie. La mort de Nahel a été facilitée par une loi de 2017 sur le refus d'obtempérer, votée sous l'égide de Bernard Cazeneuve, visant elle aussi à faciliter le travail de police, et passée inaperçue à l'époque. Espérons que la bavure de Nanterre n'aboutira pas à des lois favorisant de nouvelles bavures.

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