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Les événements de Mai 68 la révolution iranienne de 78  : comment les aspirations aux libertés individuelles ont produit ( toute proportion gardée) des effet inverses
©TOM KARGES / AFP

Sous les tapis la plage

Le parallèle peut paraître audacieux, mais il est fondé : entre mai 1968 et la révolution iranienne, il y a bel et bien un pont. A commencer par une vraie lutte d'émancipation portée par une jeunesse révoltée.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Dans le parallèle entre Mai 68 et la révolution de 1978 en Iran, quelles sont les causes communes à ces deux mouvements à la fois culturels et sociaux?

Farhad Khosrokavar : On trouve des points communs dans l'aspiration à la liberté individuelle, l'affirmation de soi et l'émancipation par rapport à un pouvoir considéré comme trop rigide et soutenu par des intellectuels et des artistes dans les deux cas. En revanche, en Iran, le mouvement ouvrier était n'était pas identique dans ses revendications, car il s'agissait des "ouvriers du pétrole", qui contestaient la manière dont l'Etat captait les revenus du "fléau noir'. Par ailleurs, l'opposition au patriarcat, la lutte pour l'égalité hommes/femmes et la révolution sexuelle ont été bien plus radicales en mai 68.

Philippe Fabry : Je ne suis pas sûr que ces deux phénomènes soient comparables. Bien sûr, il y a l’aspect « mouvement révolutionnaire », qui semble commun, mais il faut bien voir que l’idée-même de révolution, historiquement, est assez fourre-tout et désigne tout à la fois des événements qui répondraient plutôt à des catégories bien distinctes. Autrement dit, quel rapport entre la révolution nationaliste-communiste cubaine des années 1950, la Révolution française, la Révolution américaine ? Guère, en dehors du mot employé.

La comparaison de Foucault me semble donc assez peu fondée historiquement. Bien entendu, on trouve dans les deux cas une jeunesse lasse de l’ordre établi, mais d’une part le rôle de la jeunesse et de ses aspirations spécifique n’est pas le même, et d’autre part la révolution concerne deux types de sociétés totalement différentes. Ainsi, la révolution iranienne était une révolution nationale, qui cherchait à mettre fin à l’absolutisme du shah, dans le cadre plus général d’un mouvement de construction d’un Etat-nation iranien moderne ; en cela la révolution iranienne est plus comparable à la Révolution française de 1789 ou à la russe de 1917. Avec mai 68, nous étions plutôt face à une post-révolution,, ou révolution post-démocratique, dans un Etat-nation démocratique déjà vieillissant, et cherchant une sorte de second souffle, de dépassement d’acquis politiques et sociaux déjà anciens ; d’ailleurs, ce n’est pas vraiment une révolution, puisqu’elle n’aboutit pas à un changement de régime mais à une sorte de négociation.

En 1979, Michel Foucault soutient la révolution iranienne en la comparant à mai 68 : "les Iraniens veulent tout" écrit-il alors, en pensant que cette insurrection est celle "d'hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous". Cette aspiration à la liberté individuelle et à l'émancipation vers un style de vie occidental, tout en voulant conserver ses idéaux politiques est-elle commune à ces deux projets de révolution?

Farhad Khosrokavar : Oui, dans la mesure où le soulèvement en Iran s'est d'abord produit avec les ouvriers, la jeunesse des quartiers populaires et les enseignants, rejoints ensuite par les classes moyennes occidentalisées, qui revendiquaient le respect des droits de l’homme, la liberté d’expression et un exercice plus démocratique du pouvoir, tout en s'émancipant des dominations géopolitiques. Cependant, Mai 68 a quand permis de concilier ces valeurs dans une large mesure, au contraire de l'Iran.

Philippe Fabry : Si, comme je le disais ci-dessus, les deux phénomènes n’appartiennent pas à la même catégorie, il est certain qu’elles portent certaines préoccupations permanentes, notamment au sein de la jeunesse : l’accroissement de la liberté individuelle, l’émancipation en font partie. Mais les revendications nées de ces préoccupations, elles, se forgent par rapport à une situation radicalement différente : le régime autoritaire du shah d’un côté, dans un Etat sans tradition démocratique, et de l’autre le régime démocratique de la Ve République, dans un Etat déjà démocratique depuis un siècle. Sur ces deux terreaux différents, les pulsions ne résultent naturellement pas en exigences similaires, et si les Iraniens recherchaient la liberté politique, c’est sur la libération des mœurs que se concentrait en France une jeunesse qui jouissait déjà depuis longtemps de la liberté que les Iraniens espéraient gagner.

Les conséquences de ces deux mouvements ont abouti à des régimes politiques très différents. Pour autant, ils ont abouti l'un comme l'autre à l’effet inverse de ce qu'ils recherchaient – sur un plan économique et sur un plan religieux. Dans quelle mesure ces conséquences étaient finalement inéluctables?

Farhad Khosrokavar : En France, 68 a créé des contre effets, comme le montre aujourd'hui la quête d’identité nationale, le besoin de cadres et de normes, les effets pervers de l'individualisme et du consumérisme... En favorisant l'avènement d'un système libéral et compétitif, les valeurs de solidarité de classe et les structures collectives ont volé en éclat. En Iran, la gauche et l’extrême gauche ont voulu libérer le pays de l’impérialisme et s’opposer au Shah, pour finalement aboutir à une répression bien plus forte et au repli du pays sur lui-même.

Philippe Fabry : Le mot-même de « révolution » désigne à l’origine un mouvement circulaire complet, et donc un retour au point de départ. Ce n’est généralement que dans la longue durée que les révolutions produisent des bouleversements profonds, tandis que leur expression historique a l’air d’un feu de paille. Pensons, pour y revenir, à la Révolution française, qui n’aboutit vraiment à un ordre correspondant à ses valeurs que cent ans plus tard, sous la Troisième République.

Mai 68 a largement concrétisé ses aspirations dans les années 1980 et 1990 lorsque la génération des étudiants contestataires est progressivement arrivée au pouvoir.

Pour ce qui est de l’Iran, les Iraniens attendent encore l’évolution démocratique de leur régime. Mais il y a des alertes régulières, comme en 2009 avec les manifestations contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, ou encore en ce début d’année. Il est vraisemblable qu’à terme, le régime des mollahs finira par passer. Peut-être à l’occasion de la mort de Khamenei, quand se posera la question de maintenir pour une troisième génération la fonction de « Guide de la Révolution ».

Quels sont les autres exemples de "révolutions" récentes s'inscrivant dans cette catégorie?  

Farhad Khosrokavar : Les révolutions arabes ont connu un échec identique avec un durcissement des régimes qui ont succédé aux Printemps arabes. La réussite de 68 a notamment été permise parce que la France est un pays sécularisé, contrairement aux révolutions menées dans les pays arabes. Le rapport au Sacré explique que les aspirations individuelles soient beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre dans le monde musulman. C'est une différence fondamentale entre les deux, qui a également contribué à l'échec du mouvement vert en Iran en 2009.

On reproche à Mai 68 d'avoir également eu pour conséquence de favoriser la montée du communautarisme en France, et laissé les polémiques sur la question du port du voile s'installer. Mais contrairement à l'Iran, c’est une intolérance qui émane de l’opinion, pas d'un régime politique…La France reste un pays démocratique, contrairement à l’Iran.

Philippe Fabry : L'Egypte a suivi un cheminement similaire depuis la révolution de 2011: après que la jeunesse de la place Tahrir ait obtenu la fin du régime de Moubarak, les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir avec Mohamed Morsi. Le pays aurait sans doute suivi la voie iranienne si Sissi n'avait pas renversé Morsi. Il faut se souvenir en effet que le régime des mollahs a été bâti selon la doctrine des Frères musulmans, importée en Iran par les Fedayin de l'islam au mitan du XXe siècle. Cependant, la prise de pouvoir par Sissi n'a guère eu comme résultat un régime plus démocratique qu'en Iran. Mais le retour d'autoritarisme est un classique avant la démocratisation progressive du régime - on l'a observé lors de la révolution française, mais aussi, par exemple, au XXe siècle en Espagne. Il y a donc de bonnes raisons pour être optimiste, à long terme, quant à l'avenir démocratique de l'Egypte, comme de l'Iran.

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