Les dessous pas nets des ingérences allemandes sur le nucléaire français <!-- --> | Atlantico.fr
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Une centrale nucléaire, photo AFP
Une centrale nucléaire, photo AFP
©PATRICK HERTZOG / AFP

Pressions étrangères

L'Ecole de Guerre Economique a publié un rapport qui révèle l'ingérence des fondations politiques allemandes ayant contribué au sabotage de la filière nucléaire française.

Christian Harbulot

Christian Harbulot

Christian Harbulot est directeur de l’Ecole de Guerre Economique et directeur associé du cabinet Spin Partners. Son dernier ouvrage :Les fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes, est paru en mars 2016 chez Lemieux éditeur.

Il est l'auteur de "Sabordages : comment la puissance française se détruit" (Editions François Bourrin, 2014)

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Atlantico : Quelle est la genèse de l'investigation qui a mené à votre rapport "Ingérence des fondations politiques allemandes & sabotage de la filière nucléaire française" pour l'Ecole de Guerre Economique ?

Christian Harbulot : La genèse de ce rapport remonte à trois ans. A cette époque, la relance du programme nucléaire français n’était pas à l’ordre du jour. Les incertitudes persistaient, liées à l’avenir de ce programme. Les manœuvres informationnelles autour de l’industrie nucléaire ont étéétudiées au sein de l’Ecole de Guerre Economique depuis près de trois décennies. Notre objectif était de comprendre pourquoi le monde du nucléaire français ne ripostait pas aux attaques informationnelles dont il était victime.

Il était important de savoir pourquoi les industriels du nucléaire ne ripostaient pas aux campagnes antinucléaires qui se sont multipliées depuis les années 70. La réponse à une telle interrogation est d’abord de nature sociologique. La caste des ingénieurs de l’industrie du nucléaire a dédaigné répondre à ce type de polémiques. Peut-être étaient-ils victimes de la manière dont est née le nucléaire en France. La construction de la bombe atomique française a sanctuarisé la problématique pendant plusieurs décennies. L’Etat avait la responsabilité totale du nucléaire militaire. Les concepteurs du nucléaire civil ont baigné dans cet état d’esprit. Ils se sont sentis intouchables et cette posture les a conduit à une forme de déni. Leur attention se concentrait sur le cœur de métier et non sur les prises de position de groupuscules gauchistes qui ont les premiers à remettre en question le principe de l’énergie nucléaire. Rappelons à ce propos les premiers attentats commis en 1977 ainsi que la manifestation violente (une centaine de blessés et la mort de Vital Michalon), qui eut lieu la même année à Creys-Malville contre le projet de centrale nucléaire de Superphénix. Ces évènements n’étaient pas des anodins.

Mais le traitement vertical de la question nucléaire par l’appareil d’Etat faussa la perception des enjeux. La protection maximale était assurée pour le nucléaire militaire. Concernant le nucléaire civil, il s’agissait en premier lieu de sécuriser les centrales. En revanche, le traitement des menaces périphériques de nature sociétale était circonscrit à une approche essentiellement policière. Au cours des années 1990, le mouvement antinucléaire allemand, beaucoup plus puissant que le réseau antinucléaire français, a commencé à mener des actions de blocage des trains transportant des déchets en direction de l’usine de traitement de la Hague. Ce début de résonance européenne était la première étape de la construction d’un mouvement antinucléaire qui s’ancra dans la vie politique allemande puis française avant de se positionner très solidement au sein des groupes de discussion de l’Union Européenne.

Cette montée en puissance de la contestation antinucléaire aurait dû être beaucoup plus prise au sérieux qu’elle ne le fut à l’époque. Mais l’absence de pilotage stratégique global de la question nucléaire par l’appareil d’Etat a dilué cette perception de la menace dans la gestion des affaires courantes. La naissance de ce premier angle mort informationnel (il en existe hélas beaucoup d’autres aujourd’hui) a valeur de symbole. L’appareil d’Etat a failli dans son approche de la politique énergétique de ce pays, en termes d’enjeu stratégique majeur.

On aurait pu croire que des réactions allaient se produire du côté des « fabricants du nucléaire civil ». Ce ne fut pas le cas. Ce milieu a balayé d’un revers de manche un problème qui s’accentuait au fil des années. Les principales personnes concernées n’ont pas mené le combat informationnel qu’elles auraient dû mener aux postes qu’elles occupaient, notamment les ingénieurs de l’industrie nucléaire qui portent une responsabilité importante sur le non-combat informationnel qui était lié à l’existence de cette industrie et à son développement.

La non prise en compte du nucléaire civil comme un enjeu majeur a eu une incidence non négligeable sur le milieu des grandes écoles concernés par le sujet. La déqualification du nucléaire a incité une minorité d’élèves ingénieurs particulièrement opportunistes à se détourner de cette industrie « déclinante et montrée du doigt » pour faire modeler leur futur parcours de carrière dans le moule antinucléaire de la transition énergétique. Il s’en est suivi un parcours étonnant de certains d’entre eux qui se sont hissés par la suite à de très hauts postes de responsabilité au point de verrouiller certains organes ministériels. Les convulsions politiciennes de la gauche plurielle du gouvernement Jospin ont donné des ailes au parti pris très anti-nucléaire qui a essaimé au sein de l’appareil d’Etat, y compris jusqu’au cœur du Commissariat à l’énergie atomique.

Observant ce phénomène par intermittence depuis un quart de siècle, l’Ecole de Guerre Economique a décidé d’étudier ce sujet de manière beaucoup plus précise. Nous avons découvert qu’il n’y avait pas que le milieu du nucléaire proprement dit qui n’avait pas su mener le combat informationnel contre ses détracteurs. Il y avait aussi, hélas, les politiques et les pouvoirs publics.  Cela commençait à devenir hautement problématique. Après avoir analysé au cours des années différents aspects de la problématique du nucléaire civil dans d’autres pays, nous avons été amenés nous concentrer sur le cas de la France. Dans le débat qui agitait les esprits sur la question du nucléaire, il nous apparut très vite qu’il existait un second angle mort : le rôle de l’Allemagne et ses conséquences dans la définition de la politique énergétique de notre pays. Un premier élément a retenu notre attention : l’accord bilatéral signé entre l’Allemagne et la Russie sur le gaz. Cette décision était totalement contradictoire avec la construction européenne et la recherche d’une politique unifiée dans le domaine énergétique. Il a fallu une première alerte sérieuse lors des crises gazières impliquant l’Ukraine en 2006, 2009 et 2014, est apparu le risque que la Russie cesse momentanément sa fourniture de gaz à plusieurs pays européens. Subitement et manière très éphémère, l’Europe prenait conscience de sa dépendance vis-à-vis du gaz russe. Or, le gaz russe était au cœur de l’accord bilatéral signé entre l’Allemagne et la Russie. Mais comme chacun le sait, l’information tue l’information. Et on est passé à autre chose jusqu’à ce que les conséquences de la guerre en Ukraine nous ramènent brutalement à cette évidence.

A partir de ce constat ainsi que la prise ne compte de l’absence de débat de fond sur la question stratégique de l’approvisionnement énergétique de la France, nous avons donc décidé en 2021 de d’approfondir le sujet. L’objectif de l’exercice que nous avons confié aux étudiants de l’EGE, était de réaliser une grille de lecture sur l’Allemagne pour essayer de comprendre pourquoi ce pays avait adopté une telle politique énergétique et quelles en avaient été les conséquences ? Ils devaient donc avoir une approche qui impliquait d’étudier tous les aspects du sujet (idéologique, géopolitique, géoéconomique, industriel, sociétal).

Nous nous sommes intéressés également aux facteurs de politique intérieure qui sont aussi à l’origine de l’abandon de la politique nucléaire allemande. Cela nous a amené à revenir historiquement sur la construction du mouvement anti-nucléaire, à sa racine lointaine à l’époque des euromissiles. Les services de renseignement de l’Est, en particulier ceux de la RDA, ont joué un rôle non-négligeable au sein de fractions de l’extrême gauche allemande pour faire apparaître un courant anti-euromissiles occidentaux face aux euromissiles soviétiques.

Ce courant anti-nucléaire pacifique, luttant contre les risques d’affrontements nucléaires sur le sol européen à l’époque de la Guerre froide, qu’est-il devenu ?

Il est à l’origine de la constitution du parti des Verts allemands. C’est cette mouvance qui s’est donné comme objectif majeur de sortir l’Allemagne du nucléaire civil. Ce sujet-là nous a interpellés car nous nous sommes rendu compte qu’il n’était pas circonscrit qu’au niveau des Verts et des écologistes allemands. Le dialogue qui s’est amorcé entre les conservateurs et les Verts allemands pour des raisons électorales, a fini par aboutir à une montée en puissance très forte du courant anti-nucléaire qui avait une assise sociétale non négligeable. En parallèle, les différents gouvernements allemands sont devenus de plus en plus dépendants des importations de gaz russe pour compenser l’arrêt du nucléaire en Allemagne. A ce propos, il n’est pas étonnant d’apprendre aujourd’hui que des enquêtes sont diligentées pour savoir si des structures écologistes allemandes ont été financées par des intérêts russes. En 2022, le quotidien Libération signalait qu’une fondation écologiste allemande pour la protection du climat avait reçu 192 millions d’euros de la part du consortium russe Gazprom.

La Commission européenne a occupé une place particulière dans ces travaux dans la mesure où l’Allemagne a su se donner une image de « chevalier blanc » sur la question des industries fossiles, du CO2, de la transition écologique, qui a complètement déstabilisé la France par rapport à son industrie nucléaire.

Lorsque nous avons réuni ces différents points, nous avons obtenu une grille de lecture assez complète pour expliquer comment un pays comme l’Allemagne a construit une politique énergétique avec comme priorité première la croissance de son économie et donc la recherche d’une certaine recomposition de sa puissance qu’elle ne pouvait pas se permettre ni sur le plan diplomatique et militaire. C’est pourquoi nous avons considéré qu’il était urgent de rendre publique une telle grille de lecture par l’intermédiaire du dossier « J’attaque ! » (« Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie », publié en mai 2021.  

Tous ces éléments réunis aboutissaient à un affaiblissement croissant de la position française jusqu’au moment où, heureusement, est sorti un sondage dans les années 2020. L’opinion publique française était en train de changer de position par rapport au nucléaire. Pour deux raisons fortement compréhensibles. D’une part, une appréhension, bien avant la guerre en Ukraine, de la montée du prix de l’électricité, et deuxièmement, une appréhension sur le risque de panne d’électricité compte tenu du risque lié à la substitution du nucléaire par des énergies renouvelables qui ne fournissaient de l’électricité que de manière intermittente.

Il a fallu attendre 2022 pour commencer à entrevoir de la part des autorités françaises un changement de posture. Il était susurré ici et là auprès de certains relais médiatiques que Berlin jouait un rôle très négatif par rapport à notre propre stratégie énergétique et en utilisant des moyens qui n’étaient pas des moyens vertueux. Des opérations d’influence étaient menées indirectement contre les intérêts français sur la question nucléaire civile. Et avec un jeu au niveau européen qui relevait, il faut bien de dire, d’une certaine perversité morale. C’est ce qui nous a motivé pour réaliser un second rapport que l’Ecole de Guerre Economique a publié en juin 2023. L’effet final recherché a été de souligner le décalage, à notre désavantage, concernant la manière de mener cette véritable guerre cognitive sur la question de l’énergie nucléaire. Cet affrontement est inégal dans la mesure où la France se bat de manière directe alors que l’Allemagne se bat de manière directe mais aussi indirecte. Et c’est là toute la différence.

En 2023, le pouvoir politique français a décidé enfin de changer son fusil d’épaule en reconnaissant la nécessité absolue de relancer la production nucléaire en France. Pour ce faire, Paris a mobilisé les moyens de la diplomatie traditionnelle. Mais sur le terrain indirect, là où les structures allemandes ancrées à la société civile de ce pays mènent des opérations d’influence pour dénigrer le nucléaire français, la France ne réagit pas. C’est la raison pour laquelle l’Ecole de Guerre Economique s’est auto-missionnée pour réaliser un deuxième rapport, intitulé « Rapport d'alerte - Ingérence des fondations politiques allemandes et sabotage de la filière nucléaire française. Un travail d’intelligence économique a été mené sur deux fondations : la fondation Heinrich Böll du parti écologiste « Die Grünen », et la fondation Rosa Luxembourg du parti « die Linke ».

Nos étudiants ont étudié ce sujet à partir de sources ouvertes, vérifiées et recoupées, pour montrer qu’il y avait bien une stratégie d’influence indirecte qui était hélas efficace et qui a trouvé des appuis en France, notamment au sein des milieux écologistes français, sans qu’il y ait un vrai débat sur la question. Il y a bien eu ces derniers mois une commission au Sénat, très utile pour rappeler un certain nombre d’erreurs commises dans la non-défense du nucléaire français. Mais cette commission n’a pas traité cette question : quelles sont les stratégies d’influence étrangères qui ne relèvent pas de la diplomatie publique, et qui sont susceptibles de nous affaiblir sur le terrain du nucléaire ? 

Comment s’effectue et ce déploie cette influence et cette ingérence allemande sur le nucléaire français et sur le débat public sur le nucléaire ? Comment elle se constitue et se manifeste-t-elle ?

Cela commence par une chose très simple, par du financement. Le nerf de la guerre est la manière dont les fondations des partis politiques allemands bénéficient d’une aide annuelle très importante sur le plan financier. Cela permet à un certain nombre d’associations de mener des démarches. En France, l’antenne parisienne de la fondation Heinrich Böll finance des associations françaises qui sont anti-nucléaires.

Des relations sont nouées via des relais au niveau européen, au niveau de groupes de discussions, auprès du Parlement européen, avec des logiques de lobbying en appui. Ce type de démarche est d’autant plus subtile qu’elle se drape dans une posture humaniste qui est mise en avant et qui consiste à s’adresser aux citoyens pour les protéger, pour leur montrer que le nucléaire est une mauvaise piste et avec tous les éléments de langage qui vont avec.  Ce travail de sape qui en apparence est non-agressif, se veut être un apport utile pour aider les citoyens français à mieux vivre et à ne pas subir des politiques qui se retourneraient contre eux. Le monde écologique français relaie ces éléments sans se poser de questions.

Des voix commencent néanmoins à s’élever enfin au sein de l’industrie nucléaire pour dire qu’il n’est plus possible de continuer à se laisser affaiblir par l’Allemagne sur une question aussi essentielle que notre approvisionnement énergétique. La guerre en Ukraine a fait tomber les masques. L’arrêt de l’importation du gaz russe a déstabilisé l’industrie allemande qui avait beaucoup misé sur cette source d’énergie bon marché. Avec la relance des centrales à charbon pour compenser ce manque et la pollution qui découle et qui touche plusieurs pays limitrophes, l’Allemagne n’est plus le « chevalier blanc » qu’elle prétendait être sur la scène européenne.

Nous avons une équation à résoudre pour continuer à ne plus subir le jeu cynique des politiques allemands. Le président de la République, son gouvernement et l’administration française n’ont pas trouvé la solution pour combler le décalage qui existe entre nos deux pays sur la manière de mener cette confrontation informationnelle autour de la question du nucléaire.Combien de temps nous faudra-t-il pour comprendre que nous ne nous battons pas avec toutes les armes nécessaires que d’autres utilisent contre nous ?

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