Le wokisme veut-il la peau du dessin de presse ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'auteur de bande dessinée et dessinateur français Xavier Gorce pose lors d'une séance photo de l'AFP, le 25 janvier 2021.
L'auteur de bande dessinée et dessinateur français Xavier Gorce pose lors d'une séance photo de l'AFP, le 25 janvier 2021.
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

Fabienne Desseux, Cami et Urbs publient « Qui veut la peau du dessin de presse ? : Abédécaire critique pour défendre la liberté d'expression » aux éditions Eyrolles. Adoptant un angle critique, ce livre vient nourrir de façon constructive le débat public sur la liberté d'expression et les valeurs républicaines. Extrait 2/2.

Fabienne Desseux

Fabienne Desseux

Fabienne Desseux est journaliste. Elle ouvre un blog en 2016 pour raconter son chômage. Ses chroniques, associées à des dessins, révèlent une vraie connivence avec les dessinateurs de presse. Elle leur donnera par la suite la parole dans son livre "Traits engagés : les dessinateurs de presse parlent de leur métier", paru aux éditions Iconovox (finaliste du prix SoBD 2020). Elle est aussi l'auteure de plusieurs ouvrages, dont "Qui veut la peau du dessin de presse ?: Abédécaire critique pour défendre la liberté d'expression" publié aux éditions Eyrolles.

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Cami (Dessinatrice)

Cami (Dessinatrice)

Cami est dessinatrice de presse. Elle anime régulièrement des ateliers pédagogiques en milieu scolaire et carcéral, et collabore ponctuellement avec l'équipe de Cartooning for Peace. Elle a déjà signé avec Charline Vanhoenecker et Guillaume Meurice Le Cahier de vacances de Manu, paru aux éditions Flammarion. Son blog : camioups.canalblog.com

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Urbs (Dessinateur)

Urbs (Dessinateur)

Urbs est dessinateur de presse. Il travaille pour Le Canard enchaîné, Siné Mensuel, La Revue des deux mondes et Sud-Ouest. Claudia Courtois,dans le journal Le Monde, le qualifie de dessinateur « au coup de crayonreconnu et à l'humour tranchant ». Urbs est aussi libraire, cogérant de lalibrairie-galerie La MauvaiseRéputation à Bordeaux.

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Passée à la casserole de la culture woke, la satire risque bien de se faire manger. La logique du « cancel » ne fait pas bon ménage avec le dessin de presse qui a pourtant bien adouci son trait

Le mouvement « woke » est apparu aux États-Unis avant d’arriver en France. Woke signifie « éveillé »  : son combat sera de faire ouvrir les yeux sur toutes les injustices, les non-représentations et les humiliations passées et présentes faites envers les minorités. Sauf qu’en plus de dénoncer, on trouve à l’intérieur de ce courant une tendance à la « cancel culture ». Qui signifie « annuler ». Là, l’objectif est tout autre : il s’agit d’appeler à boycotter des individus, des comportements, des œuvres considérés socialement ou moralement inacceptables. Voire, plus radicalement, les effacer. Concernant le dessin de presse – en suivant la logique « cancel » –, il serait plus simple de faire table rase pour repartir d’une page blanche. Il est de  toute manière évident que la caricature a déjà commencé un virage et que les nostalgiques du trash devront faire une croix sur le « c’était mieux avant ».

On dit que la « cancel culture » est un fantasme. Pourtant, il y a bien une réalité derrière ce mot. Ainsi, s’est décidé en 2019 – sous la pression – que la pièce Les Suppliantes d’Eschyle ne serait pas jouée à la Sorbonne. Cette pièce du théâtre antique est alors mise en scène, comme depuis toujours, avec des comédiens portant des maquillages sombres, ce qui est désormais considéré comme raciste par les militants woke. C’est aussi, en 2020, le livre Les Dix petits nègres d’Agatha Christie rebaptisé Ils étaient dix, à la demande de l’arrière-petit-fils de la romancière. En 2021, c’est faire que sur Disney+, des dessins animés comme Aladin, Dumbo, Les Aristochats ou Peter Pan soient supprimés des comptes enfants pour ne rester que chez les adultes avec le message d’avertissement suivant : « Ce programme inclut des représentations négatives  et/ ou maltraitances de gens ou cultures. Ces stéréotypes étaient faux à l’époque et sont faux aujourd’hui. »

Les dessins de presse actuels sont choquants pour beaucoup, alors on imagine quel avertissement il faudrait coller sur ceux datant de quelques décennies. Car nombre d’entre eux pourraient sembler indignes. Ainsi en 1991, en Une de La Grosse Bertha, Cabu dessine Édith Cresson, récemment nommée Première ministre par François Mitterrand. Elle est en jupe, assise à un bureau, jambes largement écartées, culotte bien visible et affirme : « L’ouverture ? Rien à cirer ! » Le mot « ouverture » fait référence à la politique d’« ouverture » aux centristes qui avait été celle de son prédécesseur Michel Rocard. Mais aujourd’hui, sous l’œil woke, on retiendrait le sexisme, et l’image dégradante plus que la référence politique. Et le dessin aurait vite disparu sans autre forme de procès.

Sous un regard moins radical, on peut seulement souligner que c’était une autre époque. Oui, c’est un poncif ! Mais contextualiser reste essentiel et depuis, du chemin a été parcouru. Même s’il est indéniable que Cresson, bien au-delà du dessin de presse, a fait les frais de nombreuses attaques sexistes. Pour autant, est-ce que Cabu était un misogyne cisgenre oppressif ? Remontons en  1971 et à un autre de ses dessins. Cette année-là, Le Nouvel Observateur publie en Une le texte suivant : « La liste des 343 françaises qui ont eu le courage de signer le manifeste “Je me suis fait avorter” », appelant dans ses pages intérieures à la légalisation de l’avortement en France. La semaine suivante Charlie Hebdo traite du sujet. Le dessin de Cabu est titré : « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? » et représente Michel Debré, ministre d’État, qui répond : « C’était pour la France ». Debré est un farouche partisan de la natalité, il est vent debout contre l’avortement. Et si Cabu choisit d’ajouter « salopes » au nombre 343, c’est parce qu’une partie de la classe politique mais aussi des « bons » citoyens, désignent clairement ces femmes ainsi.

En 2021, le manifeste fête ses 50 ans et le dessin de Cabu circule à nouveau. Qui se souvient véritablement de Michel Debré et son lien avec le sujet ? Qui peut même reconnaître son visage ? La presse parle beaucoup du « manifeste des 343 salopes ». Même le ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, reprend la terminologie sur Twitter. Résultat, chaque partage suscite une réaction négative des internautes  : « Méconnaissance historique ou sexisme parfaitement intégré, les médias ne déçoivent jamais » ; « Peut-être que les personnes concernées, donc les femmes qui se font avorter, n’ont pas envie de se faire traiter de salopes. C’est à elles de décider et de choisir leurs soutiens » ; « Je savais même pas ! Je pensais que c’était une dénomination choisie, du type stratégie de retournement du stigmate. Charlie Hebdo, ça a donc toujours été de la merde ». Cette dernière remarque est symptomatique. Si les 343  femmes du manifeste s’étaient elles-mêmes qualifiées de salopes, il s’agirait d’un « retournement du stigmate ». Mais si Charlie l’utilise, c’est de « la merde ». Pourtant, le terme n’était pas une insulte, pas du sexisme. Juste un contre-emploi – oui, un « retournement du stigmate » – provocant. Mais les wokistes restent au « premier degré » pour que, littéralement, rien ne puisse être mal interprété. La forme l’emporte sur le fond… Dans le numéro de 1971 de Charlie, Cavanna enfonçait le clou dans sa chronique  : « Les femmes ne veulent plus être des pondeuses à tout-va. Elles veulent pondre si elles en ont envie, quand elles en ont envie. […] Alors, vive les bonnes femmes ! » Certes l’équipe de Charlie Hebdo des années 1970 n’était pas un modèle en matière de féminisme – tant s’en faut ! –, mais les « bonnes femmes pondeuses » sont bien des mots de soutien. Pas inclusifs, pas convenables, mufles mais participant à une volonté réelle d’émancipation. Si le terme « 343 salopes » est resté, que cela plaise ou non, il est difficile de l’effacer de l’historique.

Aujourd’hui, Chappatte explique : « La défense des minorités et la reconnaissance de leur souffrance est juste et louable, mais les activistes n’ont qu’un seul compas : dénoncer toute atteinte à la dignité des offensés sous n’importe quelle forme que ce soit, sans aucune vergogne pour la liberté d’expression, avec pour but l’effacement du contenu. On a là une lecture binaire de tout message : rien n’est drôle, tout est extrêmement sérieux. […] Le dessin de presse utilise des symboles et des clichés qui évoluent avec le temps. […] Ces clichés reconnaissables sont un vocabulaire avec lequel on construit des phrases complexes. Malheureusement, certains s’arrêtent à la forme et s’en offusque. Sans voir que, parfois, le message du dessin va dans le sens de ce qu’ils dénoncent. »

Le croisement d’informations, l’ironie ou la provoc’ proposés par un dessin ne sont plus admis. La démarche woke ne tolère aucune plaisanterie ou ambiguïté et souvent, l’argumentaire sur les réseaux sociaux se résume à : « Efface ! », « Supprime ! » À l’impératif. En 2021, Coco a déclenché l’ire pour des dessins parus dans Libération. L’un concernait la PMA. L’autre était en lien avec Blanche-Neige et une polémique artificielle venue des États-Unis concernant le baiser du Prince à la belle empoisonnée. Le dessin de Coco montre le Prince penché sur le linceul de Mademoiselle Neige. Il est transpirant et, bien gêné, lui demande : « Je… je…je peux t’embrasser ? » Ce à quoi elle lui répond sans même ouvrir l’œil : « Quel coincé… j’ai couché avec 7 nains, je te rappelle ! » S’en sont suivies des accusations de culture du viol, de mépris de la notion de consentement. Des réactions d’autant plus virulentes que Coco est une femme. De fait, la dessinatrice va en rajouter concernant Blanche-Neige et partager un second dessin, non retenu par Libé. Il est titré « Blanche-Neige dit non à la cancel culture ». On y voit l’héroïne, toujours couchée, entourée des animaux de la forêt. Elle a épinglé sur sa robe : « Prince, fourre-moi avant mon réveil, stp ».

La volonté de Coco est bien d’aller chatouiller les « cancel », de les provoquer. Car qui peut imaginer qu’elle soit contre le consentement ? Mais cela ne l’empêche pas d’user, comme bon lui semble, de sa liberté d’expression. Bref, elle reste de l’école Charlie même s’il reste au final très peu de professionnels dans cette veine. L’hebdo a d’ailleurs sorti à la même époque un hors-série intitulé « Allez tous vous faire offenser ! Lettre aux nouveaux curetons de la pensée ». Ce « Allez tous vous faire offenser ! » est dans le même axe que le combat de Charlie pour défendre le droit au blasphème à travers les caricatures de Mahomet. Et le mot « curetons » n’est pas choisi au hasard.

Xavier Gorce aussi est en lutte contre ce qu’il estime être les errements idéologiques de la pensée du woke et de la cancel culture. Et s’il a donné beaucoup d’interviews suite au clash avec le journal Le Monde, il va aussi publier un essai intitulé Raison et dérision. Revenant sur le bad buzz généré par son dessin sur l’inceste, la reculade du journal et sa démission : « Mon départ du Monde n’est pas un caprice de diva blessée dans son amour-propre. C’est une décision prise à froid, en conscience et sur des bases factuelles : ces excuses et les raisons qui les ont justifiées témoignent de ce qui est pour moi une nouvelle manifestation de dangereux glissements de pans de notre société. Cela dépasse très largement mon cas personnel, anecdotique, je vais essayer d’expliquer ici pourquoi. » Durant une quarantaine de pages, il détaille son propos, tout comme Charlie Hebdo développe dans son hors-série ce qui lui semble être un projet de société qui va bien au-delà du simple sujet du dessin de presse.

Mais tous les dessinateurs ne sont pas sur cette ligne. Aurel estime ainsi qu’« on est en prise direct avec la société et l’on doit tenir compte de son évolution. C’est un peu idiot de prétendre : “ Aujourd’hui, Desproges ne pourrait plus…” Il y a plus de trente ans, la société de Desproges n’était pas la même que la nôtre. C’est comme relire l’histoire a posteriori, c’est complètement débile. On ne peut pas rester bloqué à Choron, Wolinski ou Reiser. Ce n’était pas mieux avant, juste pas la même époque. C’était excellent, différent mais franchement, certaines couvertures de Charlie par Reiser passeraient aujourd’hui pour de l’humour de droite. Comme quoi … » Et Soulcié d’ajouter : « Aurel avait dit, en gros, à mon pote Lasserpe que comme il y avait une crise de l’humour, le dessin de presse en général irait vers une sorte de consensus, de forme un peu plus molle. Que les dessins façon Charlie Hebdo, Hara-Kiri, à l’ancienne, sont voués à disparaître et ceux qui ne s’adapteront pas ne bosseront plus. Tous les marchés subissent des variations et des fluctuations … »

Il est probable qu’en raison de l’évolution des mœurs, par obligation mais aussi par conviction, le dessin de presse finisse par adoucir le trait. Il a d’ailleurs entamé sa mutation même si certains professionnels arrivent à rester piquants sans aller jusqu’au rentre-dedans. Dans un début de siècle clivant, où chaque débat et question de société tourne au pugilat, il semble que le dessin de presse « coup de poing dans la gueule » soit passé de mode. Encore que… prendre le contre-pied de son époque a toujours été dans sa nature. Il faut juste espérer qu’il trouve un biais pour muer sans y laisser son identité.

La caricature – et par extension le dessin de presse – porte en elle le rire. Et le rire, n’a pas toujours une image positive ou bienveillante. Si, selon Aristote, il est le propre de l’homme, le rire est un éternel suspect. Comme l’explique Pascal Hintermeyer, « les pères de l’Église ont relevé que, pendant toute sa vie terrestre, le Christ n’avait pas ri. Le rire pouvait dès lors être fustigé comme un mouvement d’inspiration démoniaque, une insulte à la création divine […]. Décrié pour sa futilité par les interprètes de la transcendance et toutes sortes d’entrepreneurs de morale, le rire l’est aussi parce qu’il serait une manifestation impénitente de l’orgueil humain. La remise en cause de la légèreté et de la suffisance du rire se retrouve chez nombre de philosophes qui envisagent le rire comme une menace pour la logique, la cohérence et le sérieux. » Aujourd’hui, comme hier, la charge de la caricature resterait une atteinte à l’élévation de notre condition qu’il serait bon de faire taire.

Extrait du livre de Fabienne Desseux, Cami et Urbs, « Qui veut la peau du dessin de presse ? : Abédécaire critique pour défendre la liberté d'expression », publié aux éditions Eyrolles

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