Le terrorisme, un fléau plus tactique que stratégique pour les Etats ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Terrorisme
Des unes de magazines et de journaux après les attentats du 11 septembre 2011.
Des unes de magazines et de journaux après les attentats du 11 septembre 2011.
©Eric Feferberg / AFP

Bonnes feuilles

Frédéric Encel publie « Les Voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle » aux éditions Odile Jacob. La puissance, qu’elle menace ou qu’elle protège, détermine les conditions d’existence des États et des populations. Cet ouvrage dresse un état des lieux de la planète, un panorama des principales entités étatiques et des enjeux régionaux saillants. Extrait 2/2.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Le terrorisme est, pour les États, un fléau plus tactique que stratégique en ce sens qu’il n’est presque jamais en capacité d’en abattre un, même faible. Si l’on s’entend sur une définition classique et sommaire du phénomène, à savoir l’usage de la force létale contre des civils et des militaires indistinctement visés, pour des motivations idéologiques ou religieuses et en recherchant le maximum de publicité, alors on comprend que cette impuissance relative tient à deux manques : volonté et efficacité. Le terrorisme cherche à modifier les conditions d’un rapport de force avec un régime ou un gouvernement, à renverser parfois ce dernier, mais très rarement à détruire l’État. Lors des guerres dites de libération nationale, les terroristes de type nationaliste (ici dans l’acception indépendantiste et non forcément idéologique du terme) comme les Tigres tamouls sri-lankais, les Basques de l’ETA, les Irlandais de l’IRA ou les Palestiniens de l’OLP cherchaient même à en bâtir un sur une portion de l’État-cible existant ou à sa proximité. Il en va de même pour nombre de djihadistes parmi les terroristes islamistes, ceux de l’État islamique qui tentent de (re)constituer un État califal panislamique. À cet égard, autant les djihadistes d’Al-Qaida (la base) ont plutôt imité dans les années 2000 une forme de « trotskysme » de l’islamisme radical en imitant les focos latino-américains aux géographies imprenables via un fer de lance ultraformé et déterminé, et à créer les conditions du chaos afin que s’effondre le « camp des mécréants et des traîtres » (le Dar al-Harb, la maison de la guerre), autant Daesh a imité dans les années 2010 une forme de « stalinisme » de l’islamisme radical, assumant fort bien les structures traditionnelles de l’État telles qu’une armée, une monnaie, une industrie, une diplomatie et même des frontières s’apparentant (souvent, mais pas systématiquement, puisque ni la Jordanie ni la Turquie ne furent attaquées) à des fronts. Quant à la confrérie islamiste des Frères musulmans, elle a dérivé dès les années 1960 vers le terrorisme mais, là encore, avec pour objectif stratégique l’islamisation de l’intérieur ou le renversement de gouvernements « traîtres » dans l’ensemble du monde arabo-musulman – tentatives d’assassinat réussies ou échouées contre Nasser, Sadate, Moubarak et divers Premiers ministres et ministres arabes – plutôt que la destruction des États existants.

Les marxistes-léninistes violents tels les maoïstes du Sentier lumineux, dans le Pérou des décennies 1970-1990, ne rejetaient pas non plus la structure étatique, s’adossant du reste au soutien des États du bloc communiste ou d’États arabes autoproclamés progressistes, mais l’exigeaient débarrassée de sa nature « capitaliste » et/ou « fasciste » en attendant le grand soir et la Révolution prolétarienne mondiale. Cette guérilla dirigée par Abimaël Guzman (mort en septembre 2021) restera comme la plus meurtrière – avec à son actif plus de cent mille morts – et l’une des plus tenaces du XXe siècle ; et pourtant elle échoua et sa cible étatique existe toujours, inamovible. Reste l’exception des anarchistes et nihilistes de la fin du XIXe siècle dont la prétention était d’abattre les États existants par des attentats – cette « propagande par le fait » – mais qui demeurent dans l’histoire un épiphénomène dans le temps (années 1880-1910), dans l’espace (essentiellement sud-ouest-européen, russe et étasunien) et même dans l’histoire de la pensée anarchiste. Enfin l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (Asala) frappe-t-elle entre 1975 et 1984 des cibles turques mais –  cas très original  – moins pour des raisons indépendantistes (avant l’indépendance de 1991, la République autonome d’Arménie se trouve en URSS) ou politiques contre l’État turc que mémorielles ; il s’agit d’attirer l’attention sur la négation du génocide arménien de 1915 par Ankara, et, accessoirement, de faire libérer ses propres activistes incarcérés.

Peu de volonté donc finalement, mais pas davantage d’efficacité. Les groupes terroristes, par définition moins nombreux relativement aux forces de l’ordre policières et militaires des États, ne disposent pas de leur puissance de feu, sauf très exceptionnellement et en one shot quand ils utilisent des armes par destination tels des avions civils projetés sur des gratte-ciels. L’effet de surprise, la souplesse d’action, la rapidité d’initiative et la nécessité du secret leur interdisent des troupes pléthoriques et des lieux de regroupement trop considérables. Espaces contrôlés, personnels rares, armements non stratégiques, moyens limités ; comment acquérir, subtiliser et entreposer hélicoptères ou avions de combat, chars d’assaut ou navires de guerre ? Plutôt susciter la peur et le ressentiment de populations visées qui exigeront davantage de sécurité auprès de leur gouvernement, affaiblir celui-ci au profit de forces politiques démagogiques jouant la surenchère sécuritaire, affaiblir les finances publiques en contraignant l’État à des dépenses supplémentaires. Les terroristes savent et veulent faire, mais à bas coût et pas pour détruire l’État, ses institutions, ses finances, ses alliés et le fréquent attachement que lui témoigne la population qu’il encadre.

Après le 11-Septembre, quantité de compagnies aériennes, d’entreprises de tourisme et de loisirs ont fait faillite, entraînant dans leurs chutes des milliers de sous-traitants et privant d’emplois d’autres millions de gens à travers le monde. Mais combien d’États ont chuté ? Et combien auparavant sous les coups des Brigades rouges, de l’Armée rouge japonaise, d’Action directe et de la bande à Baader ? Combien jadis sous les coups de Caserio, de la bande à Bonnot, de Vaillant, de Ravachol, et combien encore sous ceux des terroristes parmi les séparatistes ou indépendantistes tamouls, basques, palestiniens, et irlandais ? Aucun. Le terrorisme affaiblit parfois mais ne subjugue pas. À telle enseigne qu’on peut inverser le problème et se demander s’il ne contribue pas dans certains cas au renforcement plutôt qu’à l’affaiblissement de l’État, quitte à fragiliser un gouvernement présidant à un instant T à ses destinées ? La IIIe République française à l’aube de la Première Guerre mondiale, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest (États considérés comme justement faibles alors) de la décennie de plomb ainsi que le Japon à la même époque, Népal et Pérou des décennies 1980-1990, la Russie du début des années  2000, l’Espagne de toutes les années ETA, l’Algérie de la terrible décennie 1990, Israël depuis sa création en 1948, les États-Unis du 11-Septembre ou la Ve République française depuis 2012. Sans comparer bien entendu les contextes ni la nature de ces États et pas non plus ceux de leurs vagues d’attentats respectives, force est de constater qu’ils ont tenu bon et qu’ils se sont renforcés, surtout les démocratiques d’entre eux puisque n’ayant pas abandonné cette « fragilité » intrinsèque. Leurs gouvernements ont-ils varié de ligne politique, économique ou stratégique sous la pression terroriste ? Sans doute dans une certaine mesure, avec parfois l’hubris de vengeance exprimée désastreusement, comme lors de la « war on terror » de Bush fils, mais pas si fondamentalement à regarder leurs alliances, entrées en guerre, traités de paix et systèmes institutionnels. Certes, les groupes terroristes ont d’abord les Blancs en termes échiquéens, soit un coup d’avance, et maîtrisent bien le piège de l’exaspérant moustique invitant le marteau à s’abattre sur lui afin de fracasser la porcelaine alentour, mais ce n’est guère nouveau. Ils furent jadis (les Assassins ismaéliens au XIIe siècle), sont aujourd’hui (islamistes radicaux) et seront demain des acteurs de la vie politique internationale. Mais pour l’heure, les États continuent de les surclasser assez aisément.

A lire aussi : La Russie, une grande puissance mais pauvre économiquement qui joue la carte de la victimisation face aux Occidentaux à travers la menace de l’OTAN

Extrait du livre de Frédéric Encel, « Les Voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle », publié aux éditions Odile Jacob

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