Le scrutin qu’il aurait fallu annuler : le scandale des Municipales 2020<!-- --> | Atlantico.fr
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élections municipales gestes barrières bilan 2020 report annulation calendrier confinement mars
élections municipales gestes barrières bilan 2020 report annulation calendrier confinement mars
©JEFF PACHOUD / AFP

Bilan de l'année 2020

A l'occasion de la fin de l'année, Atlantico a demandé à ses contributeurs les plus fidèles de dresser un bilan de cette année 2020. Jean Petaux revient sur les élections municipales, dont le premier tour s'était déroulé à quelques jours seulement du premier confinement.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Au milieu de « l’annus horibilis » 2020, les Français ont connu une séquence électorale hors-norme : des élections municipales que l’on peut considérer comme lourdes d’enseignement et dont on n’a pas assez tiré les leçons.

Parmi tous les commentaires que l’on peut faire sur cette consultation qui allait, hélas, s’avérer médiocre et misérable, bien au-delà de la « lecture politique » des résultats qui d’ailleurs ne montre pas du tout nationalement de « vague verte », ni de bouleversement partisan massif, il en est un qui est majeur et qui d’ailleurs rend quasi-impossible une analyse prospective pour les prochains scrutins. Il concerne le fait que les Municipales 2020 ont été organisées dans des circonstances aussi exceptionnelles que scandaleuses, n’en déplaise au Conseil constitutionnel qui n’y a rien trouvé à redire. Dûment soutenu d’ailleurs en cela par le silence aussi gêné que cynique de la totalité de la classe politique, pour une fois unanime dans sa lâcheté, trop heureuse de passer aux grandes vacances de l’été 2020, le 28 juin au soir.

1. Un contexte politique national complexe sur un fond croissant d’abstentionnisme municipal

Rappelons le contexte. Après une campagne de premier tour compliquée, lancée dans un certain nombre de villes à la rentrée scolaire 2019, mais réellement inscrite à l’agenda politique au début de l’année 2020, on constate déjà à la faveur d’un certain nombre de signaux faibles que ces « Municipales 2020 » ne vont pas être un « grand cru » en tant que séquence où l’on voit s’amorcer un basculement profond de la société française, d’un côté ou de l’autre. En d’autres termes : cette consultation n’imprime guère. Plusieurs raisons sans doute explique ce phénomène. Deux explications plutôt structurelles d’abord. D’une part plus que les fois précédentes, la « fonction mayorale » attire moins. Les exemples se multiplient dans les médias de maires physiquement attaqués, menacés, dont l’autorité est bafouée quotidiennement. Jusqu’à y laisser leur vie.  A six mois du scrutin, dès l’automne 2019, se diffuse l’idée selon laquelle « le métier de maire » est un « sale boulot ». D’autre part, et c’est le pendant de ce premier constat : si les Français continuent de considérer avec intérêt, en terme de participation au vote, deux élections parmi toutes les consultations qui leur sont proposés, la présidentielle et les municipales, la désaffection affichée dans l’intention de se déplacer pour voter n’a jamais atteint un tel niveau et la confiance dans les maires, toujours au premier rang cela dit par rapport aux autres « politiques », s’est considérablement érodée entre 2014 et 2020.

On trouve aussi des raisons plus conjoncturelles. Le parti gouvernemental, LREM, aborde mal cette consultation. Ce n’est pas nouveau sous la Cinquième République. Alors qu’ils obtiennent un bon score aux législatives de 1958, de très bons résultats à celles de 1962 et de plus fragiles en 1967 (mais la majorité est néanmoins sauvée pour la droite) et un raz-de-marée aux législatives de juin 1968, les Gaullistes ont toutes les peines du monde pour s’implanter dans les villes, grandes, moyennes ou petites d’ailleurs. Ce n’est qu’à partir de 1971 que le sort électoral municipal leur devient favorable, quand ils s’allient, sur la « ligne pompidolienne » devenue compatible, aux notables locaux, aux centristes ou « Indépendants ». LREM est confrontée au même syndrome. Ses candidats n’accrochent pas à l’échelle des villes. Ils prennent par ailleurs de plein fouet les réformes voulues et portées, souvent maladroitement, par l’exécutif.

Aux municipales de 1983, les listes d’Union de la Gauche avaient aussi souffert du vote « des déçus du socialisme » (expression de feu VGE d’ailleurs). Certaines équipes élues en 1977, donc mal implantées encore, ont été balayées en 1983 (à Nantes par exemple ou à Pessac), quand celles qui en étaient à leur troisième ou quatrième mandature ont supporté le choc politique national (sans même parler du Marseille de Gaston Defferre). Mais pour LREM c’est une toute autre histoire. Ce parti, sans structure départementale, sans colonne vertébrale, sans véritable cadre organisationnel, n’a pas eu le temps de s’implanter localement en France avant l’élection de son leader à l’Elysée en mai 2017… Il va le payer cash : à Paris, à Lyon, à Marseille, à Lille ou à Bordeaux. Sans compter que dans de nombreux cas l’alliance parlementaire LREM / MODEM n’est pas du tout reconduite localement et les élus sortants MODEM continuent, comme si de rien n’était, à s’associer avec Les Républicains, souvent bien installés aux commandes de leur mairie.

Du côté de la gauche de la gauche on assiste à un véritable « bal des faux nez ». LFI ne s’affiche pas et avance masquée (belle anticipation sur l’obligation sanitaire qui va suivre) en soutenant des « listes citoyennes », officiellement « Divers Gauche » mais planquant l’étiquette de la tête de liste sous un flot de mots destinés surtout, en cas de défaite, à éviter tout décompte national négatif. Même chose évidemment au RN où, de manière encore plus claire, le parti de Marine Le Pen affiche ses ambitions plus que modestes. Jusqu’à ne présenter aucune liste par exemple dans le deuxième département le plus grand de France en superficie : les Landes.  Quant au PS et à ses alliés traditionnels de l’ex-Union de la Gauche ou de l’ex-Gauche plurielle, il s’est contenté de « gérer les stocks » en faisant en sorte, quand même, que ses élus sortants ne soient pas éliminés par les effets secondaires de sa maladie profonde, contractée en 2017 : la catalepsie. Il n’y a plus vraiment de ligne directrice et on trouve toutes les couleurs possibles en termes d’alliance. Dans certains cas le PS est totalement hypnotisé par les Verts et se laisse tailler des croupières dans la composition des listes. Dans d’autres il fait cavalier seul. Marx envisageait une société où ce serait « à chacun ses besoins ». le PS a conçu le « à chacun selon ses moyens ». De toute manière, pour le PS la situation se résume sans doute à cette phrase, à maints égards surréaliste dans son énoncé : « Olivier Faure est assis dans le fauteuil de François Mitterrand  à la tête du PS ». On se pince.

Les Verts sont en embuscade : disponibles pour quelques « coups ». Ils vont en réussir deux dans le groupe des 76 villes françaises comptant entre 50.000 et 100.000 habitants (Poitiers sur le PS et Colombes sur LR). Ils vont aussi gagner dans 7 des 41 villes de France de plus de 100.000 habitants… En fait ils ne sont vainqueurs, sur leurs propres forces, que dans 2 villes : à Lyon et à Strasbourg. Dans les 5 autres villes qu’ils gagnent (Marseille, Bordeaux, Nancy, etc.) ils l’emportent en coalition avec le PS et leurs alliés. Et on vient de voir à Marseille comment le « Printemps marseillais » a fait « pschitt » pour EELV. Un bilan qui ne ressemble pas du tout à une vague, encore moins à un tsunami vert. Et pourtant le cliché va tourner en boucle au point d’être encore répété aujourd’hui, préfigurant les prochaines élections territoriales de 2021. Paresse de l’analyse et info-intox à visées performatives.

2. Les effets électoraux d’un événement inattendu : le virus dans les urnes

Dans un tel contexte potentiellement abstentionniste, il suffit que surgisse une crise systémique comme celle de la pandémie pour que l’ampleur du désastre électoral soit totale. 14 élections municipales ont été organisées en France depuis 1945. Si on prend en compte les 12 dernières (depuis mars 1959), les abstentions les plus faibles enregistrées au premier tour sont celles que l’on mesure en 1965 (21,8% des inscrits) ; 1977 (21,1%) et 1983 (21,6%). Le record de participation a lieu d’ailleurs au second tour de 1983 : 79,7% soit 20,3% d’abstention. Dans la décennie 1990, l’abstention aux municipales franchit la barre des 30% (1995). Au plus fort, en 2014, elle atteint 36,45% au premier tour et 37,87% au second. Mais c’était là encore un chiffre limité (bien qu’inquiétant).

Le premier tour des municipales 2020 va venir tout exploser : 55,25% d’abstention au plan national. Près de 19 points d’augmentation en regard du premier tour de 2014. Le second tour voit la situation s’aggraver : 58,4% d’abstention, soit une hausse de 20,53% par rapport à 2014.  Quand on fait la corrélation entre la diffusion du virus au premier tour et le taux d’abstention on distingue immédiatement dans la carte de France de l’abstention celle des hôpitaux saturés du Grand-Est ; d’lle-de-France et des Hauts-de-France par la poussée de la pandémie de Covid-19.

Evoquons maintenant les conditions matérielles de ce scrutin. Hormis en 1945 où le premier tour a lieu le 29 avril et le second le 13 mai (avec la fin de la Seconde guerre mondiale sur le théâtre occidental qui intervient entre les deux tours, le 8 mai..), le législateur a prévu, comme pour toutes les élections (sauf la présidentielle), un délai d’une semaine entre les deux tours. Et encore ce laps de temps est-il limité puisque les listes « fusionnées » (ou pas) doivent être déposées « en préfecture » (formule consacrée) le mardi d’entre les deux tours, à 18h. En 2020, rien de tout cela n’existe. Le samedi 14 mars au soir, le Premier ministre annonce la fermeture des bars, des restaurants, des établissements scolaires et universitaires… mais les élections sont maintenues. On aurait voulu « tuer le match » qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Les leaders des partis politiques, aux premiers rangs desquels on trouve le président de LR Christian Jacob, et surtout le Président du Sénat, Gérard Larcher (deuxième personnage de l’Etat) très préoccupé par « ses » Sénatoriales de l’automne dont les maires constituent le gros bataillon des grands électeurs et dont, évidemment, l’élection revêt un caractère « stratégique »,  ont crié au « quasi coup d’Etat » en cas de report du premier tour, dès le jeudi 12 mars.

Voilà donc un premier tour délirant et pathétique à l’issue duquel on compte la bagatelle de 1.250 villes françaises sur les 9.000 de plus de 1.000 habitants qui voient élue une équipe municipale, dès le 15 mars au soir, avec… moins de 25% des inscrits. D’ailleurs si elles avaient compté moins de 1.000 habitants, pour cause de « quorum électoral », il aurait fallu revoter. Le « palmarès » de ces villes aux maires (très) mal élus est intéressant à feuilleter.  Record national : Annemasse, la liste du divers gauche est élue avec 13,44% des inscrits. À Tourcoing : la liste du futur ministre de l’Intérieur, Gérard Darmanin, est réélue avec 15,05% des inscrits. À Troyes, la ville du président de l’Association des Maires de France (dont la voix a particulièrement pesé dans le maintien, coûte que coûte, du scrutin le 15 mars) : la liste Baroin est réélue avec 20,01% des inscrits. L’inventaire des 1.250 villes montre une égale répartition entre le bloc de droite et le bloc de gauche. Tout le monde s’y est retrouvé et, tous les partis confondus, sans jamais l’avouer naturellement, ont admis, avec un vrai consensus, que « ce qui était fait n’était plus à faire »… « Quoi qu’il en coûte » là aussi !  

Comme si cela ne suffisait pas… Il faut persister dans l’erreur pour le second tour. Celui-ci on l’a dit, est organisé plus de trois mois après le premier. Là où s’écoule traditionnellement une semaine, cette année on va en décompter 14. À qui fera-t-on croire que le scrutin n’a pas été biaisé ? Ne s’est-il rien passé comme événement pendant ces 14 semaines de confinement / déconfinement ? À qui a profité ce délai hors du commun et cette introduction dans le débat démocratique et municipal d’un élément totalement étranger ? Nul ne le saura jamais. Pour autant tous les observateurs ont conscience qu’il s’est passé quelque chose dans cette période.

Faisant fi de toutes ces réserves, la classe politique unanime va répéter la situation héritée du premier tour. Sans états d’âme.  Les équipes municipales élues, au soir du second tour, avec une abstention nationalement augmentée l’ont été avec des scores rapportés aux inscrits inférieurs à 18% voire 15% ou encore moins. Un des records de France pour le second tour est la ville de Roubaix. Aux deux tours, à 14 semaines d’écart, l’abstention est quasiment identique : 77% des inscrits sont restés chez eux (22 points de plus qu’au second tour de 2014). La liste qui va l’emporter le 28 juin, celle de Guillaume Delbar (Union centriste), a obtenu 41,22% des exprimés au premier tour, soit 8,89% par rapport aux inscrits. Au second tour elle gagne certes avec 56,20% des exprimés contre la liste « Divers Gauche » restée en lice, mais son score, rapporté aux inscrits est de 12,31%. La liste minoritaire obtient de son côté 9,59% des inscrits.

3.Une légitimité municipale encore plus affaiblie et un mauvais coup porté à la démocratie représentative

On objectera à ce constat qu’en matière électorale les « absents ont toujours tort » et que seuls comptent les suffrages exprimés, avec une majorité absolue ou relative. Mais, comme en toute chose, il y a des limites à respecter et à ne pas franchir. D’ailleurs le législateur ne méconnait pas cet enjeu puisqu’il a instauré un quorum électoral par rapport aux inscrits, aussi bien aux Législatives qu’aux Départementales et, on l’a vu, aux Municipales pour les communes de moins de 1.000 habitants en France (environ 75% de 35.000). Comment peut-on imaginer le degré d’adhésion de la population d’une ville à tel ou tel projet municipal, à tel ou tel choix (même symbolique, même « communicationnel ») avec une telle légitimité électorale ? Quand à peine un roubaisien sur dix a voté pour le maire, certes sortant (M. Delbar a été élu en 2014 en l’emportant alors sur la liste de gauche), où se situe la crédibilité du projet municipal ? Comment envisager même une forme de participation citoyenne avec une telle entrée en matière pour une mandature de six ans ? Le développement des Etablissements publics de coopération intercommunale (Métropoles, Communautés urbaines, d’agglomération ou de communes) a déjà considérablement « décentré » le lieu du pouvoir local en concentrant dans les « Intercos » des moyens considérables d’investissements, de services publics locaux, d’aides au développement économique. Cela s’est fait dans des assemblées dont la représentation démocratique n’est pas en cause (les élus qui y siègent sont « connus » des électeurs par la mise en place du bulletin avec « délégations fléchées » en 2014), mais ces mêmes assemblées sont néanmoins composées au second degré. Ajouter un niveau à une élection déjà faiblement représentative, c’est éloigner encore davantage le citoyen du cœur de la décision politique.

Bien plus grave. La démocratie représentative n’avait pas besoin de cette séquence pathétique. Placée sous les feux croisés de critiques diverses et variées, venues de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite :  « le tirage au sort de citoyens est plus démocratique que l’élection » ; « élections pièges à cons » ; « ce n’est pas parce qu’on est minoritaires qu’on n’a pas raison » ; « les manifestations et les pétitions sont plus démocratiques que les élections » ; « Vive le RIC ! » ; « À bas les élus !... » quand « Ils ne sont pas tous pourris… » ; etc, l’élection municipale aurait mérité plus de respect et plus de considération. Faut-il rappeler que la conquête de la démocratie citoyenne s’est faite aussi par l’échelon local ? Faut-il souligner ici l’importance des Maires dans l’instauration par exemple du « socialisme municipal », dans la « démocratisation culturelle », dans les « services aux personnes » ?  

Le fait que tous les partis politiques aient laissé, sans regimber, les « circonstances » agir ainsi contre l’acte électoral à l’échelle d’un pays comme la France, avec ses 35.000 communes, est scandaleux. Car, en dépit de certains forts esprits non dénués d’intentions malsaines à l’égard des institutions (l’institution municipale existe bel et bien et fait donc aussi partie des « cibles »), l’expression du vote demeure le SEUL et UNIQUE moyen d’organiser le débat démocratique, de « faire politique » et de réguler notre vie en société, au niveau le plus proche des individus.

Qu’on est laissé ainsi se dérouler les Municipales 2020 dit bien des choses sur l’état de la vie politique en France. Elle souffre d’un mal que la pandémie de la Covid-19 n’aura fait que révéler et amplifier : la mélancolie. Celle connue des Grecs : « la bile noire », la terrible « tristesse ». Avec un risque de contagion forte pour 2021 et les élections régionales et départementales, même repoussées en juin, si on les traite avec autant de désinvolture et d’irresponsabilité.

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