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Le Point part à la chasse aux néo-conservateurs… et manque sa cible
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Raté !

Dans son dernier numéro, l'hebdomadaire Le Point consacre sa une au courant souverainiste qu'il nomme "les néo-cons à la française". Le terme « néo-cons » désigne portant un courant politique américain, qui fut responsable de l’intervention en Irak en 2003, très éloigné de l'idéologie défendue par les personnalités citées dans le dossier.

Jacques Sapir

Jacques Sapir

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

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Cet article a initialement été publié sur le blog de Jacques Sapir RussEurope.

Le Point vient de consacrer dans son n°2150 un dossier sur ce qu’il appelle les « néo-cons » à la française, comprendre le mouvement souverainiste. C’est un bel exemple de littérature à l’estomac où la forme prend le pas sur le fond. Sur la couverture, il est mis « Ils détestent l’Europe, le libéralisme et la mondialisation ». Sous ce vocable donc, l’hebdomadaire inclus de Jean-Pierre Chevènement à Marine Le Pen, et met l’accent sur des « prescripteurs » d’opinion comme Natacha Polony et Eric Zemmour. Votre humble serviteur y est abondamment cité, que ce soit pour mon hypothèse d’un gouvernement Chevènement, ou comme « supporter le plus cohérent de l’autre politique » (pp. 49 et 50). Je le suis à nouveau dans l’article de P-A. Delhommais (p. 56) mais sur une contre-vérité : n’en déplaise au sieur Delhommais, je ne suis pas « l’inventeur » du concept de démondialisation. Je n’ai fait que reprendre l’expression, en lui donnant il est vrai un contenu plus économique, du sociologue philippin Walden Bello dans son ouvrage Deglobalization, ideas for a New World Economy[1]. Bel exemple de l’ignorance des sources et des concepts du sieur Delhommais… Car l’œuvre de Walden Bello est des plus intéressantes, avec en particulier une interrogation sur le lien entre mondialisation et famine[2]. Seulement voilà, il est issu du « Tiers-Monde » (tiens, tiens, les critiques de la mondialisation ne sont pas toutes des critiques de nantis…) et il s’exprime en anglais….

Une première chose émerge de manière évidente de ce « dossier », terme qui recouvre en fait un assemblage de bric et de broc, ficelé à la va-vite par Brice Couturier et Sébastien le Fol. La presse, que l’on dit « grand public », a peur ! En témoigne le sous-titre de l’article : « Triomphe. Venus de la gauche ou de la droite, ils sont antilibéraux, antieuropéens et antimondialistes ». Elle a peur de ce que représente ce mouvement, au point d’y associer des gens qui n’en font pas véritablement parti (Patrick Buisson, Henri Guaino ou Yves Cochet) et d’en omettre d’autres (Jean-Luc Gréau, Bertrand Renouvin). Elle a peur de ce que représente désormais dans le débat public le mouvement souverainiste, qu’il fasse référence à la Nation comme principe intangible (ce qui définit plutôt des gens venus idéologiquement de droite) ou qu’il fasse référence à la Nation comme construction sociale ayant acquis son autonomie (ce qui définit plutôt des gens venus idéologiquement de gauche). En réalité, le dossier étant construit à charge, on voit tout de suite l’intérêt pour les auteurs et de la confusion de noms et de l’usage du terme « néo-cons ». Ce dernier, en réalité, désigne un courant politique américain, qui fut responsable de l’intervention en Irak en 2003. Des personnalités, comme Bernard-Henri Lévy y sont bien plus apparentées que des personnes s’étant fermement opposées à cette intervention. Mais il est clair que Brice Couturier et Sébastien le Fol ne cherchaient pas à faire une description honnête de ce courant, mais simplement à le discréditer. Néanmoins, dans ce but, ils ont été obligés de lui donner une importante visibilité médiatique, prenant acte du succès rencontré par certaines de ses thèses, comme la dissolution de l’Euro et la primauté des Nations.

Une deuxième chose émerge ensuite de manière tout aussi évidente : il y a une opération pour présenter comme « français » ce qui est en réalité un courant international. Cette opération est bien sûr nécessaire pour caser l’interview d’Antoine Compagnon « La France, berceau des antimodernes » (p. 72). Seulement, c’est faux, et ce l’est à un point tel que l’on est saisi soit de frayeurs devant la méconnaissance des journalistes du Point soit devant leur mauvaise foi… Si l’on prend le thème de la démondialisation, les références internationales sont nombreuses avec Dani Rodrik (Américain, d’origine turque et Prix Leontieff), la regrettée Alice Amsden (Américaine), Lance Taylor (Américain) et son confrère colombien J. A. Ocampo[3], Ha-Jon Chang (un universitaire coréen)[4], Kevin Gallagher (Britannique), F. Ackerman (Américain) l’un des contempteurs de l’OMC et du cycle de Doha[5], et bien entendu Walden Bello. Sur l’Euro, outre de nombreux universitaires français (Jean-Jacques Rosa, Gérard Laffay, Jean-Pierre Vesperini, Fréderic Lordon) nous avons des Italiens (Alberto Bagnai, Claudio Borghi Aquilini, Giuseppe di Taranto et Antonio Rinaldi pour ne citer que des professeurs), des Allemands (Hans-Olaf Henkel et Alfred Steinherr[6]), des Espagnols (Juan Francisco Martín[7] Seco et Antoni Soy[8]), des Britanniques (Brigitte Granville, Peter Oppenheimer), bref, comme aurait dit Victor Hugo « j’en passe et des meilleurs »[9]. Je n’ai pas ajouté des collègues américains, car immédiatement l’argument surgit ; « ah, mais les Américains veulent protéger le Dollar et sont contre l’Euro ». Je signale cependant que c’est insultant pour des économistes de grande réputation comme Joseph Stiglitz et Paul Krugman, et que cet argument revient à légitimer une nouvelle « théorie du complot ».

Un troisième constat s’impose : Brice Couturier et Sébastien le Fol font aux divers souverainistes un procès d’intention que rien ne vient appuyer. Nous voudrions « tourner le dos au monde » et « renoncer à l’idéal de progrès ». Nous serions aussi « contre l’Europe ». La première accusation s’appuie sur la confusion entre deux concepts, celui de protectionnisme et celui d’autarcie. Un étudiant de première année sait bien qu’il y a une grande différence entre les deux et que le protectionnisme n’implique nullement l’interruption des échanges internationaux. Mais, à l’évidence, le savoir d’un étudiant en première année est trop indigne de nos procureurs ! À défaut de savoir, et même de savoir-faire, ils n’ont que le faire-savoir. On leur conseillera donc de lire mon ouvrage, La démondialisation[10], qui est très explicite sur ces points. On le conseillera aussi à Jacques Julliard, qui aurait évité de se ridiculiser sur ce point. De même aurait-il grand intérêt à lire un des ouvrages de Ha-Jon Chang[11], ou Dani Rodrik, ou encore le regretté Paul Bairoch[12]. Par ailleurs, rien dans les écrits de ce groupe d’économistes ou de publicistes (si l’on y inclut Natacha Polony et Eric Zemmour) ne vient corroborer un renoncement à l’idéal du progrès. Enfin, sur l’Europe, s’il est vrai que nous avons des réserves, et pour certains plus encore, vis-à-vis de l’Union européenne, il faut rappeler que celle-ci n’est pas l’Europe, et que l’on peut être européen de bien des manières.

Un quatrième point doit aussi être mentionné. Couturier et Le Fol nous associent à la « ligne Maginot », démontrant par la même leur ignorance crasse de l’histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale. La ligne Maginot fut conçue pour économiser des hommes. Elle n’a jamais eu prétention à couvrir la totalité du territoire français. Mais, compte tenu du déséquilibre démographique entre la France et l’Allemagne, la France ne pouvait couvrir la totalité de ses frontières par son « corps de manœuvre ». Ce dernier (les Divisions Légères Mécaniques et des Divisions Cuirassées) fut gaspillé dans la manœuvre « DYLE » pour aider les forces des Pays-Bas et de la Belgique. Montant vers le Nord, il devenait vulnérable au « coup de faux » de Guderian à partir de Sedan. Néanmoins, il se battit bien, en particulier à Gembloux[13] et à Stone où les chars allemands furent arrêtés. C’est sans doute trop demander à des journalistes à gage de se souvenir des soldats morts pour arrêter les hordes nazies. Mais, du moins qu’ils cessent de répéter les mêmes âneries éculées, ou qu’ils se taisent !


[1] W. Bello, Deglobalization: Ideas for a New World Economy, Zed Books, London, New York, 2002.

[2] W. Bello, La Fabrique de la famine. Les Paysans face à la mondialisation, Éditions Carnets Nord, 2012.

[3] J. A. Ocampo, L. Taylor, « Trade liberalization in Developing Economies: Modest Benefits but Problems with Productivity Growth, Macro Prices and Income Distribution », Center for Economic Policy Analysis Working Paper, n° 8, New York, CEPA, New School for Social Research, 1998

[4] H.-J. Chang, Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, Londres, Anthem Press, 2002.

[5] F. Ackerman, « The Shrinking Gains from Trade: A Critical Assessment of Doha Round Projections », Global Development and Environment Institute. Working Paper, vol. 5, n° 1, Medford (Ma.), Tufts University, octobre 2005.

[6] Respectivement ancien President de la Federatio of German Industry – BDI. Professeur at l’University de Mannheim, ancien Chief Economist de l’ European Investment Bank. Professeur à la Free University de Bozen-Bolzano, Italie.

[7] Ancien Comptroller General of the General State Administration and former Secretary General of Finance.

[8] Professeur à l’Université de Barcelone.

[9]Hernani

[10] J. Sapir, La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.

[11]Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, op.cit.. ou H.-J. Chang, Bad Samaritans: The Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism, New York, Random House, 2007.

[12] P. Bairoch, R. Kozul-Wright, « Globalization Myths: Some Historical Reflections on Integration, Industrialization and Growth in the World Economy », Discussion Paper, n° 113, Genève, UNCTAD-OSG, mars 1996

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