Le piège africain d’Emmanuel Macron : la logique militaire imposée au Sahel<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron, avec le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keita, le président du Burkina Faso, le président du Niger, le président de la Mauritanie et le président tchadien Idriss Deby, lors du sommet du G5 Sahel à Pau en janvier 2020.
Emmanuel Macron, avec le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keita, le président du Burkina Faso, le président du Niger, le président de la Mauritanie et le président tchadien Idriss Deby, lors du sommet du G5 Sahel à Pau en janvier 2020.
©Guillaume HORCAJUELO / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Pascal Airault et Antoine Glaser publient « Le piège africain de Macron: Du continent à l'Hexagone » aux éditions Fayard. Mai 2017 : Emmanuel Macron est élu président de la République française. Il promet de faire souffler un vent nouveau sur les relations avec le continent africain. Mais il se heurte vite au réel. Sur un continent mondialisé redevenu géostratégique, la France ne pèse guère plus que par son armée dans le Sahel et quelques empires économiques familiaux. Extrait 1/2.

Antoine Glaser

Antoine Glaser

Antoine Glaser est un journaliste et écrivain.

Il est le fondateur et l'ancien rédacteur en chef de La Lettre du Continent, lettre confidentielle bimensuelle consacrée à l'Afrique.

Il est l'auteur de Comment la France a perdu l'Afrique (Hachette Littératures, 2006) et Sarko en Afrique (Plon, 2008)

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Pascal Airault

Pascal Airault

Pascal Airault est journaliste à L’Opinion, où il couvre les thèmes relatifs à l’Afrique. Il a suivi des pays en crise comme la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire et les printemps arabes, notamment la transition démocratique marocaine.

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IBK réélu, rien ne change. Pire, l’insécurité malienne se développe chez les voisins burkinabé et nigérien, où les filiales d’Aqmi et de l’État islamique tissent leur toile d’araignée. L’hydre djihadiste s’étend aussi vers le sud de ces pays et menace les pays du golfe de Guinée comme le Bénin et la Côte d’Ivoire, touchés par des attaques et des enlèvements. En quelques années, la situation est devenue hors de contrôle.

Jusqu’en 2011, les rébellions touarègues successives n’avaient pas rejoint la mouvance terroriste. Elles se dénouent à la faveur d’accords de paix, souvent sous l’égide de l’Algérie, qui leur permettent d’obtenir des postes dans l’administration et la vie politique. La progression d’Aqmi a marginalisé et fragmenté la rébellion touarègue, amenée à trouver des alliances avec les groupes terroristes, notamment pour le contrôle de l’économie grise. Les États malien et burkinabé, dont les armées ont été déstructurées, peinent à réorganiser leur système de sécurité pour y faire face. Le Niger doit endiguer les attaques de Boko Haram au sud et celles d’Aqmi et de l’État islamique au nord-ouest. Cette fragmentation croissante des groupes armés, conséquence des logiques individualistes et de la tentative des Occidentaux de diviser la menace, complique les négociations politiques pour la pacification de la zone.

Une partie de la jeunesse épouse dorénavant l’idéologie djihadiste, souvent plus par opportunisme (salaire, statut social, possibilité de se marier) que par profonde conviction religieuse, même si Aqmi n’hésite pas à réactiver l’histoire du djihad toucouleur ou peul dans la région. La présence de camps de réfugiés est un nouvel espace de recrutement pour les terroristes. Le recours à des milices communautaires, substituts des armées locales, pour enrayer la menace ne fait qu’aggraver les choses, celles-ci ne se comportant guère mieux que les terroristes. Les têtes pensantes djihadistes exploitent les failles communautaires et tentent de les fédérer dans le combat contre les autorités.

Du Quai d’Orsay à l’hôtel de Brienne – siège du ministère des Armées –, en passant par l’Élysée, on dénonce la faillite de partenaires incapables d’inverser la spirale de la violence. « Jusqu’à présent, on misait sur nos partenaires sahéliens pour diluer les microsituations insurrectionnelles, indique un diplomate français. Mais ils s’en montrent incapables et cohabitent même avec ces insurrections. » La France se charge donc souvent de l’élimination des terroristes à la place des armées africaines, une politique du « scalp » aux effets limités, même si les décideurs la présentent comme un succès. Pour éviter les pertes humaines, la tentation est grande d’utiliser davantage les drones et autres moyens aériens comme sur le théâtre du Levant. « On est en train de perdre notre spécificité, confie un général à la retraite. Nos forces doivent continuer à aller au contact pour convaincre nos adversaires de se rendre. L’emploi de la force ne doit avoir lieu qu’en dernier recours. » « Le dialogue entre militaires et politiques n’est pas assez sincère », estime quant à lui le général Didier Castres, un opérationnel qui a servi au plus près les présidents, de Jacques Chirac à François Hollande. « Il faut dire la vérité aux décideurs. On se contente de couper l’herbe quand elle est trop haute. »

La crise au Sahel ne se résoudra pas, beaucoup l’ont compris, avec le seul recours de la force militaire. Si elle « ne trouve pas de relais dans le développement, dans le retour des services de l’État, elle ne peut être qu’une goutte d’eau versée sur le sable du désert », devait déclarer Florence Parly, la ministre des Armées, guère économe en poncifs dans son intervention au Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, en novembre 2018. N’était-il pas aussi un peu présomptueux de prétendre contrôler un espace de 5 millions de kilomètres carrés avec les 4 500 hommes de l’opération Barkhane, alors que plus de 100 000 soldats américains n’ont pas réussi à venir à bout de leurs ennemis en Afghanistan, où ils étaient déployés sur « seulement » 600 000 kilomètres carrés ? Les militaires eux-mêmes ne cessent de répéter que, sans accord politique solide et présence administrative sur l’ensemble du pays, ils sont là pour mille ans !

Emmanuel Macron s’énerve. Déplorant le manque de clarté du cadre d’intervention et d’accompagnement politique de la guerre au Sahel, il réunit les chefs d’État africains au château de Pau, le 13 janvier 2020. La perte de treize soldats, la montée de sentiments antifrançais et le défaut de soutien européen poussent Emmanuel Macron à changer de stratégie.

Objectif : réaffirmer le soutien des pays du G5 Sahel à l’armée française et prendre le leadership d’une coalition européo-sahélienne de lutte contre les terroristes. Pourtant, l’état-major français et le ministère des Armées utilisent la méthode Coué. Ils se targuent régulièrement d’éliminer des djihadistes au cours d’annonces martiales, égrenant le nombre d’ennemis tués. Une communication qui rappelle le temps des dominations coloniales où l’on donnait le bilan des HLL (hors-la-loi, ex-soldats de l’ALN, l’Armée de libération nationale) tués en Algérie.

Ce 13 janvier 2020, Emmanuel Macron va plus loin lors de la conférence de presse à Pau avec les présidents du G5 Sahel. « Qui se fait tuer pour les enfants maliens, burkinabés, nigériens ? assène-t-il devant ses homologues africains. Ce sont les soldats français. Les discours que j’ai entendus [antifrançais] sont indignes. Ils servent d’autres intérêts. Soit les intérêts des groupements terroristes qui voudraient être plus puissants dans votre pays. Soit les intérêts d’autres puissances étrangères qui voudraient voir les Européens plus loin parce qu’elles ont leur propre agenda. Un agenda de mercenaires. » Répondant à un journaliste de la télévision malienne qui s’interrogeait sur la présence, sans résultat, de l’armée française dans son pays, Emmanuel Macron s’emporte, explose… À tel point que la conférence de presse tourne court après deux questions. Les cinq présidents du G5 Sahel qui l’entourent sont tétanisés. Et le président français a beau, ensuite, encourager l’un ou l’autre à s’exprimer après deux questions, c’est silence radio sur l’estrade… Si les chefs d’État africains sont dans leurs petits souliers, c’est parce qu’ils doivent de plus en plus affronter chez eux la colère de populations ne comprenant pas comment l’armée française et les forces onusiennes ne viennent pas à bout, avec le renseignement américain, de plusieurs centaines de terroristes. Les explications complotistes fleurissent sur les réseaux sociaux…

« À bas la France ! », « La France est un État terroriste », « Stop au génocide de la France au Mali ! ». Dans les rues du Mali, des manifestants commencent à battre le pavé pour réclamer le départ de Barkhane. Il est loin le temps où François Hollande, en 2013, était accueilli comme le sauveur du pays. Au Mali et au Burkina Faso, des régions entières échappent au contrôle de l’État, dont les armées essuient de lourdes pertes humaines. La France devient la cible des discours nationalistes, du pouvoir aux opposants de tout poil. On l’accuse même de complot avec les groupes djihadistes. Le chanteur Salif Keïta publie une vidéo expliquant que « la France finance nos ennemis contre nos enfants ». Plus problématique, le ministre de la Défense burkinabé – en théorie un allié –, Cheriff Sy, se dit étonné que la France n’arrive pas à éradiquer « cette bande de terroristes », avant de montrer, plus tard, de meilleurs sentiments à l’épreuve de la coopération sanitaire. Régulièrement, les internautes en reviennent à la faute originelle imputée au président Sarkozy, celle d’avoir fait imploser la Libye et d’avoir accéléré la diffusion du terrorisme dans toute la région.

La Russie, la Chine et la Turquie observent cette rancœur exprimée envers l’ex-puissance coloniale et se disent qu’il est temps de jouer leur carte. Paris ne goûte guère ces attaques et craint une perte d’influence. Emmanuel Macron en vient donc à exercer un chantage politique sur les présidents de la région en menaçant de retirer l’armée française. « Toutes les options sont sur la table », martèle l’Élysée en guise d’avertissement. Cela relève plus, bien sûr, du registre de la pression. L’engagement militaire et diplomatique en Afrique justifie encore le siège de la France comme membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

Depuis longtemps, les opérations extérieures (opex) sont devenues la vitrine – fort onéreuse, puisqu’elles coûtent plus d’un milliard d’euros par an aux contribuables – des engagements de l’armée française. Elles sont même un élément clé des recruteurs pour convaincre les nouveaux engagés. Soldats comme mécanos, cuistots ou transmetteurs veulent y participer pour toucher les juteuses primes. « Ça fait bouillir la marmite, confirme un historien des armées. On finit même par oublier la raison pour laquelle nous sommes sur le terrain. »

Le chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, justifie aussi cet engagement pour le rodage des équipements et l’entraînement de la troupe, même si les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous, et surtout pas relayés suffisamment tôt par des actions politiques et de développement pour « repacifier » durablement les zones reconquises. « Le Sahel est un laboratoire grandeur nature pour nos armées, explique un ancien disciple de Jacques Foccart, l’ex-Monsieur Afrique de De Gaulle. Depuis des années, elles n’avaient pas eu de champ d’action aussi large. Profitant de la faiblesse de l’État malien pendant la transition en 2012, François Hollande et Jean-Yves Le Drian ont brandi le spectre d’une prise de Bamako par les groupes armés du Nord pour combler le vide sécuritaire. »

Dès son arrivée au pouvoir, Macron s’est finalement laissé convaincre par l’armée, ce qui prouve l’influence des généraux sur tous les présidents de la Ve  République. « Le traumatisme de la démission avec fracas – du jamais vu depuis la fin de la guerre d’Algérie – du général Pierre de Villiers est encore présent, ajoute l’ancien disciple. Le chef de l’État ne peut prendre l’armée à rebrousse-poil, même s’il est désabusé par le délitement de la situation sécuritaire, particulièrement au Burkina Faso et au Mali, où les dirigeants sont accusés de laxisme. »

À Pau, le président français décide de changer de tactique militaire et d’envoyer 600 soldats supplémentaires, notamment le 2e régiment étranger parachutiste, pour défaire l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dans la région des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger). La concentration des efforts permet d’obtenir des résultats, alors que dans le même temps Aqmi affronte l’État islamique, début 2020, pour reprendre le contrôle de la zone. Les mois suivant la rencontre de Pau, l’armée française remporte des succès tactiques et élimine notamment Abdelmalek Droukdel, le chef d’Aqmi, et Bah ag Moussa. Paris change de stratégie de communication. Fini le triomphalisme victorieux à chaque fois que l’on élimine des djihadistes, les propos sont devenus plus prudents pour ne pas gêner les partenaires africains. Sur le fond, les succès engrangés ne signifient aucunement la mise en déroute de l’ennemi, qui se replie et se terre momentanément.

Le Groupe de soutien de l’islam et des musulmans, GSIM, de l’ex-rebelle touareg devenu djihadiste Iyad Ag Ghali, n’a plus les mêmes capacités opérationnelles, mais reste une menace diffuse, prête à frapper à l'improviste. Ce groupe allié à Aqmi fait de nouveaux adeptes. Plus structurée et centralisée que l’État islamique, la franchise malienne d’Aqmi mobilise les ressentiments des communautés locales, tels les Peuls, pour lancer de nouvelles katibas contre les forces étrangères et africaines.

Et puis, comme le montrent les organisations des droits de l’homme, les exactions commises par les forces locales sur les populations se multiplient. Une inquiétude pour l’Élysée, qui admet, un brin paternaliste, que c’est le risque quand ces forces ne sont pas accompagnées, c’est-à-dire se trouvent sans la présence de leurs collègues de l’ONU ou de Barkhane. Au 2, rue de l’Élysée, où s’active Franck Paris, le conseiller Afrique du Président, on ne se fait pas trop d’illusions. Il faudra du temps pour obtenir un comportement adéquat de nos partenaires, peut-être encore davantage pour obtenir une judiciarisation de ces exactions, du fait de la faiblesse de la chaîne pénale.

De toute façon, les plans élyséens vont être remis en cause par le coup d’État du 19 août 2020 qui renverse le président Ibrahim Boubacar Keïta. Pour la première fois en Afrique, un putsch est perpétré dans un pays où 15 000 soldats des Nations unies et de l’armée française sont engagés avec des capacités d’écoute importantes. Cela en dit long sur la capacité des putschistes et leur ras-le-bol face au délitement de la situation politique, sociale et sécuritaire. C’est un scénario auquel la France ne s’était pas vraiment préparée. « Le Mali va rester dans l’entre-deux avec un leadership inapte à calmer la contestation et une opposition incapable de faire la révolution, comme au Burkina Faso », expliquait doctement un diplomate français, une semaine avant le putsch. Les meneurs de ce coup d’État sont des officiers supérieurs structurés intellectuellement, dont l’ambition est de mettre fin à l’impasse politique. Ils ont mûri leur coup en prenant langue avec le Mouvement de contestation du 5 juin (M5), qui a applaudi une intervention où le sang n’a pas coulé. Après les condamnations d’usage en pareille situation et quelques pressions sur les officiers putschistes pour les amener à s’inscrire dans un agenda civil, le renversement et la transition sont vite adoubés par la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), la France et l’Algérie.

« Nous nous dirigeons vers la IVe République, se réjouit Moussa Mara, ancien Premier ministre et président du parti Yéléma, en septembre 2020. De nombreuses réformes politiques et de gouvernance sont prévues dans le cadre de la transition des dix-huit prochains mois. » La junte a sauvegardé des leviers sécuritaires, politiques, ainsi qu’une certaine immunité dans les institutions de transition, et a installé treize gouverneurs militaires pour sept civils dans les vingt régions du pays. Elle ne souhaite pas finir comme l’ex-capitaine Amadou Sanogo, auteur du coup d’État de 2012, qui a été libéré en début d’année après six ans de détention. C’est la raison pour laquelle elle a imposé le colonel-major de l’armée de l’air à la retraite, Bah N’Daw, à la tête de l’État.

Le nouveau pouvoir obtient un premier succès diplomatique le 8 octobre, avec la libération de Sophie Pétronin, l’otage humanitaire franco-suisse, de Soumaïla Cissé, l’ex-Premier ministre malien, du père italien Pier Luigi Maccalli et de son compatriote Nicola Chiacchio – ce qu’Ibrahim Boubacar Keïta n’était pas parvenu à faire avant sa chute, malgré de longues tractations avec les groupes djihadistes. Peu avant cette libération, l’ancien président malien confiait en privé son amertume. D’après lui, les négociations étaient initialement bloquées en raison de l’intransigeance de la France sur la libération de certains djihadistes. Un dossier débloqué finalement par les nouvelles autorités maliennes, dont la contrepartie a été la remise en liberté de plus de deux cents djihadistes.

Extrait du livre de Pascal Airault et Antoine Glaser, « Le piège africain de Macron : Du continent à l'Hexagone », publié aux éditions Fayard.

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