« Le dictateur, c’est elle » : le rôle clé de Luna Chebel, la conseillère en communication de Bachar al-Assad <!-- --> | Atlantico.fr
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Le président syrien Bachar al-Assad fait des gestes lors d'un entretien avec l'AFP dans la capitale Damas, le 11 février 2016.
Le président syrien Bachar al-Assad fait des gestes lors d'un entretien avec l'AFP dans la capitale Damas, le 11 février 2016.
©JOSEPH EID / AFP

Bonnes feuilles

Régis Le Sommier publie « La vérité du terrain. Récits d’un reporter de guerre » aux éditions Bouquins. En vingt ans, notre monde a basculé. Des sables du Sahel à la Nouvelle-Orléans, naufragée après l'ouragan Katrina, des sirènes d'évacuation à Mossoul à celles des pompiers de Notre-Dame de Paris, Régis Le Sommier a couvert ces conflits, ces catastrophes, qui ont construit et déconstruit notre époque. Extrait 1/2.

Régis Le Sommier

Régis Le Sommier

Ancien directeur adjoint du magazine Paris Match, Régis Le Sommier est grand reporter.

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Ma première rencontre avec Bachar al-Assad avait eu lieu dans un pavillon perdu dans les bois sur les hauteurs de Damas, auquel j’avais trouvé un faux air de la Lanterne, la résidence versaillaise des présidents français. Cette fois-ci, je le retrouve dans une demeure historique du centre-ville. Comme il y a cinq ans, c’est lui qui vient m’accueillir seul sur le perron, me tendant la main avec une politesse extrême, pour ensuite m’inviter en anglais à m’asseoir dans un petit salon. Autour de nous, hormis son staff et les photographes, aucun garde du corps n’est visible. L’absence apparente de sécurité est toujours quelque chose de surprenant avec lui. Il n’a pas vraiment changé, à peine quelques rides plus prononcées sur le front, et toujours cet enthousiasme un peu surjoué. En quittant Damas, en 2014, je m’étais dit que je ne le reverrais jamais en raison de la situation catastrophique dans laquelle ses armées se trouvaient. À mon retour à Paris, on annonçait sa chute. Aujourd’hui, tout a changé en Syrie. Rien n’est réglé, mais le canon s’est tu presque partout, sauf dans le Nord et certaines nuits, on l’a vu, du côté de l’aéroport… Et encore, cela concerne la guerre larvée qu’Israël livre à l’Iran sur le territoire syrien. Pour tous ses voisins, y compris Israël, même s’il reste frappé d’ostracisme, Bachar al-Assad a gagné la guerre. Il a conservé le pouvoir, au bout d’un conflit atroce qui a coûté la vie à 400000 Syriens, déplacé ou exilé la moitié de la population. À le regarder avec attention, il ne semble pourtant pas à la hauteur de tout le mal qu’on lui attribue. En lui, il n’y a rien du faste ou de la mégalomanie d’un Saddam Hussein, menaçant ses ennemis sabre en main ou tirant en l’air du haut d’une tribune avec un fusil de chasse. Rien non plus de la folie d’un Mouammar Kadhafi, recevant des journalistes sous sa tente en plein désert, vêtu d’une combinaison de ski. De son père, il a gardé la sobriété et l’austérité, mais il n’impose pas non plus à ses visiteurs un monologue de plus d’une heure sur la doctrine bassiste, comme celui d’Hafez devant Patrick Poivre d’Arvor. Non, il n’y a aucune extravagance chez Bachar al-Assad. S’il apparaît dans la moindre ruelle de Syrie, aussi bien en tenue militaire qu’en costume-cravate, il ne l’a pas voulu, dit-il. Ce sont les Syriens qui ont insisté. Ont-ils vraiment eu le choix? Ce qui reste incontestable, c’est que, dans un pays où 75% de la population est sunnite, ce représentant de la minorité alaouite n’aurait pas fait long feu si la majorité s’était révoltée contre lui et si l’opposition, d’obédience sunnite, était parvenue à s’unir. L’armée syrienne, aidée des Russes, des Iraniens et du Hezbollah, a reconquis près des trois quarts du pays. Mais par une incroyable ironie de l’histoire, ce sont désormais les révoltes chez les voisins libanais, irakien et iranien qui risquent, à tout moment, de dégénérer en guerres civiles. En commençant cette interview, je m’aperçois combien celui que j’ai en face de moi est un miraculé. «Les jours du régime syrien sont comptés », affirmait le ministre des Affaires étrangères français, Alain Juppé, en… 2011. La plupart des dirigeants occidentaux pensaient la même chose. Qui en effet aurait parié que, neuf ans après le début de la guerre, Bachar al-Assad serait encore au pouvoir ? Au cours de cette interview, je ne l’épargne en rien : sa responsabilité dans le conflit, le coût de la guerre, celui de la reconstruction, la question des réfugiés, l’usage des armes chimiques, l’horreur des prisons syriennes. Il lui arrive fréquemment de répondre à côté mais au moins, il a entendu ce que j’avais à lui dire. Dans ce genre d’interview, les questions sont au moins aussi importantes que les réponses…

Le dictateur, c’est elle

Bachar al-Assad regarde sa conseillère en communication, Luna Chebel, comme pour demander si l’interview est bien terminée. Elle fait oui de la tête. Je le remercie. Il semble soulagé. Mais au lieu de me congédier, il m’invite à le suivre dans le jardin. Il est soudain beaucoup plus bavard et nettement moins crispé. Nous poursuivons la conversation en marchant. Un photographe de la présidence est là, qui immortalise la scène. «Quand j’avais 11 ans, me dit-il, je venais à vélo pique-niquer dans le coin. C’était la limite de Damas, le début de la campagne. Il n’y avait pas toutes ces maisons.» Il désigne alors une série d’immeubles décrépis qui ont poussé autour de cette villa damascène traditionnelle. «Il y avait aussi un petit tramway. Regardez, on en voit encore la trace des rails là-bas. Ils l’ont démonté. Je ne sais pas pourquoi. J’aimais bien. » Je souris intérieurement : les gens peuvent faire des choses en Syrie, comme démonter un tramway, sans qu’il soit au courant ? Ce n’est donc pas lui qui décide de tout ? J’ai connu plusieurs moments d’intimité non contrôlés avec les puissants de ce monde, avec Barack Obama ou George W. Bush, qui qualifia devant moi sa conseillère Condoleezza Rice de «femme la plus puissante du monde», la plongeant dans l’embarras. Mais à chaque fois, il y avait des conseillers qui cherchaient à verrouiller au maximum la rencontre. Chez Assad la première fois, tout était d’ailleurs sous contrôle, au point que j’avais fini par penser que ce type était un extraterrestre. Ce jour-là, après l’interview, il me bombarde de questions. Il veut savoir ce qui se passe en France. Il s’intéresse en particulier à la façon dont mon journal fonctionne. Il m’explique que Paris Match est le seul journal français que son père rapportait à la maison quand il était jeune. Il aborde aussi le virage numérique des médias en précisant fort justement que c’est là que réside la condition de leur survie. Il a un côté geek. Je l’avais remarqué la dernière fois. Son premier travail en revenant en Syrie, à la demande de son père, fut d’ouvrir le pays à Internet à la fin des années 1990. Alors que nous parlons depuis une demi-heure environ, Luna Chebel porte sa montre à sa vue. Il a un autre rendez-vous et il faut abréger. D’un geste de la main, il la repousse. Cinq minutes encore. Les cinq minutes s’écoulent comme une seconde et Luna Chebel revient à la charge. «Il faut y aller, monsieur le président.» Il me regarde alors. Il a un sourire puis un petit rire diabolique.

«Vous savez comment je l’appelle ?

— Non.

— Je l’appelle le dictateur. Le dictateur, c’est elle.»

Bachar al-Assad finit par céder à Luna. Après une poignée de main et une dernière photo, je regagne la voiture qui m’attend pour me reconduire à l’hôtel. Depuis ce jour de novembre 2019, la situation n’a pas vraiment bougé en Syrie. Le pays a dominé l’actualité pendant dix ans, mais comme Bachar reste indéboulonnable, on a décidé de refermer le chapitre et, après tant d’erreurs et tant de sang, de recouvrir pudiquement le pays d’un voile d’indifférence.

Extrait du livre de Régis Le Sommier, « La vérité du terrain. Récits d’un reporter de guerre », publié aux éditions Bouquins

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