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Une pancarte lors d'une manifestation à Marseille le 10 janvier 2015 après les attentats de Charlie Hebdo.
Une pancarte lors d'une manifestation à Marseille le 10 janvier 2015 après les attentats de Charlie Hebdo.
©Anne-Christine POUJOULAT / AFP

Bonnes feuilles

Monique Canto-Sperber publie « Sauver la liberté d’expression » aux éditions Albin Michel. Jusqu'où laisser les apprentis censeurs d'aujourd'hui définir ce qu'on peut dire et ce qu'il faut taire ? La parole publique est déjà l'objet d'un rapport de forces, elle sera demain l'enjeu d'un conflit. Le temps des injonctions est révolu, il faut désormais résister. Extrait 2/2.

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber est philosophe. Elle a enseigné à l'université avant d'entrer au CNRS comme directrice de recherche. Elle a dirigé l'École normale supérieure, puis établi et présidé l'université de recherche Paris-Sciences-et- Lettres. Elle a publié de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, dont L'Inquiétude morale et la vie humaine (PUF, 2001), Le Bien, la guerre et la terreur (Plon, 2005), et dirigé le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (PUF, 1996, 3e éd. 2005). Elle est l'auteur de nombreux essais sur le libéralisme, dont Le Socialisme libéral : une anthologie – Europe-États-Unis (avec Nadia Urbinati, Esprit, 2003) et Les Règles de la liberté (Plon, 2003).

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Si la liberté d’expression politique, dans l’acception moderne de ce terme, est liée à l’émergence des démocraties à la fin du XVIIIe siècle, aux États-Unis puis en France, la liberté d’exprimer sa conviction religieuse, ou liberté de conscience, fut, quant à elle, acquise dès la fin du XVIIe siècle, du moins comme conquête intellectuelle à défaut d’être déjà une réalité historique ou un principe légal. En reconnaissant la souveraineté de l’individu sur ses pensées, elle a amorcé l’histoire de la modernité dans la mesure où la conscience et la vie privée furent dès lors considérées comme des sanctuaires inviolables de la liberté personnelle, nul n’ayant à rendre compte de ses pensées ou choix de vie : « Quand on connaît que nous ne sommes pas maîtres de nos idées, et qu’une loi éternelle nous défend de trahir notre conscience, on ne peut qu’avoir de l’horreur pour ceux qui déchirent le corps d’un homme parce qu’il a ces idées-ci plutôt que celles-là. » J’analyserai dans le chapitre suivant les conditions de ce remarquable acquis intellectuel et moral.

Les trois cas suivants montrent chacun de façon différente combien il est, dans certaines circonstances, devenu difficile de défendre ce qu’on peut considérer comme les équivalents modernes de la liberté de conscience à l’époque moderne, c’est-à-dire la liberté qu’on a de se juger soi-même et de dire ce qu’on est, au lieu que le jugement des autres en décide. Cette mise en garde concerne d’abord les personnalités publiques, mais elle ne tardera pas à s’appliquer aussi aux individus qui s’exposent sur les réseaux sociaux ou simplement en font usage.

L’exigence du public d’être informé de tout, en temps réel, et les moyens de diffusion disponibles font que des caractéristiques de la vie privée, comme la liberté de protéger ses pensées et sa vie intime ou encore de choisir la façon dont on se présente en public sans se voir imposer une identité, ne sont plus des exigences qu’on peut légitimement opposer à la curiosité du public ou aux intrusions du pouvoir. Trois exemples illustrent cette tendance : la compréhension parfois abusive de la liberté d’informer, l’injonction faite à chacun de déclarer ce qu’il est, la propension à imaginer des intentions destinées à rendre cohérent le comportement d’un individu en dépit de ses démentis, autant de coups de boutoir apportés à la liberté de l’individu d’exprimer à sa guise ce qu’il est.

Vie privée inviolable versus liberté d’informer

La liberté de vivre comme on l’entend relève de la liberté d’expression. L’individu n’a pas de compte à rendre pour ce qui a trait à ses pensées, à ses goûts, à sa vie amoureuse ou sexuelle et plus généralement à la sphère secrète de sa vie d’où il « a le pouvoir d’écarter des tiers », selon la formule du juriste Jean Carbonnier. C’est un droit fondamental pour tout citoyen de la soustraire à la curiosité des autres. Pourtant, la vie privée des personnalités politiques semble faire exception à cette règle : la liberté d’expression de ceux qui ont le devoir d’informer le public peut-elle légitimement l’emporter sur le respect dû à la vie privée de chacun ?

En mars 1914, la publication par Le Figaro de la correspondance privée du ministre des Finances, Joseph Caillaux, eut des conséquences dramatiques : l’assassinat du directeur du journal par l’épouse du ministre et la démission de ce dernier, qui aurait probablement été sans cela président du Conseil au moment de la déclaration de guerre. En janvier 2014, les démêlés sentimentaux de François Hollande furent abondamment commentés dans la presse, tandis qu’en février 2020, les photos intimes de Benjamin Griveaux, adressées par lui-même à une amie via Instagram et Facebook Messenger, firent pendant une semaine la une de l’actualité politique. Aucune de ces divulgations de leur vie privée n’avait été permise par les personnes concernées. La liberté d’expression dont se réclamaient ceux qui les rendirent publiques justifiait-elle une telle atteinte à l’intimité de la personne ?

Les gouvernants doivent rendre compte de ce qu’ils font devant ceux qu’ils gouvernent, mais le doivent-ils sur tous les aspects de leur vie, même pour des épisodes privés, sans lien aucun avec leur activité politique ? Certes, la justice peut exiger que des informations personnelles, par exemple sur leur patrimoine ou leur famille, soient rendues publiques lorsqu’elles sont susceptibles d’éclairer leurs actions ou de révéler éventuellement des infractions ; ce fut le cas pour Jérôme Cahuzac et François Fillon. La Cour européenne des droits de l’homme reconnaît également que la liberté d’expression des journalistes doit primer sur le droit à la vie privée si les informations divulguées ont une portée générale et peuvent enrichir le débat public, mais cela concerne-t-il des affaires amoureuses et pratiques sexuelles qui ne sont pas délictuelles ?

La porosité de nos vies, prises dans une multiplicité d’échanges sociaux, rend difficile de préserver leur caractère privé. Avec les moyens technologiques aujourd’hui disponibles, une expression destinée à rester privée peut en effet être largement diffusée sans que son auteur l’ait voulu. Ce constat a incité le législateur à faire évoluer le droit à l’image, et le consentement est désormais nécessaire non seulement pour la captation d’une photographie mais aussi pour sa diffusion. Mais cette règle ne s’applique pas aux innombrables personnes qui relayent le message. Et même dans le cas très improbable où des sanctions seraient prononcées contre celui qui le transmet le premier, le dommage fait à la vie privée de l’individu concerné est le plus souvent irréparable, les réseaux sociaux permettant la formation de meutes avides d’en savoir plus. Faut-il se résoudre à admettre qu’il n’y a plus d’opinion ou d’image privée qui n’appartienne qu’à soi, et que le droit de la personne à ne dire d’elle-même que ce qu’elle souhaite et de ne le dire qu’à ceux qu’elle a choisis n’a plus lieu d’être ?

L’injonction à dire ce qu’on est

Le 13 septembre 2018, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) publia sur son compte Facebook un message adressé aux candidats au concours d’entrée : « Vous pouvez candidater et choisir la civilité femme, homme, ou non binaire. Vous choisirez alors si vous souhaitez être auditionné(e) dans des rôles féminins ou masculins. »

Jusque-là les candidats à ce concours difficile avaient le choix de leur rôle, ils pouvaient en particulier opter pour un travestissement de genre s’ils voulaient jouer un personnage qui n’était pas de leur sexe. Mais le fait de choisir le personnage qu’ils souhaitaient interpréter ne leur imposait aucunement de revendiquer pour eux le genre de ce personnage, et encore moins de s’assumer par ce choix comme cis-, trans-, voire binaire, au cas où ils auraient choisi, par exemple, le rôle de Viola dans La Nuit des rois de Shakespeare. C’est pourtant l’injonction qui semble leur être faite dans le message cité ci-dessus puisqu’on leur demande d’assumer l’identité de genre qu’ils auront choisie et de se définir selon elle. Au-delà du paradoxe que présente cet épisode : une injonction, mais qui découle de la volonté de laisser les étudiants libres de choisir leur identité sexuelle, il témoigne aussi du peu de cas fait de la liberté personnelle. Alors que le futur comédien devrait être jugé sur son talent à interpréter un personnage, rien de plus, on voudrait que le fait qu’il ait choisi d’incarner ce personnage signifiât qu’il en assume l’identité de genre, surtout si elle ne correspond pas au sexe déclaré à sa naissance !

Le fait de ne pas être contraint à se définir comme homme ou femme en raison du choix d’un rôle est un aspect de la liberté d’être soi. La préservation de la vie privée ne consiste pas seulement à être protégé des intrusions, elle se traduit aussi par l’exigence de ne pas être réduit à une caractéristique. De la même façon, le devoir de se conformer à une manière d’écrire qui sexualise les fonctions – professeur(e), chercheur(e), ambassadeur(e) – et oblige à s’affirmer comme femme en même temps qu’on énonce sa profession, alors même qu’on peut avoir la conviction qu’on n’exerce pas celle-ci de façon sexuée, peut être vécu par certaines femmes comme une atteinte à leur liberté d’expression d’elles-mêmes.

La traque des intentions

Imaginons une société où les propos tenus par une personnalité publique (journaliste, politicien ou intellectuel) seraient scrutés en permanence par des enquêteurs qui, l’humeur soupçonneuse, chercheraient à y débusquer des formules transgressives, même prononcées dans des circonstances sans lien avec son activité publique. Extraites de leur contexte, amplifiées, placées dans la lumière la plus défavorable qui soit, les paroles litigieuses seraient alors présentées au public comme les trophées d’une chasse implacable lâchée dans les coins les plus obscurs du passé de chacun. Transformés en épouvantail, les propos incriminés susciteraient, comme c’est attendu, désapprobation et même condamnation sans appel. Pareille société nous paraîtrait effroyable. Mais n’est-elle pas, sur certains points, semblable à la nôtre ?

A lire aussi : Liberté d’expression ou contrôle de la parole : les campus dans la tourmente 

Extrait du livre de Monique Canto-Sperber, « Sauver la liberté d’expression », publié aux éditions Albin Michel.

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