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La multiplication des grèves des dernières semaines débouchera sur un hiver social tendu.
La multiplication des grèves des dernières semaines débouchera sur un hiver social tendu.
©JEFF PACHOUD / AFP

Pessimisme

Le mécontentement des Français est partout apparent.

Gérard Mermet

Gérard Mermet

Gérard Mermet est sociologue, directeur du cabinet d’études et de conseil Francoscopie. Dernier ouvrage paru : Francoscopie 2030 (Nous, aujourd’hui et demain), Larousse, 2018.

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Tout changement d’année est l’occasion de dresser un état des lieux de notre pays, de décrire l’état d’esprit qui prévaut, de mesurer l’état des forces en présence. Je résumerai la conclusion de ’exercice en une phrase : nous vivons dans une société « mécontemporaine ». Une situation inquiétante, à la fois cause et conséquence de notre pessimisme actuel et de nos difficultés à nous adapter au nouveau monde. Mais il est encore temps.

Soignants

Le mécontentement des Français est partout apparent. Dans les hôpitaux, de nombreux soignants et infirmiers ont quitté leur poste après avoir dû faire face (avec courage et abnégation) au Covid. On pouvait penser que la grande réforme du système de santé allait être mise en place, en réponse aux attentes conjointes des soignants et des patients. Ce n’est apparemment pas le cas, ni pour les premiers, ni pour les seconds.

Notons que les médecins généralistes se sont récemment joints au mouvement, appelant à la grève en décembre 2022. Alors que les syndicats les plus durs du secteur privé se battaient pour des revalorisations de quelques pour cent, dans un contexte de forte hausse de l’inflation (6,3% en 2022, un niveau cependant inférieur à celui des autres pays de l’Union européenne), ces généralistes réclamaient rien moins qu’un doublement de leurs honoraires (pour les libéraux conventionnés en secteur 1) avec un tarif de base de la consultation qui passerait de 25 à 50 €. Je ne me prononcerai pas sur la pertinence de cette revendication. J’ai cependant observé avec un certain étonnement qu’elle a été présentée par les médias comme si elle était de même nature (et de même niveau) que les autres. Sans même le plus souvent que soit mentionné le montant moyen des revenus des protestataires : environ 7 700 € mensuels, charges déduites.

Enseignants, cheminots, etc.

Les enseignants s’estiment eux aussi dévalorisés, soumis à des risques croissants, et sous-payés. L’actualité montre hélas régulièrement qu’ils n’ont pas tort. De leur côté, les cheminots restent fidèles aux grèves « préventives », au prétexte qu’ils ne seraient pas écoutés par leur entreprise s’ils n’exerçaient pas sur sa direction une pression permanente (certains n’hésitent pas à parler de « chantage », ou de « prise d’otages »). Une grève d’un genre nouveau a même été instaurée pendant le week-end de Noël 2022 par un « collectif de contrôleurs » (qui n’est pas un syndicat), alors que des accords avaient été signés par des centrales « représentatives », et s’imposaient donc légalement à tous les salariés. La SNCF a rappelé par ailleurs qu'elle aura augmenté les rémunérations de l’ensemble des employés de près de 12% en deux ans : 5,7% en 2022 et 5,9% en 2023. Cela pose de toute évidence une question : est-il acceptable dans une démocratie qu’un groupement de personnes non représentatives au sens de la loi puissent nuire à un aussi grand nombre d’autres (200 000 voyageurs privés de voyage pour Noël) ?

On pourrait ainsi consacrer un livre entier (ou plutôt un catalogue) à toutes les formes et expressions du mécontentement (et de la frustration) actuel. Elles émanent de tous les secteurs dits « en tension » (restauration, bâtiment, mécanique, métallurgie, informatique, électronique, ingénierie, études…). Elles concernent aussi, pour des motifs multiples, les autres catégories sociales, agacées par les comportements de certains, qu’ils jugent exagérés, illégitimes, ou indécents.

« A juste titre » mais pas  « à juste temps » ? 

Ces fractures se sont élargies depuis 2020 avec l’épidémie de Covid, l’arrêt de l’activité économique, la vaccination, l’explosion des tarifs de l’énergie, l’inflation. Le corporatisme, le populisme, le radicalisme ou l’égoïsme sont à la fois de plus en plus rejetés… et pratiqués. La plupart des Français réclament, sans doute à juste titre de leur point de vue, des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail, un meilleur équilibre de vie (familiale, amicale, sociale).

Mais beaucoup, me semble-t-il, confondent « à juste titre » et « à juste temps ». La seconde notion est essentielle, dans un contexte délétère et avec des perspectives peu encourageantes à court et moyen terme. Aussi, certaines attentes individuelles ou corporatistes ne doivent-elles pas être réduites, ou même mises provisoirement de côté, dans ces moments difficiles ? D’autres, plus collectives, ne doivent-elles pas être privilégiées ? Ainsi, la majorité des Français est opposée, pour des raisons souvent personnelles, au projet de réforme des retraites, objet de débats houleux et de blocages quasi-systématiques depuis de décennies. Cela revient à nier que la durée de la vie continue de s’allonger, que le nombre d’actifs diminue en proportion des inactifs, et que les premiers ne pourront bientôt plus payer la retraite des seconds. L’idéologie, quelle qu’elle soit, ne doit-elle pas s’incliner (ou s’adapter) au regard des faits ? Ne devons-nous pas réfléchir à l’héritage et aux contraintes que nous laisserons à nos enfants ?

Reconnaître ce qui a été fait

La même honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître que le gouvernement a répondu au moins en partie aux multiples demandes qui lui ont été adressées. Il l’a fait via un ensemble inédit d’indemnisations, compensations, « boucliers », prêts garantis et autres aides aux ménages et aux entreprises, pour un montant estimé à quelque 400 milliards d’euros. On les retrouve tels quels dans l’accroissement de l’endettement national, qui dépassera les 3 000 milliards d’euros au tout début de 2023, soit 113% du PIB ou 85 000 € par ménage. Des montants inédits et effrayants, dont on parle pourtant très peu, si ce n’est parfois pour nous faire croire que nos descendants n’auront pas à le rembourser. Une affirmation moralement inacceptable, juridiquement illégale et objectivement désastreuse pour l’image du pays et son avenir. Elle se traduit déjà par des avertissements des agences de notation et même du FMI. La France sera-t-elle la prochaine Grèce ? Que deviendra l’UE si elle ne peut plus compter que sur l’Allemagne (elle-même affaiblie) pour la représenter et la faire avancer ?

Précisons que, contrairement aux idées reçues, largement relayées par les médias, aux infox savamment distillées sur les réseaux sociaux et au « ressenti » véritablement mesuré par les sondages, le pouvoir d’achat moyen des Français n’a pas reculé au fil du temps. Il a au contraire régulièrement progressé pendant des décennies. Le plus représentatif, calculé par « unité de consommation », a ainsi triplé en monnaie constante entre 1960 et 2019, avec seulement deux baisses, en 1984 et 2013). Il a stagné en 2020 mais progressé en 2021 (1,9%), années difficiles s’il en fut. Mais, certes, il faut regarder aussi, derrière ces moyennes, la répartition de ces hausses selon les revenus. On conste alors que les « très riches » en ont davantage profité que les plus modestes.

Le taux de pauvreté, quant à lui, s’est stabilisé après une longue période de baisse ; notons d’ailleurs qu’il n’est mesuré qu’en termes relatifs, de sorte qu’il resterait absolument identique si l’on multipliait tous les revenus par un même facteur ! Comment expliquer ce décalage croissant entre le « réel » et le « ressenti » ? Sans doute par notre propension au déni, notre myopie collective, notre inclination à la critique, notre culture du confort, notre culte de l’affrontement, notre préférence pour l’individuel, notre goût pour l’exception nationale.

Alors, que faire ?

Il y a de toute évidence beaucoup à accomplir pour insuffler un peu d’optimisme à nos mécontemporains : rendre l’État plus efficace ; relever le défi environnemental ; expliquer la situation économique réelle ; accroître le sens de l’intérêt général et de la solidarité ; promouvoir des modes de vie plus responsables ; développer le goût de l’adaptation; convaincre chacun qu’il va devoir faire des efforts, voire des sacrifices pour assurer l’avenir des générations ; mettre en garde contre les discours et idéologiques simplificatrices, nationalistes et égoïstes ; mettre en avant des valeurs « post-modernes » : empathie, respect, écoute, sens de la nuance, partage, décentrage de soi... Bref, mettre en place les conditions d’une indispensable union nationale.

Mais ce sont sans doute en priorité les inégalités qu’il faudra réduire, car elles sont à l’origine du mal-être général et des tensions internes, et contraires à l’esprit de solidarité plus que jamais nécessaire par gros temps. Tout en rappelant que la France est le pays qui pratique le plus haut niveau de protection sociale et de redistribution en Europe (au prix d’un taux de prélèvements obligatoires record de 45,2% en 2022). Mais elle est aussi le pays le plus attaché à l’égalité, donc le plus sensible aux inégalités. C’est donc sur ce thème qu’il faut agir encore davantage. En demandant d’abord aux plus aisés une contribution plus importante (impôts sur le patrimoine, l’héritage, les revenus, dons…), au moins provisoirement et sans culpabilisation. Ils devraient être heureux de pouvoir ainsi mieux participer à l’effort collectif, et de redorer leur image de nantis indifférents à la misère du monde.

Mais il me paraît nécessaire aussi de réduire certaines dépenses sociales mal ciblées et/ou inefficaces, en commençant par les simplifier. Ne serait-ce que pour être plus juste, en rappelant que c’est bien la « collectivité » qui finance ces dépenses. Celle d’aujourd’hui, ou celle de demain si nous continuons à leur laisser la charge d’une dette qu’ils ne pourront pas rembourser. N’insultons donc par l’avenir et ceux qui vont devoir le gérer.

Ces deux actions complémentaires, aux deux extrémités de l’échelle sociale, sont la condition d’une réconciliation nationale sans laquelle rien ne sera possible. Nous ne pourrons y parvenir que si nous mettons en question nos certitudes, changeons nos habitudes, revoyons nos attitudes et accroissons nos aptitudes. En prenant si possible un peu d’altitude. Il serait préférable de commencer de suite.

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