La Russie, entre les fantasmes de l'affaire Depardieu et la réalité<!-- --> | Atlantico.fr
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Gérard Depardieu a incarné Raspoutine dans un téléfilm en 2011.
Gérard Depardieu a incarné Raspoutine dans un téléfilm en 2011.
©DR

Développement spectaculaire

Loin des idées reçues sur une Russie ne profitant qu'aux "nouveaux riches", le pays a connu, depuis 2005, un tournant social caractérisé par une baisse du taux de pauvreté et une émergence de la classe moyenne.

Jacques Sapir

Jacques Sapir

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

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Le gouvernement russe se caractérise par des déclarations « libérales » assez tonitruantes depuis de nombreuses années. Prises au pied de la lettre, elles impliqueraient que la Russie soit un paradis pour les riches et un enfer pour les pauvres. Mais, quand on regarde les statistiques sur la nature, la dispersion, et l’origine des revenus, le tableau change. En fait, la Russie a connu un « tournant social » depuis 2005. Ce tournant n’a jamais fait l’objet de grandes déclarations de la part des autorités. Il n’en est pas moins aujourd’hui évident. Il a été rendu possible par les revenus des exportations et l’enrichissement général du pays. Mais il témoigne aussi d’une sensibilité importante des autorités, locales comme fédérales, à la question sociale.

L’existence d’une petite catégorie de « super-riches » est bien connue. Mais les « oligarques » ne doivent pas masquer l’enrichissement général de la population. En 2011, si le revenu moyen était de 713 euros par mois, le revenu médian s’établissait autour de 530 euros, soit un rapport de 1,34 entre la moyenne et la médiane. En 2005, ce rapport était de 1,39. De même le seuil de pauvreté était à 37,2% du revenu moyen, alors qu’il est tombé en 2011 à 30,8%, et le nombre de personnes vivant au-dessous de ce seuil, qui était de 21% en 2005, est passé en 2011 à 12%. Certes, on peut contester le critère retenu par les autorités russes, et considérer un seuil de pauvreté à un niveau de revenu plus élevé. Mais, même dans ce cas, le mouvement de réduction de la pauvreté serait sensible.

Bien entendu, le niveau moyen des revenus reste faible, et largement inférieur à ce qu’il est dans les pays de l’Europe occidentale. Mais le niveau général des prix est, lui aussi, faible en Russie, avec des différences importantes entre la région de Moscou, où les prix se rapprochent de ceux de l’Europe occidentale, et les autres régions (Volga, Oural, Sibérie) où le niveau des prix est bien plus faible. L’émergence d’une « classe moyenne », définie ici par sa structure de consommation, est donc une réalité en Russie, même si elle reste encore relativement peu développée hors des grandes villes de la Russie occidentale.

Un point intéressant est que le salaire moyen est supérieur de 14,4% au revenu moyen en 2011. Ceci indique que les revenus salariés sont globalement plus importants que ceux des paysans ou des petits commerçants. Il faut y voir l’effet des politiques de rattrapage des salaires qui ont été menés depuis 2005 tant dans les services que dans l’administration et dans l’industrie, dans ce dernier secteur du fait de la pénurie relative en travailleurs qualifiés.

Une deuxième observation importante réside dans la composition de ces revenus. Il faut rappeler que ces chiffres ne concernent que les revenus issus de Russie. La part relativement faible des revenus de la propriété s’explique par le fait que de nombreuses grandes entreprises privées ne sont plus de droit russe mais de droit suisse, luxembourgeois et d’autres « paradis fiscaux ». Une partie des revenus de la propriété n’est donc pas comptabilisée, phénomène qui existe aussi en France et dans des pays de l’UE. Néanmoins, et même en tenant compte de ce problème de minoration des revenus de la propriété, on voit assez nettement se dessiner le « tournant social » pris par les autorités depuis 2005-2007.


Source : Comité d’État aux Statistiques de Russie

Les transferts sociaux étaient faibles en 2005-2007. Ils ont considérablement progressé depuis, atteignant en 2011 pas moins de 18,2% du total des revenus. L’une des raisons de cette augmentation a été bien évidemment la crise de 2008-2010. La montée brutale du chômage a contraint le gouvernement à augmenter les allocations chômage. Mais le retour progressif au plein emploi que l’on constate depuis 2010 ne s’est pas traduit par une baisse des transferts sociaux, bien au contraire. Autrement dit, leur hausse n’a pas été que conjoncturelle et a bien marqué un tournant dans la politique du gouvernement. Les pensions de retraites ont ainsi été revalorisées durant l’année 2010 de 35% en termes réels. De nouvelles allocations, tant fédérales que régionales, sont apparues (ciblant les mères isolées en particulier). Le résultat de tout cela a été d’une part la baisse du pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté, et d’autre part la montée très forte du pourcentage des allocations dans l’origine des revenus, où elles atteignaient donc en 2011 le chiffre de 18,2%.

Ceci soulève alors une autre question, celle de la part de l’État dans l’origine des revenus en Russie. La part des salaires provenant directement de l’État (salaires des fonctionnaires et soldes des militaires) et des entreprises d’État (Gazprom, Transneft, Rosneft, etc…) est au minimum de 40%, et probablement plus élevée que ce chiffre. En effet, depuis 2005, certains salaires comme ceux du personnel médical et des enseignants ont été revalorisés fortement en termes réels (soit hors effets de l’inflation). Autrement dit, compte tenu du fait que les salaires représentent 67,5% des revenus, si la part de l’État est de 40% elle représenterait 27% de l’origine des revenus. Quand on y ajoute les transferts sociaux, ce serait donc 45% des revenus qui auraient pour origine l’État, et il faut considérer cette estimation comme un minimum. Voilà qui incite à relativiser l’idée d’une Russie totalement convertie au libéralisme. En effet, on est dans des ordres de grandeur qui sont équivalents et mêmes supérieurs à ceux des pays d’Europe continentale dits de tradition social-démocrate (France, Italie, Allemagne, Suède).

On peut comprendre les raisons idéologiques qui conduisent les autorités russes à insister sur leur adhésion au libéralisme. Mais la réalité n’en est pas moins bien moins différente. Compte tenu du fait que la fiscalité russe repose largement sur les exportations (pétrole et gaz en particulier), cela ne se traduit pas par une charge fiscale trop importante sur la population mais plutôt par une captation d’une partie de la rente des matières premières qui est ainsi recyclée en revenus pour la population. C’est pourquoi il n’est pas faux de se demander si la Russie, depuis 2007, n’est pas en train d’évoluer vers un modèle d’État social qui serait, sur la question des revenus, le pendant du tournant interventionniste qui a été constaté dans les investissements et la production.

Dans la mesure où les investissements permettent d’améliorer la productivité et d’étendre la production du secteur rentier, et de ce point de vue le développement rapide de Rosneft, mais aussi d’autres compagnies tant dans le secteur des hydrocarbures que dans celui des métaux en est un bon exemple, ce modèle d’État social pourrait être tout à fait soutenable. La mise en place de ce modèle d’État social ne correspond pas, semble-t-il, à un plan préconçu. Elle résulte d’une part des politiques d’adaptation à la crise des années 2008-2010 et d’autre part de la consolidation de mesures sociales dictées, entre autres, par la crise démographique que connaît la Russie. Mais, pour être le produit d’une évolution non intentionnelle, c’est bien à un modèle global de développement que l’on est confronté. Nous aurions donc, dans le cadre d’un régime politique semi-autoritaire, le développement d’un discours complètement déconnecté de la réalité et ne servant qu’à rassurer les marchés occidentaux. Dans la réalité, un modèle interventionniste-social se développerait en utilisant les gains de productivité et de production du secteur des matières premières, et leur valorisation sur les marchés extérieurs, avec un tournant de plus en plus prononcé vers l’Asie.

La réalité russe s’avère, une fois de plus, bien différente des apparences. L’affaire Depardieu, en réactivant les fantasmes de toute nature ainsi que le fond anti-russe d’une partie de la presse française, ne contribue pas à un examen objectif de cette réalité.

Billet préalablement publié sur RussEurope, le carnet de Jacques Sapir

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