La mixité sociale est-elle encore possible à l’école ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une classe d'école (illustration)
Une classe d'école (illustration)
©Thierry Zoccolan / AFP

Vivre-ensemble

La multiplication des attaques violentes commises par des enfants ou des adolescents pourrait bien peser plus encore que ça n’est déjà le cas

Marion Oury

Marion Oury

Marion Oury est maître de conférences en Economie à l'Université Paris-Dauphine. Ancienne élève d'HEC-Paris, elle a obtenu un doctorat en économie et en gestion et s'est spécialisé en théorie des jeux.

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Maurice Signolet

Maurice Signolet

Maurice Signolet est un ancien commissaire divisionnaire. Il a notamment exercé à Aulnay-sous-Bois.

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Jean-Marc Ben Kemoun

Jean-Marc Ben Kemoun

Jean-Marc Ben Kemoun est psychiatre des Hôpitaux, Pédopsychiatre, Médecin légiste, Responsable adjoint de l’Unité médico-judiciaire, Responsable de l’unité d’accueil des mineurs victimes des Yvelines, Chargé d’enseignement à l’Institut de Criminologie de Paris (Paris II), Expert auprès la Cour d’appel de Versailles

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Atlantico : Quatre mineures ont été placées en garde à vue, vendredi, après la diffusion d’une vidéo montrant l’agression d’une adolescente à Lyon. Une collégienne de 12 ans a aussi récemment tenté d’agresser sa professeur d’anglais avec un couteau dans un collège de Rennes. Les attaques violentes commises par des enfants ou des adolescents se multiplient en France. Quelle est la réalité des chiffres des agressions commises en milieu scolaire, en milieu périscolaire par rapport aux agressions survenues hors des établissements scolaires, dans la rue perpétrées par des adolescents ou des enfants ? 

Maurice Signolet : Je ne voudrais en aucun cas inquiéter vos lecteurs, mais les chiffres ne sont pas alarmants, ils sont effarants ! Si l’on se réfère aux seuls signalements d’incidents faits par les responsables des établissements du second degré, ce sont près de 10 000 faits recensés annuellement dans les lycées ( soit 10 / 1000 élèves ), 15 000 faits pour les lycées professionnels ( soit 38 / 1000 élèves) et 8 000 faits pour les collèges ( soit 35 / 1000 élèves ). Bien entendu il faut relativiser ces chiffres en fonction de leur gravité (50 % verbales, 30 % physiques, 7 % des atteintes aux biens et 13 % des atteintes à la sécurité ). On estime cependant à près de 400 le nombre d’agressions à l’arme blanche, et à 1 300 les violences sans arme à l’égard d’élèves, et à 200 agressions physiques à l’encontre des personnels. On relèvera bien sur que ces chiffres montrent une prééminence des faits majoritairement dans les collèges et les lycées professionnels, avec en outre un doublement des faits dans les « zones prioritaires » par rapport au reste du territoire.

La violence des jeunes qui passent à l’acte a-t-elle plutôt tendance à se dérouler à l’intérieur des établissements scolaires ou hors du cadre scolaire ?

Maurice Signolet : Si l’on considère que les établissements scolaires restent malgrétout « des sanctuaires », au sens où ils disposent d’un encadrement, d’une administration, qui peut, limiter les ardeurs belliqueuses, ou tout du moins « canaliser » les comportements, on est en droit d’imaginer le déferlement des violences hors des enceintes scolaires, sur la voie publique, dans les transports en commun, et même dans les échauffourées de territoire qui constellent la rédaction des chaînes d’info en continue ! Si nombre de contentieux peuvent prendre naissance au sein même des établissements scolaires, avec une projection de harcèlement souvent par « réseaux sociaux » interposés, il n’en est pas de même des toutes les autres violences qui caractérisent les relations interpersonnelles des adolescents, voire d’enfants. La fragilité de l’éveil aux émotions, le parcours initiatique mesuré et gradué de la socialisation disciplinaire d’antan, les relais affectifs ancestraux qui permettaient de se construire dans une relation à l’autre, disparaissent au gré d’une forme basique mais duale de socialisation : la réification de l’autre qui n’apparaît plus que comme « une chose » excluant toute capacité d’empathie, et l’agrégat à un groupe, une meute, qui va devenir structurante.

Autant en milieu scolaire l’agression va être individuelle, surtout si elle s’adresse à un enseignant ( encore faudra t’il y déceler une manifestation d’appartenance même subliminale à une bande ou tout du moins à ses critères d’identification ), autant les agressions en dehors du milieu scolaire se feront en bandes ou tout du moins en groupes même très restreints, comme pour cette récente affaire de Lyon.

En matière d'apprentissage comme de sécurité des enfants, la mixité consentie (c'est à dire pour ceux qui ont le choix de leur lieu de résidence ou de l'école de leurs enfants) est-elle encore possible ? Et qui en joue encore le jeu ? 

Marion Oury : Cette question est difficile ! J’aurais - comme vous vous en doutez ! -  bien du mal à vous garantir que cette mixité « consentie » dont vous parlez existe à l’heure actuelle partout en France…  Et qui plus est chez les parents qui sont les plus attentifs à la qualité du parcours scolaire de leurs enfants. Cependant il faut bien sûr espérer que cette « mixité consentie » est encore possible ! Car renoncer à cette idée serait accepter en creux celle qu’une certaine forme de « communautarisme » aurait gagné dans notre pays. Ce à quoi on ne peut, bien entendu, se résoudre.

Considérez-vous que la notion de mixité sociale est pensée correctement ? 

Marion Oury : J’entends deux sous-questions dans votre question et me permets donc de vous faire une réponse un peu longue, en deux temps.

Première question : pense-t-on correctement les moyens d’atteindre la mixité sociale ? Je n’en suis pas sûre du tout ! Car on se focalise à l’heure actuelle sur des politiques visant à augmenter d’une manière directe cette mixité. Or (et je rejoins ici l’analyse que Jean Tirole a récemment exprimée dans un entretien publié dans l’Express), ce type de politique parvient rarement à obtenir les effets désirés car les familles réagissent d’une manière stratégique et rationnelle face aux mesures mises en place. Dans le même temps, on a tendance à négliger le fait que certaines mesures visant des objectifs intermédiaires (et qui sont par ailleurs infiniment souhaitables pour toutes sortes d’autres raisons) peuvent bel et bien permettre d’augmenter indirectement la mixité sociale via l’augmentation de ce que vous nommez « la mixité consentie ». Ces mesures-clés, chacun les connait assez bien : rétablir l’autorité à l’école, revaloriser drastiquement le métier d’enseignant, protéger les élèves contre la violence scolaire. Enfin, remettre partout la notion de discipline au centre du jeu : rappelons à cet égard que la toute récente enquête PISA a indiqué que « le climat disciplinaire » est « toujours très préoccupant en France ». 

J’en viens au second temps de ma réponse. Il me semble que nous ne pensons pas à l’heure actuelle correctement la notion de mixité sociale dans la mesure où nous avons tendance trop souvent à faire de ce concept (sur lequel, comme je viens de le dire, nous avons bien moins de prise directe que ce que nous voulons croire) une fin en soi. Il est temps, je crois, d’ouvrir collectivement cette boite noire et de réfléchir au concept de mixité sociale comme à un outil. Autrement dit, de nous demander pour quelles raisons précises et distinctes, la « mixité sociale » est désirable, c’est-à-dire quelles sont les fins véritables que nous recherchons collectivement à travers elle. 

Sujet complexe sur lequel je me permets d’esquisser ici un commencement de réflexion. Il me semble qu’à travers la notion de « mixité sociale », on vise à l’heure actuelle (au moins) deux objectifs. 

D’une part, le « vivre-ensemble » : c’est l’argument selon lequel la mixité sociale doit permettre, par la découverte de l’autre qu’elle implique, d’augmenter la cohésion sociale à l’âge adulte. Il y a indéniablement du vrai là-dedans. Cependant, il faut aussi ajouter que certains chercheurs sont en train de développer à ce sujet une vision assez dangereuse, car simpliste, presque mécaniciste. Ainsi, le Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (organisme dont il serait judicieux – je le dis au passage - d’interroger en des termes rigoureux la « scientificité ») a récemment publié une note de bilan sur les expérimentations récentes de mixité au collège qui, par son approche scientiste et naïve, prête à sourire. On y apprend entre autres le résultat suivant : grâce à la mixité, les élèves favorisés « adhèrent un peu plus souvent aux valeurs de solidarité (+8% d’un écart-type). »  Que signifie au juste cette affirmation étrange ? Difficile à dire !  Et encore plus lorsqu’on se reporte au travail de recherche dont cette note du CSEN constitue la synthèse. Les questions qui ont été posées aux élèves pour arriver à ce « constat » au sujet de la « solidarité » portent toutes sur des sujets qui relèvent en réalité de la politique : que doit-on penser de la gratuité des soins hospitaliers ? des aides pour les personnes au chômage ? du poids des retraites pour ceux qui travaillent ? Le combat contre la pauvreté en France doit-il constituer une priorité par rapport à celui contre la pauvreté dans le monde ?... 

Un second objectif implicitement associé au concept de « mixité sociale » est la lutte contre le « déterminisme scolaire ». Je développe brièvement ce point : les notions de mixité sociale et de mixité scolaire (c’est-à-dire de mixité des niveaux scolaires) sont très liées en termes statistiques. Par conséquent, toute opération d’évaluation et de sélection est indéniablement et mécaniquement aussi un « tri social ». On peut dès lors être tentés de limiter aussi drastiquement que possible, à chaque étape du parcours scolaire, les moyens qu’ont les différentes institutions de réaliser ces opérations de sélection, et de soutenir ainsi la mixité. Une telle approche, centrée sur cette dernière, n’est pas entièrement infondée pour diminuer le déterminisme scolaire, qui est, c’est vrai, particulièrement élevé en France.  Le problème est qu’en cherchant à brouiller les cartes de cette manière, on œuvre en même temps – sans le vouloir ! - contre la possibilité de l’ascension sociale par l’école. Car on casse les barreaux de l’échelle. (Sans compter qu’à trop focaliser sur la mixité, on s’expose à créer une école plus inefficace, et donc plus injuste, car plus reproductrice d’inégalités.) L’équilibre à rechercher est donc, là aussi, assez subtil…

Bref : pour le vivre-ensemble comme pour la lutte contre le déterminisme scolaire, la mixité sociale constitue à la fois un outil et un indicateur, mais pas une fin en soi. Il ne s’agit pas bien sûr d’y renoncer entièrement, mais sans doute de devenir plus lucide à son égard.

Par ses politiques, est-ce l'État qui augmente le désir des parents de contourner le système ?

Marion Oury : Ce n’est pas du tout impossible malheureusement ! Je crois qu’une des raisons du grand succès actuel du concept de « mixité sociale » est qu’il est très simple à manier pour une bureaucratie. Il est en particulier très facile pour un rectorat, par exemple, de se mettre en valeur en vantant telle ou telle statistique obtenue via une « politique de mixité ».  (Et ce type de publicité est d’autant plus aisé que notre société aime les chiffres sans chercher véritablement à les comprendre. J’ai un peu décortiqué cela dans mon étude pour la Fondapol au sujet de la réforme Affelnet engagée en 2021 dans l’académie de Paris.)

Le problème est que toute cette fausse science, cette « science administrative » (si je puis m’exprimer ainsi) n’a aucune forme de considération pour les effets pervers associés aux politiques qu’elle met en place. Elle est naturellement placée dans le court-termisme, une focalisation myope qui consiste à produire des indicateurs favorables. Or ces risques d’effet pervers sont extrêmement présents sur les questions d’éducation, car les familles, et en particulier celles qui sont le plus soucieuses de transmission culturelle et éducative, savent – et on ne peut guère leur reprocher cela – se comporter d’une manière éminemment stratégique. Il est donc impossible de ne pas prendre en compte ce qu’on nomme en économie les « effets de bouclage », c’est-à-dire la logique d’ensemble du système dans ses différentes et délicates interactions. Ainsi, par exemple, je ne comprends pas que le rectorat de l’académie de Paris puisse continuer de promouvoir une réforme qui vise explicitement à diminuer le niveau des bons lycées publics, sans se soucier de l’impact de cette politique en termes de fuite des familles « les plus favorisées » vers le privé. Il faut arrêter de jouer les apprentis-sorciers ! 

Les agressions se multiplient dans le milieu scolaire. Les agresseurs sont de plus en plus jeunes. Que peut-on dire de leur profil psychologique ? Sont-ils des monstres en puissance ?

Jean-Marc Ben Kemoun : Il n’y a pas lieu de stigmatiser une fois de plus les jeunes, ni d’opposer les générations surtout sur le sujet de la violence. La stigmatisation des jeunes est une composante classique de notre société. Je rappelle que l'adolescence est une période de vie qui a été individualisée assez récemment.

Il est vrai que les statistiques de la violence montrent que les violences sont plus fréquentes entre 15 et 30 ans. Mais on voit là qu’il ne s’agit pas réellement de jeunes au sens où on l’entend.

De plus, le nombre des faits de violences, tous actes confondus, est statistiquement stable depuis de nombreuses années, même si on peut noter une augmentation des faits de violences conjugales, de féminicides.

Il faut donc aussi se méfier des biais classiques et notamment des biais médiatiques qui seront instrumentalisés par la suite dans le cadre du prosélytisme politique, pour engendrer la peur et les solutions plaquées, qui restent une façon classique de recruter des voix.

Il n’en reste pas moins que des faits divers concernant la violence à l’école envahissent l’espace public.

L’école est le lieu de vie des jeunes.

Elle assure un brassage de la population juvénile, régulée par des adultes qui jouent aussi un rôle dans l’équilibre précaire de cette micro-société.

Et alors que la société se clive de plus en plus en groupe sociaux, politiques, ethniques, religieux...souvent du fait du regroupements géographiques induits ou innés, ou de manipulations par des décideurs dont les objectifs ne sont pas toujours ceux qu’ils distillent savamment pour obtenir des populations auxquelles ils s’adressent les avantages narcissiques ou autres qui les motivent, on va demander à l’école, sans lui en donner les moyens, de ne pas reproduire ces clivages en son sein, pour mieux préparer la société de demain.

On note aussi dans une société de plus en plus exigeante, une intolérance à l’autre, et un individualisme, prompt à ne plus supporter l’autre, la contrainte du vivre ensemble.

L’école est donc le lieu de l’expression de la souffrance des jeunes.

Je rappellerais aussi que l’entreprise peut-être le lieu de cette même expression, et il y a tout autant de faits divers de violence contre soi ou contre l’autre dans l’entreprise sans qu’on stigmatise une tranche d’âge.

Cette stigmatisation vient de l'incompréhension des ediles du fonctionnement de cette tranche d'âge qui les intéresse somme toute peu, vu que cette population de vote pas. Je pense d'ailleurs que la France ne protège pas ses enfants contrairement aux multiples annonces faites au niveau politique sans réelle volonté de les appliquer. Les récentes nominations en sont un exemple, même si j'ai quelques critiques à faire sur la façon dont la CIIVISE a fonctionné, mais je ne cible pas ici seulement cette commission.

Nous aurions été mieux inspirés de créer un ministère de l'enfance, qui régenterait le désordre créé par la départementalisation de la protection de l'enfance, qui crée injustice et inégalité de traitement indignes de la République.

Quelque soit le type d’acte perpétré à l’école, il n’en reste pas moins que même si celui-ci est monstrueux, le sujet qui l’agit, reste un sujet humain et ne peut être déclaré monstrueux, sans quoi on lui ôte son humanité et toute possibilité de le ramener à cette humanité, même si il est vrai qu’un faible pourcentage de sujet ont atteint un tel stade de perversité que l’on sait qu’il sera difficile voir impossible de ramener de l’humanité en eux au sens de l’empathie, de l’altérité.

Comme souvent en criminologie, on va demander de définir un profil type du criminel, en pensant que ce sera plus facile par la suite de repérer les criminels potentiels, et d’aboutir à une sorte de prévention par l’éviction. La définition d’un profil type est toujours à double tranchant, car la dangerosité reste prédictive. Même si on va chercher à prévenir le passage à l’acte, la compréhension de la situation précriminelle, des déclencheurs du passage à l’acte, voir des marqueurs biographiques, n’ont en fait qu’un intérêt limité pour se prononcer sur la dangerosité d’un individu, mais un intérêt majeur pour mettre en place des actions de prévention de la dangerosité au niveau de la société.

Or à l’heure actuelle l’évaluation de la dangerosité qui a pris le pas sur les autres critères dans l’évaluation judiciaire des individus et de l’acte, aboutit à des actions punitives individuelles, même si elles essayent d'être personnalisées, et non à des actions collectives de prévention.

Quels sont les profils des agresseurs ? Qu’est ce que cela traduit de la réalité de la société française et cela doit il remettre en cause la mixité sociale ?

Maurice Signolet : Il serait tellement aisé, comme c’est d’ailleurs la propension interprétative de nombreux commentateurs, de caractériser ces comportements comme déviants, voire relevant de la psychiatrie ! Nous utilisons encore des logiciels d’analyse d’ordre freudien du début du 20ème siècle, alors que la massification des violences relève désormais d’une considération sociétale. Psychologie, sociologie, devraient se fondre pour analyser ces phénomènes de façon quasi anthropologiques ! Il n’y a rien de péjoratif, ni de stigmatisant à considérer la réalité « des ruissellements comportementaux » qui façonnent ce fameux « vivre ensemble » que d’aucuns, avec beaucoup de précautions oratoires, qualifient « d’ensauvagement »! La ségrégation des quartiers où se cumulent paupérisation, repli identitaire et culturel, privilégie la rue comme lieu de socialisation. Un réseau d’interconnaissances lié au cadre de vie commun s’y développe et l’appartenance à un même territoire en devient le ciment, avec des règles normatives propres dont la violence physique et verbale en est le lexique, et ce dès le plus jeune âge. Plusieurs strates, très contradictoirement, vont associer ressenti d’exclusion et affirmation de soi par la violence : un parcours scolaire qui est en fait un parcours de « décrochage scolaire », un contexte familial représenté par de grandes fratries où l’on ne partage guère que « le frigidaire » et où l’autorité parentale y est inexistante voire destructrice par son incapacité à transmettre les sentiments affectifs nécessaires à la considération de l’autre, et la stigmatisation dont ils sont eux mêmes la cible soit à cause de leur âge, où de leur origine étrangère ou d’agrégat récent. C’est en fin de compte le choc de deux mondes, au travers d’un prisme que l’on se doit deconsidérer comme anthropologique de par les difficultés d’adaptabilité qu’il accumule. Vous l’aurez compris, répondre à votre question de remise en cause de la mixité sociale à l’école serait bien trop réducteur...

Pourquoi ces enfants sont de plus en plus violents et n'hésitent pas à passer à l’acte ?

Jean-Marc Ben Kemoun : Le passage à l’acte est le fruit d’un processus dynamique qui prend ses origines dans la construction de l’individu et donc du milieu dans lequel il se construit, dans la période récente qui précède le passage à l’acte, et enfin dans le ou les facteurs précipitants qui vont faire que l’individu va passer à l’acte à ce moment-là. Sans l’analyse de  ces composantes, il est difficile de comprendre un passage à l’acte.

L’enfant se construit d’abord dans le milieu familial.

La famille contrairement aux idées reçues est le lieu de la violence, même s' il ne faut pas négliger les violences dans le milieu des pairs, et les violences institutionnelles.

Cette violence est perpétrée soit par omission, les négligences, soit par commission, les violences verbales, psychologiques, physiques, sexuelles, administratives, financières....Elles peuvent être intentionnelles mais souvent aussi non intentionnelles, liées à la précarité, la maladie etc...

Ces maltraitances sont en rapport avec le fait que les besoins fondamentaux des enfants n’ont pas été assurés et l’attachement n’a pas été sécure. Cela va renvoyer l’enfant à un sentiment d’insécurité affective, physique, sociale...et à un besoin de rechercher cette sécurité au risque d’en être dépendant, de la quémander au risque de se mettre en danger, de la refuser même de façon violente de peur de la perdre. Le fait que ce méta besoin de sécurité n'ait pas été assuré dès la petite enfance par les figures d’attachement primaire, les parents, puis par sphère concentrique : la famille, les voisins, l’école, la cité, l’état....aboutit du fait de la faiblesse de l’estime de soi, de la confiance en soi, de l’amour de soi...à des troubles relationnels majeurs, dont la violence.

Les parents sont souvent en grande difficultés face à leurs enfants qui ne correspondent pas à l’idéalisation qu’ils en avaient, souvent du fait de représentations familiales, culturelles, religieuses... Cela peut aboutir à un sentiment de frustration parentale. Il en est de même de l’exigence scolaire véhiculée par la pression de la société, et de l’image renvoyée par cette réussite scolaire sans quoi on ne deviendra pas un individu respectable.

L’exigence parentale et sociétale repris par les parents, de conformation à la norme, notamment  du milieu d’origine, placera l’enfant dans ce sentiment de ne pas être à la hauteur de cette exigence, voir un sentiment d’injustice et de non-reconnaissance de la part de ses parents tellement importante pour le développement humain. Ce sentiment d’injustice sera le moteur du sentiment de rejet, de colère voire de haine du milieu qui aura rendu cet enfant mauvais aux yeux des parents. 

De plus la maltraitance subie, aura aussi un rôle délétère dans le sens où l’enfant maltraité va rejouer cette maltraitance, comme si il avait internalisé une part de l’agresseur, et non pas reproduire comme on a l’habitude de le dire, mais agir en lieu et place de l’agresseur, contre lui-même en s’autoagressant (mutilation, comportement de mise en danger, tentative de suicide... qui vont aussi renvoyer cet enfant à des comportements dissociatif, qui sont une façon aussi d’éteindre la douleur), soit en agressant l’autre, et par projection l’autre adulte qui representera la projection externe du conflit interne.

La souffrance s’exprime donc de différente manière et il est vrai souvent de façon non verbale. L'adulte doit être formé à repérer ces signes avant-coureurs, qui s’il est là encore formé à cela, peut aboutir à un désamorçage de la crise. La crise a un rôle dans la dynamique des sujets. Elle n’est pas dissociable du milieu, le milieu qui favorise la crise, le milieu qui permet l’expression de la crise.

La crise a un rôle cathartique de résolution, même si elle aboutit au drame. Le rôle de l’adulte référent est de favoriser ce rôle de résolution, sans aboutir au drame. Désamorcer une crise c’est permettre à l’autre de s’exprimer sans avoir eu recours au passage à l’acte.

Souvent ce sont des passages à l'acte de type décharge émotionnelle. Il n'y a plus de pensées, il n'y a plus de paroles, il n'y a plus de mots. 

La parole ne vient pas faire tiers, elle ne joue pas ce rôle de résolution, de faire sens. Ce sont des personnes pour qui les mots n'ont pas de sens, ou pire il n’y a pas de mots. Ils sont dans une incapacité à élaborer, à mentaliser, à penser par soi-même. On parle de déstructuration psychique, c’est-à-dire d'incapacité à penser par soi-même, une dissolution de soi.

S’ajoute à cela les modèles externalisés et non contrôlables de l'information par les réseaux sociaux qui favorisent cette incapacité à penser par soi-même. L’individu va penser par le biais du réseau social, par le biais de ce qu'on nous fait ingurgiter toute la journée.

Je ne développerai pas l'impact de la pornographie sur la fabrique de la violence et notamment de la violence de genre, mais aussi sur le fait que plus le sujet est exposé jeune à la pornographie, plus son esprit sera hémétique aux apprentissages et aux processur de sublimation permettant l'ouverture au monde. 

Ce passage à l'acte ou plutôt cette absence de mots, cette absence de paroles, déshumanise l’autre comme s'il était un objet. L’individu se dit qu’il ne va pas s'attaquer à un humain. Il va s'attaquer à quelque chose de déshumanisé. 

C’est ce qui fait qu’on a ce sentiment d’être face à un monstre.

Comment redonner une part d’humain à ces jeunes, sinon en leur redonnant la parole et en les réinscrivant dans le monde des humains.

Il est certains que si on laisse évoluer chez un individu ce mode de fonctionnement, si on le favorise depuis son plus jeune âge, comme on peut le voir dans des pays élevant des enfants soldats par exemple, il sera très difficile de ramener ces enfants à une humanité sans haine, à un vivre ensemble et un respect de l’humanité.

L’intervention précoce, la prévention individuelle et collective est primordiale pour éviter l’évolution vers un trouble majeur de la personnalité, et l’inéluctabilité du passage à l’acte.

Cela passe par redonner les moyens à l’école d’être aussi un lieu éducatif, un lieu du vivre ensemble, un lieu de l’égalité, de la fraternité, les mots ont un sens, mais aussi par une éducation précoce à la parentalité, dès le désir d’enfant, car dans notre société clivante, individualiste, inégalitaire et de consommation qui cherche à capter les plus jeunes, il est difficile d’être parents.

Quels sont les profils des personnes agressées ? Les professeurs et les membres de l’Éducation Nationale sont-ils les seules victimes et personnes ciblées ?

Maurice Signolet : Tout ce qui ne correspond pas au schéma comportemental que je viens de vous décrire est une cible potentielle ! Il suffit d’inverser la lecture pour en décrypter les antonymes. L’autre, tout simplement, surtout si il est faible, si il est « étranger » à ce que vous êtes, ou pire si il vous ressemble mais n’appartient pas au cercle extrêmement réduit de votre entourage. Il y a ainsi une forme de rationalité dans l’irrationnel. On pourrait cependant nuancer le cas particulier du corps enseignant. Par sa proximité quasi quotidienne et la forme d’intimité réciproque qu’elle induit , par son statut de dispensateur du savoir, par le caractère institutionnel de sa fonction, le professeur, par effet miroir, peut révéler ou amplifier la déconsidération que l’adolescent violent a de lui même. Cette fois, je veux bien me faire le disciple de Freud ! C’est parfois lui même, que l’agresseur frappe en frappant son professeur... 

Jean-Marc Ben Kemoun : Là encore il est difficile de proposer un profil des personnes agressées sans risquer de les stigmatiser et de les culpabiliser.

Nous ne reviendrons pas sur les agressions pour des mobiles religieux, politiques, ethniques...où on peut alors parler d’une forme d’emprise dans laquelle l’enfant se retrouve, car rien ne permet de dire que l’enfant est consentant aux valeurs de la religion, de la politique, de l'ethnie  dans laquelle on l’élève, ni aux actes qu’on perpétue sur lui dont certains s’apparentent à des mutilations sexuelles concernant les faits religieux.

De plus il est difficile d’imaginer qu’un enfant qui doit s’ouvrir au monde, à la culture, à la diversité, car là encore il s’agit d’un besoin fondamental qui doit être assuré, soit, sans qu’il ait été auparavant instrumentalisé, dans le rejet de ce qu’il ne connaît pas. Ce refus de l’adulte de l’ouverture au monde de l’enfant, aboutit inéluctablement à une incapacité à vivre en société, par le rejet de l’autre différent (fonctionnement de type clanique), et donc à un risque de violence.

Il n’est pas rare que l’enfant qui commet l’agression projette sur l’adulte le conflit interne qui le ronge et rend sa souffrance insupportable. Cette externalisation permet une sorte de décharge émotionnelle qui le libère un temps de cette souffrance.

Certains sujets sont atteints de pathologies psychiatriques avérées et notamment ceux qui sont mus par un délire, souvent de persécution, avec le sentiment que l’autre est le persécuteur. Mais cela constitue une minorité des enfants ou des adolescents qui passent à l’acte. La encore la stigmatisation des malades psychiatriques est une manipulation politique pour déplacer le débat de la responsabilité politique vers la responsabilité médicale, ce qui n’a pas lieu d’être dans la grande majorité des cas, même si parfois la responsabilité médicale est en cause.

La violence naît d’un long processus de maturation, et chez l’enfant dans le cadre de sa construction, ce qui le rend encore plus vulnérable et en grande difficulté pour la contrôler, mais elle peut ne jamais s’exprimer. 

L’individu soumis à la violence chronique, internalise la faute, car c’est un des ressorts de la violence psychologique de l’agresseur, car cela permet à celui-ci de ne pas avoir l’obligation d'être toujours présent pour assouvir sa toute puissance et son emprise.

L'enfant va fonctionner de façon clivée, ce qui traduit la gravité de la violence subie, et non pas reproduire, mais agir comme si il était l’agresseur qu’il porte en lui, dans les situation « interdites », ou se dissocier face à certains indice, et avoir un passage à l’acte désorganisé dans le cadre de cette dissociation, ou enfin projeter sur l’autre la haine inscrite par l’agresseur sans qu’il ne contrôle la raison de cette haine. 

Il est alors difficile de cerner un profil type de la personne agressée, sans connaître le milieu dans lequel l’enfant évolue, le starter du passage à l’acte qui peut donner l’illusion d’une immédiateté, alors que le plus souvent, même si on ne peut pas parler de préméditation, il est aux prise avec une situation pré criminelle que lui-même ne repérera pas, mais que l’entourage lui peut repérer.

Plus que de stigmatiser des profils de personnes en risque d’être agressée, alors que les événements récents vont à l’encontre d’une telle réflexion, il est plutôt primordial d’éduquer les personnes au repérage, et à savoir qui prévenir en cas de repérage, sans avoir le sentiment de dénoncer, mais plus d’alerter, pour protéger, voir pour sauver des vies. Et dans les cas récents médiatisés, certains ont pu dire qu’ils se doutaient que quelque chose allait se passer, mais qu’ils ne se sont pas cru, soit parce qu’ils ne savaient pas quoi en faire, soit par peur des conséquences de leur dires, sur l’individu, mais aussi sur eux-mêmes, si tant est qu’ils ne soient pas dans l’idéologie véhiculée par l’agresseur.

Comment les jeunes agressés se reconstruisent après une violente agression ?

Certains vont vous parler de résilience. La résilience est un concept qui à mon sens a été mal compris et mal vulgarisé, ou dont les gens se sont emparés sans avoir pris le temps d’en saisir toutes les nuances.

Les personnes pensent que la résilience est intrinsèque à l’individu : « il ou elle est résiliente ».

C’est le reliquat du fort qui résiste, et du faible qui craque. Je rappelle l’image de Jean de La Fontaine qui avait bien compris déjà que la résilience n’était pas intrinsèque, que celui qui se rompt, c’est le chêne.

La résilience est dépendante du milieu. Un enfant élevé dans un milieu sécure, et dont les besoin fondamentaux vont être assurés correctement, va développer une bonne confiance en soi, une bonne estime de soi, une capacité d’empathie, un respect de l’autre, de sa différence, et c’est ce qui va faire qu’il va être plus résistant aux attaques. Mais il y a des attaques auxquelles personne ne résiste.

A la suite d’une agression de ce type, la résilience va passer par : 

--> La prise en charge collective : la prise en charge de la société

- La reconnaissance politique, qui traduit en fait celle de la société tout entière, et c’est ainsi qu’il faut la comprendre, même si la société a perdu confiance dans ses politiques, mais à ce moment-là, ce n’est pas l’homme politique mais ce qu’il représente, pourvu que par la suite l'événement ne soit pas instrumentalisé par les politiques, ce qui malheureusement est rare

- La reconnaissance passe aussi par les médias pourvu qu’ils sachent respecter l’intimité, la douleur, ne versent pas dans le sensationnel, ce qui malheureusement n’est pas fréquent pour les chaînes d’infos en continue qui vont rechercher le scoop et qui peuvent de ce fait aggraver le traumatisme. De plus la médiatisation à tout prix, peut aussi favoriser le retour en boucle du fait traumatique, et il est recommandé aux personnes de ne pas parler à chaud aux médias, ni de regarder les chaînes d’information continues, qui peuvent aussi par maladresse, employer des termes, des concepts mal maîtrisés, même par des experts qui défilent, et qui peuvent dans cette période de grande fragilité aggraver voir faciliter le risque de passage à une pathologie plus grave

--> La Prise en charge individuelle

- Sur le lieu de l’événement et c'est le rôle notamment des CUMPs, pourvu qu’elles soient suffisamment armées pour remplir ce rôle

- Puis par la suite par des prises en charge médico-psychologiques qui devraient être codifiées, protocolisées, évaluées, reconnues efficaces, pour éviter toute rupture qu’on retrouve encore trop fréquemment, et aussi que les personnes se dirigent pas dépit, ou parce qu’ils ont été démarchés vers des alternatives, non reconnus voir néfastes, ou sectaires

Ces prises en charge doivent inclure

o    l’entourage qui accompagne au quotidien la personne blessée. Car on l’a vu c’est ce qui va faire la résilience de l’individu

o    l’accompagnement  au scolaire, universitaire, ou professionnel   

Ces prises en charges doivent être associées et corrélées, non dissociées de la prise en charge judiciaire, pénale mais aussi civile de réparation du dommage, ni des prises en charges administratives ou de gestion du quotidien, sans quoi il sera impossible d’aider le versant psychologique si le sujet est au prises avec des angoisses de survie dans le quotidien, sans rapport direct avec les faits, mais avec les conséquences des faits.

Il faut donc une interrelation médico-psychologique, sociale, juridique, judiciaire, administrative, professionnelle ou scolaire.... Alors oui bien sûr un guichet unique au départ, pour éviter le parcours chaotique auquel on expose les agressés, mais surtout une pérennité des actions et de leur coordination.

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