La laïcité française, un concept qui puise ses racines dans une histoire lointaine<!-- --> | Atlantico.fr
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Une manifestation défendant les principes de la laïcité.
Une manifestation défendant les principes de la laïcité.
©Jean-Pierre MULLER / AFP

Bonnes feuilles

Eric Anceau publie « Laïcité, un principe: De l'Antiquité au temps présent » aux éditions Passés / Composés. La laïcité ne se résume pas à la loi française de Séparation des Églises et de l'État de 1905, par ailleurs mal connue et souvent instrumentalisée. Trouver une juste place pour les religions dans la société préoccupe l'autorité politique depuis l'Antiquité. Eric Anceau revient ici aux sources de ce questionnement en France, mais aussi dans le monde. Extrait 1/2.

Eric Anceau

Eric Anceau

Enseignant à Sorbonne Université, Eric Anceau est spécialiste d’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Il a publié vingt-cinq ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par l’Académie française, l’Académie des sciences morales et politiques et la Fondation Napoléon.

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Postuler une spécificité française de la laïcité est un moyen pour ses partisans d’affirmer que la France, patrie des Lumières et des droits de l’homme après avoir été la fille aînée de l’Église, a, en ce domaine aussi, un message éclairé à adresser au monde et, en tout cas, n’a pas d’ordres à recevoir de lui. Cette singularité est aussi, a contrario, un argument qu’utilisent ses détracteurs pour dire que la France qui bafoue les libertés des individus et des communautés avec « sa » laïcité doit rentrer dans le rang. Or nous verrons que si la France a construit une voie particulière de laïcité, elle n’est évidemment ni le seul pays laïque, ni le seul à l’emprunter. En première approche, notons ainsi que plusieurs pays d’Afrique qui faisaient partie de l’empire colonial français revendiquent et pratiquent aujourd’hui une laïcité très proche de celle de la République française. Constatons aussi que l’État belge parle de laïcité, mais en en proposant une définition bien différente puisqu’elle n’y est qu’une option spirituelle parmi d’autres. De ce fait, considérer une certaine forme de laïcité comme une religion séculière n’est pas erroné, sans même revenir à l’étymologie du mot « religion » (« ce qui relie » les hommes), mais nous verrons, pour ceux qui en douteraient, que tel n’est pas le cas de la laïcité républicaine française actuelle.

Le mot « laïcité » est indéniablement une exception de la langue française. Hors de la Turquie, qui se l’est approprié dans l’entre-deux-guerres sous le vocable laiklik, et du Maghreb, où le terme arabe al-la’ikiyya a été forgé pendant la domination française, il est très rarement traduit, au point que nombre d’auteurs anglophones emploient l’expression « French laïcité » avec le tréma et l’accent aigu soulignant sa singularité, tout en procédant à sa mise à distance. Le principe est néanmoins largement revendiqué à travers le monde, comme en témoigne la Déclaration universelle sur la laïcité de 2005, souscrite par 250 universitaires de trente pays différents. Ajoutons aussi qu’il est très souvent appliqué sous d’autres noms. Le relativisme linguistique n’est donc pas un relativisme de l’idée et, si le détour par la sémantique est éclairant, il ne doit pas conduire à s’enfermer dans un nominalisme étroit et souvent instrumentalisé. Nombre de linguistes ont en effet montré que la variabilité des façons dont les langues expriment une même idée n’affecte en rien l’unité de sens et de contenu de celle-ci. Avant tout, la vérité est l’adéquation de la pensée et des choses, écrivait justement saint Thomas d’Aquin : veritas est adæquatio intellectus et rei.

C’est d’ailleurs une quête de vérité et de clarification dont ce livre se veut porteur pour essayer de démêler l’écheveau complexe d’une laïcité instrumentalisable et instrumentalisée, mais cruciale. Comme l’écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés, une partie essentielle s’y jouait… » La laïcité est notre Orient, mais aussi notre « orient », notre boussole. Il ne s’agira ici ni de juger, ni de faire œuvre militante, mais de rapporter des faits, de dresser un constat, d’envisager des pistes d’évolution.

Il est fréquent que politiques, journalistes et même chercheurs enferment la laïcité dans le droit. Or elle est beaucoup plus qu’une simple question juridique. Elle est aussi une question philosophique, sociologique, culturelle, mais aussi historique. Pour comprendre qui l’on est et essayer de prévoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient et, en matière de laïcité, plus encore que dans d’autres domaines, l’histoire est essentielle. Elle est l’étude du passé, mais aussi celle de l’historicité d’une société, c’est-à-dire des traces historiques encore présentes. Celles-ci sont nombreuses et nécessitent d’être analysées. À défaut, elles sont négligées ou déformées et instrumentalisées. L’actualité récente nous le prouve suffisamment.

À la suite de l’assassinat par un islamiste du professeur de collège Samuel Paty, le 16 octobre 2020, pour avoir montré des caricatures de Mahomet en illustration d’un cours sur la liberté d’expression, le président de la République a déclaré sur les lieux mêmes du crime, à Conflans-Sainte-Honorine : « Ils ne passeront pas », faisant ainsi écho aux paroles des républicains résistant aux fascistes durant la guerre d’Espagne entre  1936 et  1939. De façon beaucoup plus grave, certains ont alors utilisé la lettre de Jules Ferry aux instituteurs de 1883 dans laquelle le ministre demandait à ces agents de ne rien dire qui puisse choquer un père de famille, pour essayer de minimiser voire d’excuser le facteur déclencheur du drame : la dénonciation du professeur par un parent d’élève et la divulgation de ses coordonnées sur les réseaux sociaux faisant ainsi de lui une cible pour les terroristes. L’historien objecte qu’il s’agit d’un pur anachronisme et que la décontextualisation de la lettre entraîne un contresens. Non seulement, à l’époque, la République était offensive et en train de triompher et le ministre magnanime voulait apaiser la société en écrivant ces lignes, mais le rapport qu’entretenait le catholicisme avec celle-ci, il y a 150 ans, est bien différent du rapport entre l’islam et notre société aujourd’hui, comme on le verra dans les pages qui suivent.

L’immense majorité des ouvrages sur la laïcité néglige sa construction historique et en propose une vision a-historique. Ce faisant, ils ne prennent en compte ni sa nature évolutive et conjoncturelle, ni ses différences de trajectoires à travers le monde. Les rares auteurs qui s’y sont intéressés, de Georges Weill à Patrick Weil en passant par Louis Capéran, se sont limités à l’époque contemporaine. Si Philippe Raynaud considère lui-même, dans un récent ouvrage, qu’il est parfaitement anachronique de chercher une anticipation complète de notre laïcité avant la Révolution française, il n’en insiste pas moins, pour sa part, sur l’importance de la Réforme et sur les deux derniers siècles de l’Ancien Régime. De fait, le corpus juridique français de la laïcité comprend environ 120  textes dont les plus anciens remontent au XVIe  siècle. Dans un livre publié au même moment, Jean-François Colosimo affirme avec force que la laïcité française puise ses racines dans une histoire beaucoup plus lointaine. Nous avons nous-même souhaité remonter très en amont de l’époque contemporaine pour comprendre les ressorts de la situation actuelle, mais sans parti pris.

Notre cheminement dans les pages qui viennent est synchronique, mais aussi et surtout diachronique. Après avoir dressé un état des lieux de la laïcité dans la France d’aujourd’hui, nous verrons pourquoi les questions débattues dans l’Antiquité hantaient ceux qui ont pensé notre laïcité et en quoi elles nous parlent encore dans le temps présent. L’irruption du christianisme qui impose un choix entre César et Jésus, le conflit entre la couronne de France et la tiare pontificale, l’autonomisation et l’affirmation de l’État royal par rapport au pouvoir religieux sont des jalons essentiels d’un long processus politico-historique dont une démonstration conséquente de ce qu’est réellement la laïcité ne peut faire l’économie. Les pères fondateurs de la laïcité, à commencer par Ferdinand Buisson, faisaient eux-mêmes un détour par l’histoire pour expliquer leur ambitieux projet. Ils insistaient, comme nous le ferons également, sur le choc des guerres de Religion, sur les débats sur la tolérance qui en ont découlé et sur les voies de modernité proposées par les Lumières. Ces moments historiques rencontrent tous, eux aussi, un écho singulier dans notre temps.

Plus directement encore, notre laïcité trouve ses origines directes dans la Révolution et dans l’Empire et dans l’affrontement entre deux France qui les suit et qui couvre l’ensemble du XIXe siècle. Celui-ci explique la tonalité particulière que la laïcité prend dans les années 1880-1914, période cruciale de sa définition et de son affirmation, qui est l’objet du chapitre central de cet ouvrage et en constitue, en quelque sorte, la clé de voûte. La loi de 1905 dont les débats, le contenu, le processus d’accompagnement législatif et réglementaire très rarement évoqué et l’application sont évidemment capitaux, est l’objet d’une attention particulière et revisitée à nouveaux frais.

Alors que le court XXe  siècle qui suit semble marquer le triomphe de la « laïcité à la française », il montre également les nombreuses limites de celle-ci, cependant qu’une mise en perspective internationale et l’esquisse d’un panorama mondial font mesurer la réalité de sa singularité et qu’un arrêt approfondi et dépassionné sur ce qu’est réellement l’islam au travers des textes, de son histoire et de ses pratiques, permet d’évaluer précisément le défi qu’il représente pour la laïcité. C’est à la lumière de cette histoire que doivent se lire les trente dernières années et s’envisager les pistes de réflexion pour l’avenir.

Extrait du livre d’Eric Anceau, « Laïcité, un principe: De l'Antiquité au temps présent », publié aux éditions Passés / Composés

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