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La guerre d’Ukraine sonne-t-elle la fin d’Internet tel que nous l’avons connu ?
©MIKHAIL KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

Plus fort que les fesses de Kim Kardashian

Petit à petit, et à plus forte raison depuis le début de la guerre d'Ukraine, la Russie isole son réseau Internet du reste du monde. L'objectif est double : contrôler l'ensemble des contenus accessibles sur Internet et atteindre une plus forte indépendance technologique

David Fayon

David Fayon

David Fayon est responsable de projets innovation au sein d'un grand Groupe, consultant et mentor pour des possibles licornes en fécondation, membre de plusieurs think tank comme La Fabrique du Futur, Renaissance Numérique, PlayFrance.Digital. Il est l'auteur de Géopolitique d'Internet : Qui gouverne le monde ? (Economica, 2013), Made in Silicon Valley – Du numérique en Amérique (Pearson, 2017) et co-auteur de Web 2.0 15 ans déjà et après ? (Kawa, 2020). Il a publié avec Michaël Tartar La Transformation digitale pour tous ! (Pearson, 2022) et Pro en réseaux sociaux avec Christine Balagué (Vuibert, 2022). 

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Atlantico : Dans quelle mesure la guerre en Ukraine va-t-elle accélérer le déploiement d’un “splinternet” russe ? À quoi pourrait-il ressembler ? 


David Fayon : Déjà le splinternet soit « split Internet » que vous évoquez désigne le risque de fragmentation d’Internet ou de balkanisation du réseau des réseaux par rapport à des intérêts économiques, politiques ou géostratégiques. Le terme a été inventé par la société d’étude Forrester. On pourrait ainsi à côté d’Internet avoir des Internet parallèles avec parfois des systèmes et des normes différentes, hétérogènes, ce qui fait planer le risque d’une « autarcie numérique » avec des risques pour les économies des nations et de fait des conséquences dans la vie de tous les jours pour les citoyens avec surtout des contenus non accessibles dans certains pays appauvrissant par la même occasion les informations disponibles et les potentialités d’échanges.

Il est à noter que l’un des pays pionniers dans la constitution d’un système parallèle est la Chine qui avait développé son propre réseau avec un protocole baptisé IPv9 dès 2004 puis New IP avec Huawei ; IP (Internet Protocol) étant pour faire simple le moyen de communiquer entre les appareils reliés au réseau Internet (ordinateurs, smartphones, tablettes). L’empire du milieu qui pratique par ailleurs une cybersurveillance forte de ses citoyens a un double jeu. D’une part un intranet (technologie Internet limitée pour un réseau privé pouvant être un pays, une entreprise) pour la seule Chine, pays de 1,4 milliard d’habitants qui a la taille critique, et en même temps profite d’Internet pour les échanges mondiaux. Ainsi avec son réseau interne, les adresses IP peuvent être isolées et écartées selon les décisions des dirigeants ce qui est une menace pour la démocratie.

Pour les pays qui ont une masse d’utilisateurs notable (Russie mais aussi Brésil, Inde par exemple), le fait d’avoir son propre réseau indépendant est un signe de souveraineté fort et affirmé. C’est d’ailleurs le cas pour la Russie qui a le réseau Runet, certes moins abouti que le système parallèle chinois, mais permettant une vie repliée. On observera que la Russie a des atouts dans le numérique même si certains développeurs comme les frères Dourov ayant développé Telegram (et aussi Vkontake, un clone russe de Facebook) sont en marge du pouvoir.

La Russie dans les mesures de rétorsion va vraisemblablement essayer de disposer de son propre réseau Runet qui sera réarmé d’un point de vue sécuritaire pour pouvoir mieux distiller l’information souhaitée par Poutine et ses proches aux citoyens et ôter ainsi toute information jugée subversive.

Avec cette guerre, des pays pourraient embrayer le pas à la Russie pour en profiter pour réaliser des opérations numériques spéciales pour bâtir des sortes d’intranets (technologie Internet ou équivalente pour un périmètre privé au niveau du pays) et utiliser le réseau Internet mondial qui serait filtré au niveau des acteurs, des contenus. La géopolitique se poursuit au niveau numérique ! 

À quel point un Internet morcelé, “balkanisé” changerait-il Internet tel qu’on le connaît, au moins philosophiquement ?

Il existe plusieurs niveaux de balkanisation. Tout d’abord, la fin du principe de neutralité du net (équité de traitement entre les paquets de données véhiculés sur le réseau indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du contenu, sans accorder des priorités) qui est un pilier fondamental d’Internet et qui est actuellement remis en question. On voit aussi actuellement d’autres initiatives comme celle du moteur de recherche alternatif DuckDuckGo qui préserve la vie privée des utilisateurs. Celui-ci a décidé de suspendre son partenariat avec le moteur de recherche russe Yandex pour les résultats des recherches. On a aussi le blocage de sites, par exemple Facebook et Twitter pour les Russes. Mais aussi du côté du gouvernement ukrainien lequel a demandé à des entreprises technologiques (par exemple Cloudflare) d’interdire des services russes. L’Ukraine souhaiterait que la Russie soit débranchée d’Internet (le .ru et les certificats de sécurité (SSL) associés). Ce fut le cas dans le passé avec le .iq de l’Irak. Or, ce n’est pas l’avis de l’ICANN, l’organisme de droit californien qui gère les noms de domaine (les ccTLD comme le .fr, .eu, .cn), qui souhaite conserver une neutralité. La vision de l’ICANN n’est pas celle de l’OTAN qui relève encore d’un autre alignement que celui de l’Union européenne même s’il existe des convergences. La diplomatie même numérique a ses nuances.

Un Internet balkanisé serait aussi la porte ouverte à une politique propre à chaque État indépendamment d’une logique globale, à savoir le contrôle du contenu, sa propre sécurité du réseau, sa souveraineté. Il constituerait un prolongement à la censure faite par les médias d’un côté comme de l’autre (chez nous des chaînes d’information de RT, de Sputnik). Or il est plus intéressant de pouvoir avoir accès à l’ensemble des informations accompagnées d’avertissement du type « cette information provient d’un média controversé… » comme il est de coutume sur Twitter plutôt que de déplateformiser des comptes abusivement. Ceci permet en effet à ce que chaque citoyen soit éclairé dans son regard face à l’information et que celui-ci effectue sa diète informationnelle et se forge in fine en connaissance de cause sa propre opinion.


Qu’est-ce qu’un splinternet russe signifierait concrètement pour les utilisateurs russes ? Et pour les autres ?  

On pourrait imaginer qu’un splinternet russe s’appuie sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) locaux et que les sites gouvernementaux soient tous hébergés localement avec une infrastructure Internet pour y accéder soit sous contrôle russe.

Il est à noter que le réseau Runet a été testé dès 2019 et qu’il est adapté à Internet plutôt que de constituer un réseau parallèle comme celui de la Chine. Il s’agit plus d’un Intranet géant. Une demande a été faite en ce sens par les autorités aux FAI russes avec un renforcement de la sécurité, une connexion aux serveurs de noms de domaine russes. Il ne faut pas oublier que la cyberguerre vient en appui à la guerre conventionnelle et que le contrôle de l’information est clef. On l’avait déjà vu lors de la guerre d’Irak et de l’opération Tempête du désert en janvier et février 1991 qui avait consisté au brouillage des télécommunications empêchant l’envoi des ordres de Saddam Hussein à ses généraux. Dans cette cyberguerre, les ressources stratégiques sont les satellites mais aussi les câbles sous-marins qui assurent 99 % des liaisons transcontinentales sur Internet et qui sont aussi un maillon faible dans le transport de l’information en cas d’attaque.

Notons que la cyberguerre n’est pas nouvelle. Ce fut déjà le cas lors des attaques de sites web opposant la Fédération de Russie et la Géorgie en août 2008.

Pour les utilisateurs russes, le contenu serait ainsi approuvé par le Kremlin et pour les autres, ce serait être coupé de cet univers. Je songe par exemple aux citoyens russes qui vivent en dehors de leur pays et qui ont besoin d’échanger avec leur famille. Des paquets transitant sur le réseau peuvent être effectivement filtrés.

Concrètement, il existe trois possibilités : soit être coupé du réseau Internet, soit développer un réseau parallèle à Internet et local à côté d’Internet en ayant un double jeu comme la Chine, soit encore avoir un réseau intranet sécurisé au niveau du pays.

Le slogan de l’ICANN est “One world, one Internet”, ce temps est-il révolu ? 

Les sanctions ne font pas l’objet de la politique de l’ICANN qui reste neutre – ou du moins tant que les intérêts américains de premier ordre ne sont pas menacés. Ouvrir la boîte de Pandore avec des pays qui œuvreraient sur plusieurs Internet parallèles serait jouer avec le feu avec des conséquences graves et durables même si la gouvernance d’Internet ne se résume pas uniquement aux noms de domaine et à l’ICANN. On le voit avec la puissance des oligopoles numériques comme les GAFAM et leurs équivalents chinois, les BATHX. Pour les noms de domaine, il existe une solution alternative, les racines ouvertes avec par exemple le projet Open-root sous l’impulsion de Louis Pouzin avec Chantal Lebrument. 

Notons que depuis la création d’Arpanet en 1969, l’ancêtre d’Internet, le réseau des réseaux a été longtemps essentiellement américain en nombre d’utilisateurs avant de vivre l’émergence de l’Europe au milieu des années 1990 puis de la Chine. Sur les 13 des serveurs racines pour les noms de domaine des sites, 10 sont localisés aux États-Unis, ce qui occasionne une dépendance même s’il existe des serveurs miroir. La question de la souveraineté numérique émerge depuis plusieurs années (en France avec le collectif PlayFrance.digital ou l’IT50+ car nous sommes convaincus que le numérique conditionne l’économie et la société de demain) et depuis 2013 le Sénat avait alerté sur le fait que la France et l’Europe soit une colonie numérique des États-Unis. Il s’agit de pouvoir exister par soi-même sans être dépendant économiquement et politiquement d’autres nations, ce qui ne signifie pas être en autarcie. La coopération est clef sans pour autant être vulnérable. Par exemple, si une extension d’un pays (ccTLD) est débranchée, un pays peut être isolé du reste du monde.

Par ailleurs, nous avons aussi une kyrielle d’organisations qui œuvrent pour la gouvernance d’Internet, chacune dans un registre différent et complémentaire. Ce sont par exemple l’IETF, l’ISOC. Et au-dessus d’Internet nous avons le Web avec le W3C et en devenir une alternative à découvrir, les frogans. Ils constituent une alternative française au Web mais d’emblée intuitive, ergonomique et responsive mais aussi plus économe en énergie. Ceci est très intéressant avec le renchérissement de l’énergie à venir avec la guerre entre l’Ukraine et la Russie, la pénurie des ressources.

D’un point de vue politique, il est à craindre que l’escalade aux sanctions économiques à l’égard de la Russie affecte plus les citoyens dans leur vie de tous les jours que les dirigeants et les oligarques eux-mêmes. Rappelons-nous la phrase de Paul Valéry « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien mais.... ne se massacrent pas ». En outre le risque géopolitique est que sachant que la Chine qui construit progressivement une indépendance numérique vis-à-vis des États-Unis qu’elle défie à présent (Alibaba, TikTok, etc.) serait un rapprochement russo-chinois en marche. Dans cette configuration, toute chose égale par ailleurs, nous ne serions en Europe qu’une remorque des États-Unis face à l’immensité de la Russie et de la Chine ayant des intérêts convergents dans un pacte de non-agression numérique mais aussi énergétique et politique. Comme dirait Rafiki dans le dessin animé philosophique Le roi lion « Regarde au-delà de ce que tu vois », ce qui nous fait bien souvent défaut, car rivés le nez dans le guidon avec le seul spectre du court terme alors que nous sommes myopes face au choc des puissances qui se dessine déjà depuis la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001 dans des registres différents.

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