La France face à la crise des consentements : un tournant historique ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La statue de la Place de la République à Paris.
La statue de la Place de la République à Paris.
©GERARD JULIEN / AFP

Bonnes feuilles

Jad Zahab publie « Retrouver la République, Face à la crise des consentements » aux éditions du Cherche Midi. En isolant les individus, en exacerbant les difficultés économiques, sociales et sociétales, la crise sanitaire a accentué la fragilité d'une démocratie depuis longtemps endommagée. Lorsque les citoyens contestent l'essence de la démocratie, c'est l'idée même du vivre-ensemble qui est compromise. Comment redonner sens à une République désenchantée ? Extrait 1/2.

Jad Zahab

Jad Zahab, essayiste, est diplômé de l'école des affaires publiques de Sciences Po Paris. Militant associatif engagé en faveur de la participation des jeunes à la vie politique, il est sensible aux sujets liés à l'immigration, aux valeurs de la République, à la refondation du pacte social et à la lutte contre les inégalités, marqueurs de son engagement. Il intervient régulièrement dans les médias pour analyser l'actualité politique et sociale. Il est entre autres l’auteur de "Retrouver la république" (Cherche Midi Éditeur). 

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La France est à un tournant de son histoire. J’aurais presque souri à ces mots s’ils ne traduisaient pas une profonde inquiétude quant à l’avenir de notre société. Une fois encore, le discours de nos politiques a tellement galvaudé ce genre d’expressions que chacun a perdu le sens de la mesure et, surtout, de la gravité des choses lorsqu’elle est réelle. Telle la chèvre de Monsieur Seguin appelant à l’aide régulièrement, nos femmes et hommes politiques ont trop souvent eu tendance à invoquer ces dernières années le caractère « historique », « dramatique », « inédit » de ce que nous vivions. À tel point qu’ils ont fait plonger le récit politique dans une urgence permanente, qui au mieux ne signifie plus rien, au pire dont on s’est accommodé. Enfin, ils ont « normalisé » la parole politique, lui faisant ainsi perdre le peu de valeur qu’il lui restait dans l’opinion publique. Obnubilés par la perspective d’une nouvelle élection à gagner, nos dirigeants, toutes opinions confondues, ont abaissé le poids des mots à celui des maux qu’ils prétendaient combattre ; faisant de la scène démocratique une arène où chacun use de la rhétorique la plus dure, la plus choquante, la plus perturbante, pour marquer les esprits. Le stigmate de tout cela est la crise inédite de confiance démocratique que traverse la France, et qui s’est considérablement renforcée ces dernières années. Comment faire confiance à ceux qui, hier, ont promis et ont failli ? C’est l’une des questions les plus suscitées par l’actualité politique du pays depuis près de vingt ans, à laquelle personne n’a réussi à répondre.

La France est à un tournant de son histoire, non comme nation dont l’existence est continuelle et sans limite de temps, mais comme société, dont forcément l’incarnation dépend des femmes et des hommes qui la composent. En ce sens, je ne suis pas de ceux qui pensent que l’entité « France » serait particulièrement menacée d’extinction ou de soumission à une quelconque vague ou idéologie qui mettrait à mal son existence en tant qu’incarnation d’une souveraineté par un peuple, un État et un territoire. En revanche, ce que nous avons coutume d’appeler « société » me semble en péril de mort imminente. De nombreuses raisons expliquent certainement ce délitement, je crois particulièrement que c’est l’adhésion des Français qui s’est érodée : d’une part au pacte social qui leur est proposé, et d’autre part à l’idée même de continuer à vivre ensemble. Si les États-Unis et le Royaume[Uni consacrent dans leur fonctionnement l’existence de communautés qui vivent « les unes à côté des autres », la France, elle, a fait un choix qu’il me semble impérieux de protéger et de « réenchanter » parce qu’il traduit un attachement à l’unité de la communauté citoyenne, l’indivisibilité de la République.

Sans évidemment comparer ce qui ne peut l’être, pour ne pas faire perdre aux mots la force et le sens de ce qu’ils incarnent, je n’irai pas jusqu’à dire que la France risque une guerre civile, fort heureusement. L’État y est encore en capacité, sur le territoire comme dans les mentalités, de créer les barrières morales qui empêchent un conflit. Pour autant, le pays n’en a jamais été aussi proche.

La France vit une crise multidimensionnelle des consentements dont l’origine n’est pas récente, mais dont le contexte social a révélé les saillances et les facettes multiples. Le mouvement des Gilets jaunes à l’automne 2018 est né de la contestation d’une taxe sur les carburants destinée à financer la transition écologique et solidaire. Si, bien sûr, c’est la politique du gouvernement, à l’époque, qui était contestée, l’acte même de mobilisation inédite d’une frange jusqu’ici silencieuse de la société civile traduisait un questionnement beaucoup plus profond sur le sens même de l’impôt, sa signification et son utilité. Ce consentement à la fiscalité de manière générale, selon tous les historiens et spécialistes des sciences politiques, est l’un des déterminants majeurs de la construction d’un État moderne et de la cohésion de sa société. Il traduit la volonté consciente des individus de participer à l’avènement d’une autorité souveraine, dont ils sont tous collectivement les dépositaires, qui les protège et agit en leur nom. De ce fait, le non-consentement fiscal ou non-consentement à l’impôt à l’origine du mouvement des Gilets jaunes est particulièrement symptomatique et doit nous interroger au-delà de l’écume des choses. Certes, c’est bien un impôt et non l’impôt en général qui a été questionné cet automne-là mais, in fine, ce sont toutes les politiques publiques de l’État, que financent les prélèvements obligatoires, qui ont été remises en question par les citoyens.

De ce non-consentement à l’impôt découle le non-consentement à l’autorité de l’État, qui s’incarne entre autres par la remise en question du monopole de la violence légitime. Les actes « antipoliciers » en sont d’une certaine manière la démonstration la plus saillante. La dégradation du lien entre la société et les forces de l’ordre est une réalité que personne dans le pays ne peut nier. Si la majorité est attachée, et c’est heureux, à nos policiers et gendarmes, la mise en doute continuelle et renforcée de la légitimité des agissements de ces forces, au sein desquelles les dérives existent, traduit l’érosion de l’adhésion à l’autorité de l’État. Refuser de le voir en traitant cette problématique uniquement via un prisme sécuritaire et une rhétorique guerrière est une faute politique dommageable, qui traduit l’incapacité de l’État à être humble, modeste et réaliste face à ses propres limites et faiblesses, qu’il convient de questionner et, le cas échéant, de modifier.

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Si la crise des Gilets jaunes était le premier acte saillant symptomatique de la crise des consentements que vit notre pays, la polémique générale qui s’est emparée de la société française à l’occasion de la pandémie mondiale de Covid-19 en est le second. Il est vrai que la communication gouvernementale a été dramatiquement incertaine, comme d’ailleurs a pu l’être l’état des connaissances sur le virus au début de l’épidémie. Les dégâts causés par les errements d’une doctrine dont les tenants et les aboutissants changent à chaque minute ou presque, sont tels que c’est toute la parole politique qui est aujourd’hui contestée. Elle l’était certes déjà en raison d’une crise profonde de confiance démocratique, mais la défiance est aujourd’hui renforcée, nourrie et alimentée par la propagation sur les réseaux sociaux du « complotisme » et des théories les plus fantasques qui soient. De cette contestation de la parole politique, qui n’est pas nouvelle, naît une remise en cause de la valeur de la parole de l’État, et de sa capacité même à dire la vérité. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’épidémie a démontré que, malgré la transparence, plus rien ne fait office de garanties aux citoyens qui doutent. J’ai la certitude que nos politiques ont fait du mieux qu’ils pouvaient face à une situation que personne n’aurait pu anticiper quelques mois avant la survenue de la pandémie, mais pour autant, la classe dirigeante n’est pas exempte de critiques. En l’occurrence, je suis de ceux qui appliquent le principe économique suivant à la parole publique : « la rareté crée la valeur ». La multiplication des prises de parole est encourageante en ce qu’elle vise à informer continuellement les citoyens, et c’est tant mieux, mais je crains que nous ne soyons tombés dans l’autre extrême, au point que trop de nos dirigeants parlent pour ne rien dire, et que la parole politique n’ait donc plus de sens et soit devenue inaudible. Assurément, « trop de parole tue la parole », et renforce ainsi le non-consentement, la contestation, aux acteurs politiques. Cet élément explique, de mon point de vue, en quoi la crise sanitaire que nous traversons depuis plus d’un an a été, en quelque sorte, un accélérateur de la crise des consentements. Elle ne l’a pas créée, elle l’a seulement rendue plus saillante, de la même manière qu’elle a démultiplié toutes nos réactions et nos sentiments du fait du caractère extraordinaire de l’immersion de la Covid-19 dans nos vies. L’abondance de la parole politique déjà évoquée, d’une part, mais surtout l’incapacité à rendre les décisions audibles et compréhensibles par le grand public, ont démultiplié la défiance à l’égard de nos élus et ont permis la surmédiatisation de personnalités scientifiques érigées en nouvelles références de savoir et de confiance. Même, cette période a démontré à quel point notre société est en perte de repères quant à la parole publique : depuis que la pandémie s’est invitée dans nos vies, les scientifiques parlent de politique, les politiques d’immunologie, les immunologues de médecine, les journalistes de science, etc. La confusion des expertises est telle que chacun doit « faire son marché » pour s’informer. On ne consent qu’à ce que l’on comprend, par conséquent chacun déduit en quoi l’année qui vient de s’écouler dans notre pays est délétère du point de vue de l’érosion des consentements à la parole politique, au fait démocratique et à l’autorité de l’État. Enfin, la crise sanitaire a renforcé, sur les réseaux sociaux notamment, la confusion entre ce qui relève des faits, et ce qui relève de l’opinion, de l’idéologie, de la croyance. Toutes deux sont légitimes mais n’ont évidemment pas la même « valeur » lorsqu’il est question d’une décision politique : si chacun peut critiquer ce qui relève de l’idéologie, notre adhésion aux faits, indépendamment de nos idées, est ce qui nous lie, encore, comme société où le dialogue est possible, pour le moment tout du moins… Enfin, il y a, il me semble, dans la société, un repli identitaire et narcissique inégalé, chacun se pensant le détenteur d’une vérité absolue qui, par la force des choses, implique un refus ferme du débat contradictoire apaisé. Si naturellement j’évoque par ces mots une tendance qui, fort heureusement, n’englobe pas toutes les Françaises et tous les Français, ce qui est rassurant à de nombreux égards, je perçois malgré tout qu’un nombre toujours plus important d’individus refuse les sacrifices personnels au service du collectif. S’il faut se féliciter qu’une très grande partie du pays ait respecté et respecte avec esprit civique, animée même d’une forme de « citoyenneté sanitaire », les nouvelles contraintes nécessaires à l’endiguement du virus, il nous faut aussi entendre les autres. Ce repli égoïste dessine les traits d’une société où des individus ne vivent plus ensemble, mais les uns à côté des autres. En ce sens, jamais la société française n’a été, dans la continuité du mouvement des Gilets jaunes, au bord de l’implosion comme aujourd’hui. Nos politiques auront beau colmater les brèches en déversant des milliards d’euros ou en investissant le champ des politiques conjoncturelles de l’emploi, des affaires sociales, de l’éducation ou de tous les autres domaines, si le consentement lui-même n’est pas rétabli, alors toutes les initiatives seront vaines.

Le pacte du « vivre-ensemble », que Rousseau a dans son célèbre essai qualifié de « contrat social », est au cœur de la construction du modèle que nous voulons demain pour notre société. Pour cette raison, j’ai l’intime conviction qu’il est impérieux de convoquer ce que j’ai choisi d’appeler des « états généraux de la citoyenneté ». Parce que ceux de 1789 avaient permis que soient fondées les bases non seulement de la République française mais de la nouvelle société postrévolutionnaire, le choix des termes « états généraux » traduit l’entreprise globale d’introspection que la société me semble devoir accomplir si elle veut demain être encore un horizon de vie pour les personnes qui vivent sur le sol national. La citoyenneté est quant à elle l’un des combats, si ce n’est le combat, de ma vie. Elle est un concept qui, à mes yeux, est l’un des plus généreux et des plus inclusifs que la science politique d’une part, et que l’expérience de vie collective d’autre part, aient mis au service des sociétés modernes. Alors que la notion de nationalité peut être perçue comme clivante puisque, de facto, il y a celle dont on hérite à la naissance et celle que l’on acquiert lors d’une naturalisation, la citoyenneté est, quant à elle, caractérisée par une atemporalité et un universalisme qui en font un formidable outil d’unification des différentes composantes d’une société. Je constate que, depuis plus de quinze ans, en France, s’est développée une citoyenneté dite « passive », qui traduit certes une appartenance à la communauté nationale mais avec moins de vigueur et de résolution que cela n’aurait pu être le cas au début de la Ve  République par exemple, en témoigne le différentiel conséquent de taux de participation électorale, tous scrutins confondus. À de nombreux égards, ces chiffres toujours plus élevés incarnent et traduisent, beaucoup plus qu’un désamour à l’endroit de notre classe politique, un non-consentement aux règles démocratiques telles qu’elles sont actuellement. Pour preuve, si l’on note l’apparition de nouvelles formes d’engagement et mobilisations qui semblent traduire un regain d’attrait pour l’exercice des droits liés à notre citoyenneté, elles rompent avec le modèle institutionnalisé que nous connaissons. De fait, il est absolument nécessaire que le débat public s’empare de cette problématique pour en faire une priorité politique.

Le climat sociétal des dernières années me conduit à penser que le traitement de cette problématique est d’une urgence absolue : la crise des consentements que vit le pays pourrait aboutir, si elle n’est pas traitée, à une américanisation de notre société où les communautés prédominent sur la société. Pire, elle pourrait être le point de départ d’une forme de sécession d’une partie d’entre nous, et serait, à l’évidence, un point de non-retour pour notre démocratie.

Extrait du livre de Jad Zahab, « Retrouver la République, Face à la crise des consentements », publié aux éditions du Cherche Midi

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